Chère
amie,
Il ne faut pas prendre au sérieux ce que se disent des amants dans l'ivresse de leurs débats, — juste au début de leurs ébats. Un poème n'est qu'un poème, surtout lorsqu'il est écrit dans cet état second de l'extase post-orgastique — dans la jouissance du Temps.
Vous
me faites connaître la part qui revient à chacun des différents
acteurs de l'industrie littéraire — dans le prix d'un livre. Je
n'avais nullement l'intention de présenter une analyse critique —
radicale ou corporatiste — d'un métier qui n'est pas le mien. Je
me suis fait la promesse, à vingt ans, sur la foi d'un mot de
Rimbaud ( « La main à la plume etc. »), et selon une «
directive » de la rue de Seine, de n'en avoir jamais aucun.
Je
m'y suis tenu.
On
peut dire, si l'on veut, que je suis un homme de lettres mais je
n’appartiens pas à la corporation des « gendelettres ».
Les libraires, me dites-vous, sont ceux qui perçoivent le
pourcentage le plus important du prix d'un livre, l'éditeur et
l'auteur arrivant, à parts égales, en derniers, — après les
imprimeurs et les distributeurs.
Sans
doute. Nous n'avions dans nos fous rires pré-orgastiques, aucune
idée de quoi que ce soit. Et même si nous ne buvons pas, si nous ne
prenons aucune drogue — dure ou douce —, la joie des amants qui
sont emportés petit à petit dans le tourbillon de l'amour charnel
leur donne une sorte — très pure — d'ivresse, (je peux les
comparer car j'ai connu dans ma vie aventureuse toutes les autres),
qui n'en reste pas moins un état peu propice aux comptes
d'apothicaire.
Et
dans ce moment historique, catastrophique pour tout ce secteur
culturel, qui voudrait en plus venir tirer sur l'ambulance ? J'ai
peut-être été
sévère avec le métier d'éditeur mais il est vrai que le métier
d'auteur m'a toujours paru —
comparativement —
un métier de disetteux —
à quelques rares exceptions près.
J'étais mal renseigné, voilà tout.
Non.
Ce qui nous amusait, sans doute, c'était de penser qu'une vie se
réduisait à si peu.
Pour
écrire ce petit livre, il m'avait fallu, disons depuis ma première
année de fac… : vivre trente ans d'aventures ; rompre avec ma
famille ; rejeter le confort matériel qu'elle m'offrait pour étudier
la philosophie, à la Sorbonne, au Quartier latin — qui n'était
pas le pire endroit du monde, à cette époque-là, où les boutiques
de fringues n'y avaient pas encore remplacé les libraires, —
justement ; quitter Paris ; vivre dans un endroit sauvage et
retiré, dans les Vosges — dont le climat est rude pour celui que
rien n'y a préparé et qui est né sur les rivages riants de la
Méditerranée — ; y plonger pendant six ans dans les tourments des
revécus émotionnels autonomes de l'analyse primalo-reichienne
sauvage que nous y menions, puis, poussé par la nécessité, m'y
improviser bûcheron, indépendant, pendant près d'un an ;
retrouver, balafré, Paris et la foule ; y vivre quelques mois dans une soupente à
la Cioran, après avoir vendu une double-ferme de plusieurs centaines
de mètres carrés posée au milieu d'une prairie de plusieurs
hectares, perdue au milieu des forêts profondes quelque part dans la
région du Col du Bonhomme, c'est à dire au milieu de nulle part ;
partir aux Indes, sur les traces de Pyrrhon, seul, sans y connaître
rien ni personne ; y passer quelques années ; y fumer avec les
gymnosophistes ; manquer d'y mourir empoisonné par des junkies qui
vendaient de la strychnine pour du LSD ; m'en remettre ; manquer de
m'y faire lyncher par une foule en furie parce que j'avais assommé
un Goannais qui avait tenté de me frapper ; rentrer en Europe pour
frayer avec la bohème artistique parisienne plus ou moins radicale
et tenter, mordicus, de la radicaliser — au moins
poétiquement — davantage, pour, finalement, décider de rompre
avec ce peu de monde que je fréquentais pour m'exiler, une dernière
fois — à
trente-huit ans, comme Montaigne —, pour retrouver les terres familiales — entre-temps devenues
miennes — et y trouver enfin l'amour.
Le
chemin qui m'a mené à l’amour contemplatif — galant fut parfois
rude et incertain. Le Manifeste donne — de façon
extrêmement ramassée — les résultats de trente ans de recherches
aventureuses sur l'amour et le merveilleux durant lesquelles —
entre l'analyse sauvage et le reste — j'ai risqué mille fois de
perdre la vie ou la raison : il est la Carte au trésor que
j’en ai ramenée, et j'en retire, au moment où je décide qu'il
faut rendre publique cette Carte, finalement deux mille
euros d’à-valoir, et 10% sur chaque livre vendu moins de dix
euros…
Je
crois que c'est cela qui nous faisait rire comme des petits fous,
alors que nous évoquions tout cela, Héloïse et moi. Cette
disproportion entre cette épopée, la grandeur de ses résultats —
que nous étions en train de goûter —, et le reste…
Cela n'a rien à voir avec Antoine Gallimard qui, en amateur éclairé, s'est offert une œuvre d'art vécu et qui — alors que j'étais, et que je suis toujours, pour lui et tout le milieu littéraire, ou même radical, un parfait Ovni — m'a offert par la même occasion la parfaite mise en forme de cette œuvre, grâce à l'excellence de ses collaborateurs. Ainsi qu'une forme de reconnaissance pour cette odyssée sans pareille.… Tout en permettant la parution, sur la scène du monde, d'idées qui, selon moi — mais vous me connaissez —, coupent l'Histoire en deux…
Lebovici
avait bien acheté, lui, le Studio Cujas pour y faire projeter
les films de Guy Debord, exclusivement. Dans sa correspondance
publiée, il dit aussi qu'il pouvait bien payer « 60 briques une
place de cinéma ». Finalement…
Et
puis, personne ne peut être tenu pour responsable du fait que la
sortie du Manifeste a coïncidé avec le déploiement
d'Internet grâce à l'arrivée de l'ADSL, qui a rendu accessibles
des formes de « l'amour » qui ont parues plus excitantes à
l'auto-érotisme prégénital — pratiqué,
seul, en couple ou en groupe — que
l'amour contemplatif — galant.
Le
Manifeste sensualiste a trouvé immédiatement un éditeur mais il n'a pas
trouvé de lectorat : j'aurais dû écrire à la place un Manifeste
pornographique ou, plus tard, plutôt que le Journal d'un
Libertin-Idyllique celui d'un pédophile mondain. Mais on ne
choisit pas ce que l'on peut écrire ni ce que sont, et ce qu'aimeront,
les lecteurs du temps.
À
propos d'Internet, c'est d'ailleurs lui qui a commencé, alors, vers
2002, de ruiner les libraires — et
peut-être aussi un peu les éditeurs.
La
désublimation répressive véhiculée soudain à cette
époque, massivement et jusque dans les recoins les plus reculés de
la Société de l'Injouissance, non plus seulement par
les livres ou des cassettes VHS mais par ce moyen de diffusion
massive et « participative », n'est bonne ni pour la culture, ni pour l'amour ni pour la
contemplation. Elle ressortit juste à la société marchande,
capitaliste, et au maintien de l'ordre —
par une certaine forme de chaos — dans
lequel les individus n'ont aucune chance de connaître jamais ni le
calme de la réflexion, ni la volupté de la rencontre et de l'amour,
et encore moins le luxe absolu de la contemplation de l'Absolu. Dans
un monde qui n'est fait ni pour ça, — ni pour eux.
Cela dit, pour en revenir aux Contrats et pour illustrer à quel point nous avons été traités avec les plus grands égards par notre éditeur — avec lequel j’ai été injuste dans ce poème du Concert d'amour —, je dois préciser que nous avions, dès sa rédaction, réalisé, Héloïse et moi, notre premier Tableau galant à partir du texte du Manifeste, et que j'avais pris soin de demander que fût précisé dans le contrat d'édition que nous conservions les droits sur les vingt exemplaires de ce Tableau galant (films VHS d’abord, numériques ensuite) que je savais relever du marché de l’œuvre d'art plutôt que de celui du livre.
J'avais
demandé à Philippe Sollers que fût rajouté un addenda au
contrat habituel pour préciser ce point, et c'est ce qui fut fait,
toujours avec la même parfaite courtoisie. J'ai retrouvé la lettre
que la délicate Madame Maillard nous avait adressée. J'ai
simplement masqué sa signature et l'adresse.
Pour
le reste, tout est conforme dans le poème : Philippe Sollers était
charmant et plein d'allant. Très professionnel. Nous avons parcouru
le manuscrit sur cette table du bar L'Espérance. Il faisait très beau. Nous hésitions
entre Prolégomènes à un troisième millénaire sensualiste ou
non — qui était le titre du
manuscrit envoyé — et Manifeste
sensualiste : il
penchait pour ce dernier, et c'est finalement celui-là que nous
avons choisi, comme vous le savez.
Parcourant le texte, il a
également choisi l'extrait de la quatrième de couverture « loin du
monde etc.». J'avais amené la présentation de l'auteur qui suit et
qui, bien sûr, ne pouvait être que de moi. Elle se terminait ainsi
: « un or très rare et peu recherché : l'or du Temps ». Je me souviens
que cela l'avait impressionné.
« Vous savez qu’il s’agit
de l’épitaphe de Breton ». Je le savais, et c'était pour
saluer André Breton — qui avait été
pour moi un guide dans l'enfer du monde —
que je l'avais reprise. Qu'il y eût des surréalistes plus ou moins
historiques que cela pût déranger, je n'y pensais même pas. Tout
de même, certainement pour adoucir ce qui dans un livre publié dans
une collection qu'il dirigeait aurait pu paraître comme une
provocation supplémentaire aux yeux de ces surréalistes-là, il me
proposa : "celui du Temps". Qui fut
adopté.
Je
voulais que la lettre qu'il avait reçue —
par laquelle je nous présentais ainsi que le Manifeste
— servît d'introduction : c'est ce qui
fut décidé.
Il
me conseilla de retirer une dédicace à Héloïse, puisque si
j'avais bien écrit le texte, c'est ensemble; Héloïse et moi,
que nous en avions composé la mise en forme typographique si
particulière et qui — sans
être spécialement révolutionnaire après Le
Songe de Poliphile,
de Colonna —
fait le charme du livre. Je reconnus bien volontiers que c'était
effectivement une erreur que cette dédicace-là.
Quant
à la remarque à propos du texte, dans le poème, rapportant qu'ils
s'étaient dit, avec Antoine Gallimard, que la Maison en recevait un
comme cela tous les cinquante ans, elle m'avait parue minimiser
beaucoup l'affaire, tant vous savez que je pense que ce texte marque
un tournant radical dans le dépassement tant du patriarcat que de
l'économisme et de la guerre des sexes, et que l'on ne reçoit pas
un texte qui marque la fin de dix mille ans de patriarcat, tous les
cinquante ans…
On
le reçoit une fois, et c’est tout. Mais
le titre envoyé disait aussi
« un millénaire sensualiste ou non »…
Pour
ce qui est des « stupéfiants pro-situs talmudistes
heideggeriens », il s'agit d'un petit groupe de littérateurs,
publiant une revue, et également dans la sienne et dans sa collection, qui ont évolué
assez différemment les uns et les autres, depuis, dont j'ignorais
tout alors et dont je ne sais pas beaucoup plus aujourd'hui. La
littérature ni les réflexions philosophiques des auteurs
contemporains de télévision ne m'ont jamais beaucoup intéressé.
Lorsque
je décidai, un soir de décembre 2001, de faire publier le Manifeste
sensualiste, j'avais trois livres ouverts sur mon bureau, dont un
de Philippe Sollers, — sur Mozart, je
crois. Je savais qu'il avait fait pour la télévision justement, peu de temps
avant, un film sur Guy Debord. Pour le reste, tout ce que je savais
de lui était ce qu'en savaient, à l'époque, ceux qui avaient été
debordistes dans les années soixante-dix et quatre-vingts,
c'est-à-dire beaucoup de mal.
Ni
ses amis ni ses idées ni sa collection ni sa revue ne m'étaient
connus et ne m'intéressaient : je voulais que le Manifeste
(Les prolégomènes à un troisième
millénaire sensualiste ou non) fût
publié ; je pensais que son goût pour Guy Debord —
dont il retrouverait un certain nombre d'inspirations dans le texte
que nous lui envoyions — pourrait le décider favorablement :
je ne sais si ce fut le cas mais il le publia.
Il a gardé sa vie,
son œuvre, ses amis et les auteurs qu'il a publiés avant et après
le Manifeste
— dont certains
m'ont vraiment
intéressé, et
certains autres
franchement déplu, mais
avec lesquels je n'ai jamais eu aucun contact.
J'ai
découvert l'homme lorsque nous nous sommes rencontrés ainsi que je l'ai dit dans le poème, et j'ai été agréablement surpris : comme je vous l'ai déjà dit, il
était aimable, plein d'allant, sérieux et très professionnel. Très
loin de la caricature qu'en donnaient les pro-situs ou les shows télévisés.
J'ai lu les livres qu'il a publiés depuis cette époque, que j'ai
beaucoup aimés pour leur style et l'expérience authentique de la
poésie vécue que l'on y retrouve —
même si je ne partage, par ailleurs, ni ses idées ni celles de ses
amis.
Lorsque je lui écrivais, je lui donnais du « Cher Docteur »,
selon cette habitude que nous avions avec Dominique S. lorsque nous
nous écrivions, et qu'elle avait elle-même apprise de Guy et Alice
Debord, dont elle avait été l'amante, qui
fait allusion à « Docteur en rien », qui
est tiré d'un extrait de film détourné qui compose le film La
société du spectacle. C'était sans
doute pousser la complicité un peu loin. (Pousser
la complicité trop loin est souvent un
travers des solitaires).
Car
il ne s'est bien sûr pas « converti » aux thèses
sensualistes : c'est au fond un lacanien, qui tient la satisfaction
des pulsions prégénitales pour le fin du fin quand je suis
sur ce point plutôt reichien et une sorte de héraut de la génitalité, que
je tiens pour la voie royale qui mène à la jouissance du Temps, par
l'extase harmonique, c'est-à-dire par l'absolue fusion dans l'extase
de l'amour — qui est, tout aussi bien, l'extase de la fusion dans
l'Amour et l'Absolu.
Si
l’on peut dire.
Qu'Antoine Gallimard et lui aient malgré tout décidé de publier le
Manifeste, et qu'il m'ait dit qu'ils le tenaient tous deux en si haute
estime, prouve qu'un éditeur n'a pas à partager les idées d'un
auteur qu'il publie — et qu'un auteur n'a à répondre que de lui.
Ce
que l’on savait déjà.
Prenez
soin de vous.
R.C.
Vaudey
Le
14 mai 2020
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