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François
Boucher Couple d'amoureux |
L'arrivée
de Lin-tsi me réjouissait.
Je l'avais rencontré à La
Joie de lire — la
librairie de Maspero —, rue Saint-Séverin, au Quartier latin, où
il volait son
livre, — à l'époque où Paul Demiéville avait fait paraître la
première traduction mondiale de ses Entretiens,
en février mille neuf cent soixante-douze : j'avais dix-sept ans et
demi. Et depuis nous n'avions cessé de nous fréquenter. J'étais
donc heureux de le revoir mais dans le même temps je connaissais mon
gaillard et je craignais qu'il ne s'en prît à mes amis avec ses
manières habituelles : impertinences, provocations verbales,
insultes, — coups même.
Ces
vieux bandits du Tch'an
avaient
des façons bien à eux de faucher l'herbe philosophique sous le pied
de ceux qui — tout chargés de leur science, de leurs réflexions
et de leurs certitudes – ou de leurs incertitudes — avaient le
malheur de croiser leur route.
Mais
c'étaient les meilleurs compagnons du monde — pour ceux qui comme
eux se tenaient sans
affaires.
Aucun
pathos, aucun lamento,
aucune
pratique sadomasochiste devant conjurer l'impermanence qu'ils
semblaient accepter comme on accepte le passage des saisons. Les
êtres apparaissaient, croissaient, mûrissaient — ou étaient
fauchés au hasard —, resplendissaient plus ou moins, et, dans le
meilleur des cas, se fanaient et disparaissaient en leur temps.
La
plupart, selon ces vieux bandits, étaient absents à eux-mêmes, aux
autres et au monde. L'illusion et la cruauté le gouvernaient donc.
Seul l'homme
vrai sans situation
avait
lieu
— pour le dire comme Verlaine.
C'était
un bouddhisme fortement
influencé par le taoïsme et
très différent de celui de Bouddha — très
marqué
à l'inverse par le pessimisme — qui avait si fortement inspiré
Schopenhauer : c'était un bouddhisme de l'émerveillement et de
l'illumination, tout à fait dans l'esprit du poème Sensation
de Rimbaud. Mais Lin-tsi et la bande à laquelle il appartenait
(Matsu, Houang-po) étaient-ils vraiment bouddhistes ? alors que
pour sa part il avait dit :
«
Tout
ce que vous rencontrez, au-dehors et (même) au-dedans de vous-mêmes,
tuez-le. Si vous rencontrez un Bouddha, tuez le Bouddha ! Si vous
rencontrez un patriarche, tuez le patriarche ! Si vous rencontrez un
Arhat, tuez l'Arhat ! Si vous rencontrez vos père et mère, tuez vos
père et mère ! Si vous rencontrez vos proches, tuez vos proches !
C'est là le moyen de vous délivrer, et d'échapper à l'esclavage
des choses ; c'est là l'évasion, c'est là l'indépendance ! »
Et
aussi :
«
Adeptes, il n'y a pas de travail dans le bouddhisme. Le tout est de
se tenir dans l'ordinaire, et sans affaires : chier et pisser, se
vêtir et manger.
"Quand
vient la fatigue, je dors ; le sot se rit de moi, le sage me connaît."
Un ancien l'a dit : "pour faire un travail extérieur, il n'y a
que les imbéciles."
Soyez
votre propre maître où que vous soyez, et sur-le-champ vous serez
vrais. »
Et
encore :
«
À mon point de vue, pas tant d'histoires ! Il suffit d'être
ordinaire
: mettre
ses vêtements, manger son grain, passer le temps sans affaires. Vous
venez de toutes parts avec l'idée de chercher le bouddha, de
chercher la loi, de chercher la délivrance, la sortie du triple
monde. Sortir du triple monde, imbéciles ! Pour aller où ? Le
bouddha et les patriarches, ce ne sont que des noms dont on prend
plaisir à se laisser lier. Voulez-vous connaître le triple monde ?
Il n'est autre que la terre de votre propre esprit, à vous qui êtes
là maintenant à écouter la loi. Une seule de vos pensées de
concupiscence, voilà le monde du désir ; une seule de vos pensées
de colère, voilà le monde de la matière ; une seule de vos pensées
de déraison, voilà le monde immatériel. Ce sont là meubles de
votre propre maison. Le triple monde ne saurait dire lui-même : "je
suis le triple monde". C'est vous, adeptes, vous qui êtes là
tout vifs à illuminer toute chose, à peser et à mesurer le monde,
c'est vous qui mettez un nom sur le triple monde. »
Et
pour confirmer encore un peu cette iconoclastie radicale, il avait
coutume de dire qu'il se torchait tous les matins avec les textes
sacrés du bouddhisme, — et aussi du reste – maintenant qu'il
connaissait l'Europe et ses fantasmagories religieuses et philosophiques.
À
aucun moment je ne l'avais entendu geindre ni même évoquer le
tragique du monde : d'ailleurs, à ses yeux, le monde était-il
tragique ? Pour qu'il le fût, il eût fallu qu'il l'eût attendu
autre… Or, il n'attendait rien. Il laissait venir. Et faisait sa
diagnose.
Il
« cherchait » seulement à s'immerger dans « la source
profonde », ainsi qu'il le disait, et pensait que toutes les
pratiques que l'on utilise à cet effet — à commencer par la
méditation assise – le fameux zazen des Japonais – qui a donné
son nom à l'école à laquelle on le rattache — ne faisaient que
vous éloigner du but. En fait, pour lui c'était une affaire qui,
lorsque vous vous y attendiez le moins, vous tombait dessus.
Cependant,
depuis quelques temps, il était devenu non pas plus libertin —
puisque si le libertin est celui qui est libéré des dogmes et des
croyances et qui est, par-dessus tout, libre – ayant
été
ainsi, en Europe, le précurseur dix-septièmiste
et dix-huitièmiste
de l'affranchi
sensualiste
auquel le dix-neuvième siècle avait donné entre-temps la méchante
figure du nihiliste – Lin-Tsi était dans ce sens le libertin le
plus radical
—, non,
mais
à notre contact —
car
il venait souvent nous voir dans notre campagne, Héloïse et moi —
il était devenu plus idyllique
:
il avait abandonné ses expéditions — qu'il menait jusqu'alors
régulièrement — contre les chefs de sectes philosophiques ou
religieuses, les marchands de rêve, d'optimisme, de bonheur — et
de pessimisme et de malheur tout aussi bien — dont il dézinguait
régulièrement les conférences, les séances de signatures, bref,
toutes les jactances publiques, pour se consacrer à la plus mutine
des rousses, qu'il venait de rencontrer, qui était le portrait
craché de Marlène Jobert telle qu'on la connaît dans Les
enfants du bon Dieu…, Marlène
la plus belle sans doute de toutes les rousses nées à Alger, Alger
qui en avait pourtant connu des rousses aux yeux verts et des blondes
aux yeux bleus puisqu'elle avait été longtemps une ville phare dans
le commerce barbaresque des esclaves chrétiennes qu'alimentaient,
entre autres, les razzias en Provence, avant que les Français, au
début du dix-neuvième siècle, ne viennent apprendre aux
enturbannés qui y prospéraient une forme nouvelle — à l'époque
— de l'esclavage, — une forme que Marx allait bientôt analyser –
et qu'il disait être encore pire que les précédentes – et que
l'on nomme l'esclavage salarié.
Pragmatique
en tout, Lin-tsi avait aussi
suivi les conseils du vieux docteur Reich, que je lui avais présenté,
et il avait abandonné le « diktat » du prégénital —
que notre époque de misère impose qui pousse le grotesque jusqu'à
inciter de vieux analystes lacaniens à aller affirmer, tout
fiérots, à la télévision, à la radio, dans les journaux, quand
personne ne leur demande rien : « Nous sommes des pervers
polymorphes », proclamant ainsi bien haut cette injouissance
qui condamne ces
dames à fantasmer le mystique, pendant que ces
messieurs poursuivent leurs aventures phantasmatiques —, il avait
abandonné ce « diktat » du prégénital, donc, pour se
laisser emporter — avec la belle Marlène, car c'est ainsi que,
vraiment, elle s'appelait — par les charmes de ce que ce même
Reich avait appelé la « génitalité », tout en prêtant
une oreille attentive à ce que nous en avions découvert — et que
le malheureux docteur n'avait pas eu en son temps le loisir de
relever et d'explorer —, à savoir que cette fameuse génitalité — pour peu qu'on lui en crée les situations
favorables
– la création de situation, un truc que j'avais appris des situs —
débouche sur cet éveil au monde et sur cette flottance béatifiques qui font
le bonheur des amants, — heureux amants… Et qui ressemble comme
deux gouttes d'eau au satori
bouddhique.
Bref,
mon Lin-tsi ne lâchait plus sa rousse, et ils allaient maintenant
partout comme deux complices. Et ceux qui les voyaient le
comprenaient. Elle l'accompagnait d'ailleurs ce soir, et, connaissant
son effronterie d'éveillée, je ne savais duquel des deux je devais
le plus craindre un scandale.
(J'ai
insisté sur l'influence que nous avions eue sur Lin-tsi, Héloïse
et moi, mais je dois dire qu'il avait bien sûr d'autres sources
d'inspiration, à commencer par les « nobles poètes vagabonds » du
taoïsme fengliu
— mais qui étaient, si j'ai bien compris, plutôt du genre
Verlaine et Rimbaud sont dans un bateau… —, et tout le monde
connaît Li Bo — un ivrogne du meilleur tonneau — mort noyé
alors qu'ivre sur un lac, un soir — ou peut-être était-ce une
nuit —, il avait voulu attraper le reflet de la lune dans l'eau…
Ceux-là
étaient ses prédécesseurs historiques dans le genre acagnardeur
poétique patenté, mais plus tard — bien après sa mort —, au
Japon, il avait rencontré le non moins célèbre Ikkyu et la belle
Shinme, — et avec eux, dont il partageait les goûts, il était
resté ami.)
La
soirée tournait autour de Platon et de sa bande de tarlouzes, pour
reprendre le mot de Lacan, qui avait banni la poésie de son utopie,
tout en fantasmant un Arrière-monde
Idéal,
— façon Pierre et Gilles.
Casanova
et la belle Arété — qui roucoulaient, comme le faisaient
d'ailleurs Aristippe et Billie — avaient, je le savais, d'emblée
sa sympathie. Les deux Allemands — chez lesquels l'énergie vitale
– faute sans doute d'avoir pu exulter totalement librement (chez
Schopenhauer, c'était bien sûr à cause de sa mère) – s'était
parfois transformée en fumées cérébrales — auraient pu avoir du
souci à se faire avec notre gaillard et l'effrontée qui
l'accompagnait, à ce détail près que si Lin-tsi ignorait tout, ou
à peu près, de Schopenhauer et de son bouddhisme mâtiné de
platonisme revisité par Kant — ou l'inverse —, il connaissait
parfaitement Nietzsche puisque ce qui nous réunissait le plus
souvent tous les trois, c'était notre goût immodéré pour le
frisbee :
«
Ce que vous nommez l'amour
contemplatif — galant,
la marche, en vagabond, et le frisbee,
sont les voix royales qui mènent, infailliblement, à ce que vous
appelez la
jouissance du Temps et
moi le
satori »,
m'avait-il dit un soir, en oubliant seulement la peinture, l'art des
jardins, la calligraphie, le surf, la musique et quelques autres
choses, et aussi de préciser que la création
des situations
favorables au premier (l'amour contemplatif — galant) et au second
(le frisbee) était des plus délicates, tandis que la marche, par
exemple, reste un moyen facile, sûr et éprouvé pour se fondre
puissamment dans la jouissance du Temps dont il parlait : je passe
sur la création
des situations
favorables à l'amour — un truc totalement passé de mode, remplacé
par les toys
(toygirls, toyboys, toy-toys etc.) beaucoup
plus branchés et surtout beaucoup moins prise
de tête,
selon nos contemporains si délicats et si sentimentaux – et qui
plus est beaucoup mieux adaptés à
la fête – comme
si cette bande de têtes de mort standardisées mondialisée pouvait
avoir une idée de ce que c'est… —, je passe donc sur la
difficulté de la création des situations favorables à l'amour dans
un monde d'esclaves salariés motorisés, et
en guerre,
tyrannisés par leurs pulsions secondaires en forme de chaînes
tenues férocement par des banquiers cocaïnés, pour m'attarder un
peu sur la difficulté qu'il existe à trouver ou à créer des
situations favorables à l'exercice de notre jeu mystique favori, le
frisbee : du loisir, un climat sub (ou) -tropical, de grandes plages
de sable blond ou blanc, des indigènes aimables — donc pas
fanatisés —, et pas de touristes.
J'avais
transmis le goût de ce jeu d'illuminé à Nietzsche et Lin-tsi lors
d'une saison que nous avions passée dans un endroit que je tiendrai
secret et qui réunissait toutes les conditions dont je viens de
parler. Depuis, ces deux-là s'étaient entichés de ce qui pour
beaucoup n'est qu'un jeu d'enfant, un jeu de plage, pour enfants…
Mais,
comme je l'écrivais déjà en 2007 dans le numéro 4 de notre revue,
limiter systématiquement l'expérience poétique ou « philosophique
» à l'expérience du langage ou de l'écriture est très réducteur.
Et puis, le génie n'est-ce pas l'enfance retrouvée, à volonté…
comme Baudelaire l'a si bien noté.
Adolescent,
j'avais pratiqué le aïkido. Il y a dans cette discipline la
recherche d'un jaillissement spontané d'une certaine forme de la
grâce corporelle — parfois en opposition, parfois dans le
mouvement — qui est une expérience sans paroles d'une forme de
poésie
corporelle.
La voie de l'union des énergies entre elles et avec le jaillissement
de l'énergie elle-même.
Douze
ans plus tard, pendant quelques années, j'avais pratiqué, très
assidûment, cette forme de “jeu” sur la plage, seul, face au
vent, jeu dans lequel se débondait d'un coup toute l'énergie du
corps pour projeter un disque dans le ciel, que le vent ramenait,
qu'il fallait accueillir pour le relancer dans le même mouvement, ou
que l'on pratiquait à deux, pendant
des heures,
à de très grandes distances — dans cette zone éclatante où les
vagues jouent incessamment à caresser le sable — et avec cette
incroyable précision qui venait d'un geste fait, inlassablement,
dans le plus total abandon, l'absence absolue de calcul, et qui
néanmoins réalisait à chaque fois cette prouesse de faire arriver
l'objet en question — contre le vent et l'énorme distance —
exactement à la hauteur du partenaire, délicatement, dans sa main…
Cette
expérience de la puissance, de la grâce, et d'une adresse
irréfléchie
— jouant dans l'harmonie et non dans la compétition —,
entraînait également une forme de l'ivresse et de la joie,
profonde, un enthousiasme, un bonheur, au-delà des mots, d'exister.
Là
se manifestaient — dans la joie, le jeu, l'extrême puissance, la
plus précise délicatesse —, sous la puissance du feu du soleil
tropical, au zénith, la vie à son zénith, elle aussi, et un
laisser-aller, un laisser-être, loin de toute ascèse, de toute
recherche, alliés à une joie et une extase qu'à mes yeux seul
l'amour charnel passe.
Et
c'est cela que j'avais fait découvrir à Lin-tsi et à Nietzsche, et
que nous avions pratiqué, avec quelques autres amis, pendant
quelques saisons dans un endroit sublime — hors du temps…
Finalement,
par amitié pour nous sans doute, et parce qu'il ne faisait que
passer, je
fus le seul à avoir droit à ses railleries :
«
Vieux gredin, me dit-il, te voilà donc qui fume et qui bois des
drogues maintenant, toi qui te prétends sobre comme un chameau.
Soi-disant ni
vin ni fumée !
Imposteur ! »
Et
de fait, depuis que j'avais découvert avec la belle Héloïse les
charmes de cette forme de l'amour que j'ai évoquée, je n'avais plus
voulu les gâcher, ni avant, ni après — car c'est l'effet que cela
me fait —, ni avec les effets du vin ni avec ceux de la fumée ou
de tout autre produit. La plus grande lucidité m'ayant alors parue
indispensable pour le goûter
et savourer, sans paroles, béatique, ses effets mirifiques… pré
et post-orgastiques.
J'ajoute
que le plus souvent ce sont les villes, par le trouble qu'elles
engendrent, qui forcent aux stupéfiants — dans lesquels j'inclurai
l'alcool — pour pouvoir les supporter, les affronter.
Et
quand ce ne sont pas les villes, ce sont les gens — et à part les
abstinents quels sont ceux qui se réunissent autour d'un verre
d'eau… — dont la vie nous impose la fréquentation : parfois
ce sont des parents, parfois ce sont des enfants, parfois ce sont des
collègues de travail, et parfois c'est la solitude : je vis
dans un cadre bucolique ; mes parents, ayant vécu leur temps,
sont morts voilà plus de 17 ans ; n'ayant bien entendu jamais
voulu d'enfants, je n'en ai pas ; personne n'a jamais forcé mes
fréquentations ; quant au travail j'en avais passé l'âge à
vingt ans ; je ne suis pas un médiatique ; je ne suis pas
un propagandiste — secret ou évident ; je ne suis pas un militant
politique, et je goûte la solitude… Pourquoi irais-je donc gâcher
une perception poétique du Temps et de l'amour avec des
fréquentations, des alcools ou des substances pour la plupart
frelatés, tout juste bons à vous assommer ? Ce d'ailleurs pour
quoi ils sont la plupart du temps recherchés par ceux qui ne sont
pas « sortis de la vie de famille » — pour le dire comme Lin-tsi…
Par
ailleurs, je pense qu'il faut consommer les produits là où ils sont
« nés » et ont été élevés, et l'Afghanistan n'est
pas une région à recommander. Bien sûr, celle où je vis produit
de merveilleux vins à l'ivresse desquels il m'arrive de sacrifier,
mais qui ne peuvent rivaliser, et de loin, avec celle, si délicate —
comme un baiser —, de l'amour partagé… Ils n'en ont d'ailleurs
pas la prétention.
Ce n'est bien sûr qu'un point de vue,
mais c'est le mien, accordé à cette période de ma vie et à mon
caractère. Je l'avais exposé, il y a des
années, à Lin-tsin, et c'est parce qu'il venait de me voir fumer
comme une cheminée alimentée en bois vert que ce vieux bandit de
brousse m'attaquait.
«
Vieille canaille !, lui dis-je, assieds-toi donc et salue la
compagnie plutôt que de me chercher car tu vas vite me trouver ! »
La
petite Marlène, elle, avec son air mutin, dit alors : « Je
l'essaierais bien, moi, le p'tit foin de la belle Billie ! »
Qualifier
de
p'tit foin
un grand cru d'Afghanistan, c'était bien du genre de l'effrontée en
question.
Et,
ni une ni deux, elle a enlevé le joint de la main d'Arthur avant
même qu'il n'eût eu le temps d'en profiter, — mais non sans lui
avoir auparavant claqué une petite bise, vite fait bien fait, sur le
front. Schopenhauer, un peu penaud de s'être laissé attraper, en
souriait d'aise tout de même.
Marlène
la malice… C'est
ainsi que Lin-tsi l'appelait.
Avec elle et l'autre artiste, on était bien entourés…
C'est
alors que Lin-tsi m'a
apostrophé
:
«
Alors, vieille fripouille du Vercors, toujours en train
d'embêter les idéalistes ! »
— Eh
oui ! dis-je, ces malheureux ont du mal à comprendre que leurs
histoires d'Être nous fassent autant rire que les histoires
religieuses font rire les athées, et que leur volonté d'exposer
leurs œuvres comme révélation de la Vérité enfin dévoilée nous
paraisse comme le comble du ridicule. Pire, que cette idée de Vérité
soit pour nous — dans une sorte de private-joke — ce qui nous
désigne les balourds. »
— T'as pas tort mais à tant parler tu m'endors…, répliqua-t-il
— Que
des poètes et des artistes, continuai-je, de la trempe de
Schopenhauer ou de Nietzsche — ici présents — se soient
rabaissés eux-mêmes — et sans que personne ne les y force — en
se présentant, après une longue lignée d'imbéciles philosophiques
du même genre, comme des sortes de « scientifiques » ayant enfin
découvert la nature et le fonctionnement de l'« Être » — et
depuis que Platon a ouvert la voie, il n'y a pas un seul esprit en
Europe, aussi brillant fût-il, qui ne s'y soit fait piéger — est,
tu le sais, vieux moine pouilleux, terriblement affligeant pour des
esprits raffinés comme les nôtres. »
Nietzsche
eut à peine le temps de commencer : « Philosophe-artiste… » que
la petite Marlène — qui avait fini le joint tandis que Billie
avait rouvert son étui à farces et attrapes —, l'interrompant, me
demanda (car elle faisait encore son apprentissage de vieux sage) :
«
Et Heidegger, alors ? Qui a écrit dans Was
heisst denken :
"Aber
wir mögen wiederum währhaft nur Jenes, was seinerseits uns selber
und zwar uns in unserem Wesen mag, indem es sich unserem Wesen als
das zurspricht, was uns im Wesen hält. "
,
ce que j'traduirais genre : "Nous
désirons en vérité seulement Cela, qui de son côté nous désire
nous-mêmes, dans notre fond essentiel, en se révélant à notre
être comme ce qui nous tient dans notre être."
Autrement
dit, c'est pas l'Homme qui a des vues sur l'Être — comme tout le
monde le pense après ce con de Platon – c'était la fête au
balèze… —, c'est l'Être qui a des vues sur l'Homme — comme il
faut maintenant le penser après moi, Heidegger – qui ne suis
que son "messager "—, et faudrait voir un peu à laisser l'Être
advenir à ce qu'il a décidé d'advenir. Terminée
la métaphysique !
Alors ?
Hein ! C'est pas bien envoyé ça ?
C't'
Heidegger, c'est-y pas beau comme de l'antique ? »
Je regardais la mutine ne sachant si c'était de l'art ou du cochon philosophique.
Nietzsche
et Aristippe était verts parce qu'elle avait cité — en allemand —
Heidegger .
Devant
nos mines déconfites, elle s'est brusquement levée, a posé ses
deux petits doigts sous son nez, et a fait, à son tour, le tour de
la table, en imitant le pas de l'oie.
Elle
avait déjà appris les manières de Lin-tsi, et je ne savais que
penser.
«
Vous avez raison me dit-elle — comme si elle avait lu mes pensées
—, trop penser est une maladie. »
Et
elle s'est assise à côté de Lin-tsi. Puis elle a demandé:
«
Et c'est quoi à lui son idée, au p'tit père ? » Elle parlait de
Schopenhauer.
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Billie
Holiday
Aéroport
d'Orly, 1e novembre 1958
Photo
de Jean-Pierre LELOIR.
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C'est
à ce moment que Amy est arrivée, choucroutée comme jamais, avec
ses grands yeux maquillés.
Elle
a piqué le nouveau joint que Billie venait d'allumer tout en lui
disant « Hi ! ». Visiblement, elles
se connaissaient.
Elle
a caressé voluptueusement
la nuque de
Schopenhauer, et s'est penchée
pour lui rouler un patin d'anthologie. Amy,
ça le changeait d'Atma, — celui que les facteurs de Francfort
appelaient « Schopenhauer junior ».
Lorsqu'elle
s'est relevée, Schopenhauer avait changé — Billie
l'a remarqué et lui a dit : « You've changed » –
maintenant qu'elle était morte, elle pouvait s'amuser…
— : ce n'était plus le vieux
gentilhomme
ébouriffé que l'on connaît mais le jeune dandy de Weimar, et
il lui avait posé sensuellement une main sur les fesses — enfin
c'est ce que j'ai cru voir – sous
Mazar
—
: que faisait le jeune dandy — qui fréquentait Goethe dans le
salon de sa mère, avant qu'il ne
se
fût
fâché avec elle — avec la belle Londonienne
déjantée ?
Héloïse a proposé du Côte-Rotie à Amy,
car elle pensait bien, et sans jeu de mots, que depuis que la
Winehouse
était morte son problème d'alcool l'était aussi ; Amy l'a
remerciée
d'un « Thanks »
en prenant le verre et
s'est tournée
vers Marlène, et lui a dit :
«
Toi, la
rousse, la prochaine fois que tu traites mon Schopy
de p'tit père, j'te fous dans le canal ! »
Entre
ces deux belles, ça partait mal.
Profitant
du fait qu'Héloïse s'était éloignée un instant — car autrement
elle en eût été gênée —, pour éviter qu'entre Marlène et Amy
ça barde, j'ai fait le barde.
«
Mes amis, permettez-moi de vous livrer un poème écrit hier
après-midi. » Et c'était parti…
Cour
d'Amour
Au
réveil de l'amour
Et
les lendemains de ce jour
Nous
nous recherchons toujours
Comme
après un miracle, une merveille
— Que
dis-je…
Un
prodige… —
Sitôt
sortis de ce sommeil
— Et
quel sommeil…
Vous
dormant
De
bonheur
Sans
bouger
Trois
merveilleuses heures
Les
jambes pliées
Les
pieds bien à plat
Sur
le lit
Comme
vous y êtes tombée
Moi
à vos côtés
Non
pas endormi
Mais
du monde effacé
Pour
avoir savouré
Déraisonnablement
La
miraculeuse ouverture
– Qui
dure
Et
nous pâme –
De
votre ventre de femme
De
vraie femme
De
votre ventre de fée
De
vraie fée
Et
puis
– Dans
la suite de ce mouvement –
Ses
ondulations
Aspirant
Comme
la plus merveilleuse des bouches
Mon
vit
Turgescent
Tout
du long
Avant
que de plonger dans votre corps
Toujours
plus profondément
Caressé
merveilleusement
Infiniment
longuement
Par
ce prodigieux corridor
Tout
tendu de velours
Pulsant
Qui
est et qui débouche
Sur
l'or
Du
Temps… —
Au réveil de l'amour
Et
les lendemains de ce jour
Nous
nous recherchons toujours
Comme
après un miracle, une merveille
— Que
dis-je…
Un
prodige… —
Sitôt
sortis de ce sommeil
Il
y a chez nous une gaieté d'enfant
Une
profonde joie d'amants
De
sorte que nous restons
Attirés
l'un par l'autre
Tendrement
Comme
par un aimant
Pourtant
nous n'avons souvent rien à dire
D'autre
que ces rires
— Pour
un oui – pour un non —
Et
ce silence
Si
profond
Si
bon
Nous
nous arrangeons toujours
Pour
qu'aucune préoccupation
Ne
vienne troubler ces jours d'amour
Passés
à savourer ainsi le Temps
C'est
ainsi depuis toujours :
La poésie, l'amour : le vide autour
Et nous restons dans ce cercle magique
— Celui
qui vous entoure —
Et
qui vous faisait
L'autre
jour
Une
cour
De
chats et d'oiseaux
Qui
vous suivaient
Tandis
que vous vous promeniez…
Comme
dans les anciens contes de fées…
Qu'est-ce
qu'on en riait…
Au
réveil de l'amour
Et
les lendemains de ce jour
Nous
nous recherchons toujours
Lorsque
j'eus fini, il y eut un silence, et puis Billie et Amy ont
fait un signe de la main… Les cuivres ont attaqué quelque part sur les Zattere, derrière nous, dans la nuit de
Venise, et elles
se sont mises à chanter, pour me remercier, Cigarettes And Coffee…
d'Otis…
Le seul fait de pouvoir entendre ça justifiait
le bonheur d'être né, — et
on pouvait
se
dire
heureux d'être vivant, là… au
Lineadombra…
Le
25 août 2015
.