Si
l'on voulait trouver aux sensualistes, dans l'histoire de l'art du
XXe siècle, des précurseurs il faudrait plutôt rechercher du côté
d'Arthur Cravan –- pour son goût pour la dépense physique,
l'incertitude, l'aventure, les excès et l'amour charnel -– que du
côté de tous ceux qui prônent l'amour de la chatoyance du vivant
mais perdent leur temps à guerroyer théoriquement, entre hommes
lisant des hommes, pareils à des joueurs d'échecs (méfiez-vous de
l'homonymie) étudiant les traités et les “variantes”,
préparant les offensives, prévoyant les contre-attaques.
Les
sensualistes aiment par-dessus tout l'empire des sens : ils
n'oublient pas que pour savoir écrire, il faut savoir vivre. Leur
genre, ce serait plutôt le Mexique, mais avec Mina, dans le
sans-souci cette fois, et sans le golfe de Mexico à la fin.
Il
y a un vieux reste d'homosexualité masculine, même lorsqu'elle
n'est pas ouvertement déclarée, chez tous ceux-là, un vieux reste
de ce mépris du monde patriarcal pour le monde du féminin, qu'il a
soumis justement par le Livre, la Loi, et cette forme particulière
de l'esprit.
Les
sensualistes ne veulent en aucun cas ressembler à tous ces barbus,
avec ou sans barbe, à tous ces clergés, qui passent leur temps à
gloser des livres plus ou moins rares, quand ils ne les psalmodient
pas dans un balancement autistique.
Quant
à ressembler à quelque genre de chamans ou de sorcières, n’en
parlons même pas !
Les
sensualistes aiment l’ancien fonds indompté de l’Homme, mais
raffiné cette fois. Ils savent que la castration et la Séparation
-– et particulièrement celle entre les hommes et les femmes –-
c’est avec des prêtresses et des pythies, et ensuite avec des
clercs et du clergé, qu’historiquement elles ont été réalisées
: eux sont dans la suite de cette aventure de l’Humanité –-
qu’ont permise ces clercs et ce clergé –- : le dépassement
historique de la vieille raison coupée de la sensation puissante de
la sève irradiante : ils jouent dans : “Le retour des héros
et la vie quotidienne danse autour de la créativité en liesse”.
La suite de l’aventure, donc.
N'oubliez
jamais l'aventure.
Souvenez-vous
du retour de Casanova à Venise.
Ne
l'imitez pas.
Trouvez
l'aventurier, devenez l'aventurière.
Trouvez
l’aventurière, devenez l’aventurier.
Les
sensualistes prônent le dépassement de l'antique lutte et de
l'antique séparation entre les hommes et les femmes. Et donc aussi
de tout ce qui en découle : dans l'art d'aimer, comme dans l'art de
vivre et dans celui de créer ou d'écrire.
Normalement,
l'amour est impossible ; tout s'y oppose.
Par
exemple : cette passion n'est que le voile chatoyant et enivrant que
le besoin irrépressible d'avoir un toit, de la nourriture et des
enfants et celui d’obéir à vos “Tu Dois”, jette entre elle et
vous. Tous ces affolements sexuels ne sont que de la poudre aux yeux.
Cette jouissance n'en est pas une. Vous êtes déjà ailleurs.
Le
reste du temps vous rejouez des scénarios de films que la Société
de l'Injouissance vous propose, et qui font écho à vos colères et
à vos angoisses :
Où
est la rencontre ?
Où
est l'amour ?
Où
est la jouissance ?
Partout,
du plus haut des plateaux himalayens jusqu'au plus profond des forêts
amazoniennes, en passant bien entendu par toutes les cités
reconstruites avec la boue de la publicité et de la marchandise, les
hommes et les femmes, pauvre bétail d'animaux plus ou moins féroces
soumis à la nécessité, pataugeant dans la bourbe guerrière de
leur préhistoire, semblent ne pouvoir vouer leurs existences qu'à
ces très simples éléments : pouvoir trouver un toit, les moyens de
se nourrir, pour pouvoir trouver une femme (ou un homme selon le cas
–- et encore cette variante, qui donne aux femmes le choix,
est-elle en quelque sorte "moderne") pour pouvoir se
reproduire. Pourquoi se reproduire ? Pourquoi reproduire une telle
misère ? L'histoire ne le dit pas.
Celui
qui n'est pas encore, ne serait-ce qu'un tant soit peu, au-delà de
l'Homme tel qu'on l'a compris jusqu'à présent, ne peut même pas se
poser la question, ne se pose même pas la question. Et c'est tant
mieux. Une sorte de logique supérieure, née d'une infinité de
conditionnements, s'impose à lui. Et quant à ceux qui aujourd'hui
ont échappé, si peu que ce soit, à cette simple nécessité de la
reproduction, par le travail, du vivant –- ce que leur a permis le
développement du dogme économiste –- et qui sont tout de même
quelques dizaines de millions “d’oisifs” dans les sociétés
dites avancées, on voit bien que, pris qu'ils sont dans les
rets des formes, métaphysiques et physiques, façonnées par
l'assujettissement, anciennes, du caractère, des mœurs, des
personnalités et des relations interpersonnelles qui en découlent,
et englués dans la boue économiste, sociale, architecturale du
spectacle marchand, ils sont menacés, d'un côté, par cette
misère destructrice et autodestructrice, en eux-mêmes et entre eux,
et, de l'autre, par cette tentative de la Société de
l'Injouissance –- que les règles du dogme économiste, et les
prédateurs qui les portent, génèrent –- d'être totalement
formatés, et, bientôt, construits, selon les
nécessités de leur misère caractérielle, excitée et
marchandisée, utilisés ainsi, par cette misère –- matérielle
bien sûr -– mais surtout caractérielle, poétique, amoureuse etc.
qui est la leur, et ses caprices, comme combustible (et
comme vide-ordures, comme vide-marchandises) du développement
furieux du dogme marchand.
L'homme
et la femme de la préhistoire actuelle n'existent que pour
disparaître et être un pont vers le futur...
Et
aussi :
La
misère sensuelle, sexuelle, philosophique, poétique, caractérielle,
amoureuse, relationnelle etc. -– tant celle que le vieil ordre
religieux, philosophique et social a découverte en se retirant, que
celle qu’elle reproduit –- voilà le combustible et le produit
du de la Société de l'Injouissance.
Les
Libertins-Idylliques, en dignes héritiers des premiers libertins,
affirment leur existence envers et contre tout : les familles, les
clans, les patries, les religions, le misérable cirque du Spectacle,
les traditions, les débauchés, le couple, hétérosexuel,
homosexuel, tous les petits métiers, tous les embrigadés — et
toutes les formes d'enclanisés.
Les
Libertins-Idylliques prônent une affirmation dionysiaque et poétique
–- c'est-à-dire enfin libérée de la nécessité –- de
l'Homme par l'Homme.
Picasso,
mais dans une époque de moins grande séparation entre les hommes et
les femmes et sans cet ouvriérisme populiste et stalinien qui
a gâché la vie et l'œuvre de tant d'artistes et d'intellectuels au
XXe siècle, leur semblerait, avec Cravan, une manifestation de
l'Humanité laissant déjà voir les signes avant-coureurs de ce qui
vient, ce qui devrait venir. Pour l'énergie.
Et
Max Ernst et Dorothea Tanning aussi, pour la création partagée.
Les
sensualistes, parce qu'ils connaissent la violence et la brutalité
qui est dans le dionysiaque, qui est en eux, pensent que pour
pouvoir le policer avec des formes raffinées telles que celles que
l'Histoire nous a déjà montrées –- à travers les Courtois ou
les Galants par exemple –- de la rencontre entre les hommes et les
femmes, il faut avoir d’abord exploré et compris le
dionysiaque.
Leur
désir et leur jeu c’est donc :
Sensualiser,
sexensualiser le dionysiaque — ou plutôt ils sont ce mouvement du
monde : le dionysiaque se sensualisant, se raffinant, s’apollonisant.
Dans
la considération des formes artistement raffinées, élégantes de
la rencontre et de la jouissance que l’Histoire nous a déjà
montrées, ils ne cherchent que l’inspiration pour l'esprit de
ce qui vient, l’esprit qui devra présider à la reconstruction
du monde ; mais comme finalement les uns et les autres prennent ces
indications tout à fait au pied de la lettre, ces indications
deviennent une difficulté pour comprendre ce que les sensualistes
annoncent.
Lorsqu'ils
parlent de la libération du dionysiaque, l'Homme du nihilisme
accompli comprend cela, ainsi que les remarques sur la liberté de
l’enfant retrouvée, comme une possibilité pour lui de libérer le
refoulé, c'est-à-dire l'enfant mauvais, la demi-bête (ou
plutôt la pire-que bête), l'énergie qui d'avoir été contrariée
s'est démonisée, (dans l’histoire individuelle comme
dans celle de l’espèce), de sorte que là aussi les
affirmations des sensualistes sont mal interprétées : avant de
retrouver, sous les pavés de la névrose (qui sont -– plus
encore que ceux de la psychose –- ceux de l’enfer) la plage
de l'irradiance amoureuse, il y a effectivement l'enfant mauvais
qui veut être libre simplement pour se défouler et se venger : la
liberté de l'enfant pervers et polymorphe n'est pas innocente,
elle est déjà surchargée de souffrance, de violence, de
frustrations, de terreur et de haine — archaïques, primales —
déjà ravalées.
Il
faut traverser (pour l’individu comme pour l’espèce)
cette couche-là, mauvaise, de la volonté de la liberté d'être et
de s'affirmer, pour toucher au degré zéro de l'existence dans la
rage d’annihiler, la terreur et la souffrance archaïques, pour
pouvoir, dans ce mouvement, découvrir, dans la courbe ascendante
qui à partir de là peut se déployer, l'abandon amoureux dont
nous parlons, et ainsi entamer l’exploration du sensualisme
suprême.
L’unique
base possible pour le raffinement des êtres.
Les
sensualistes ne cherchent pas à savoir si, en imitant les bonobos
ou, à l’inverse, en se livrant aux excès fanatiques de l’ascèse,
les existences sociales dans le monde tel qu'il est, et avec les
hommes et les femmes tels que l'histoire nous les a légués,
seraient plus faciles, ou si là se trouvent de meilleurs remèdes à
l’ennui, à la souffrance et à la violence que ce monde génère
(et qui sont sa production première et son carburant): ils
veulent changer le monde et réinventer l'amour.
L'idée
d'imiter -– ou d’être –- des singes le soir (ou, au contraire,
des renonçants auto-punitifs) et des chiens de guerre le reste du
temps, cette idée comprise comme stade ultime de l’évolution de
l’espèce, ils la laissent à méditer à ceux qu'elle pourrait
effleurer et qui doivent s'arranger avec le monde tel qu'il est, au
point de ne même pas pouvoir le dépasser en pensée.
Dans
l'infinité des combinaisons de tout ce qui est et qui dans le
mouvement du temps, incessamment, se recompose, et pour l'éternité,
les sensualistes très sûrs dans ces conditions de voir à un moment
du monde leur art s'imposer commencent à brosser le portrait du gai
savoir, du bel amour, du monde aimé, tel qu’il leur plaît.
C'est
ce que l'on appelle, en souriant, l'immense liberté de l’Éternel
Retour.
Créez,
il en restera quelque chose.
(Avant-garde
sensualiste 1. Juillet/décembre 2003)
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