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MOBILE ONTOLOGIQUE
Spire d'inox ; boule de cristal (de bohème)
Héloïse Angilbert & R.C. Vaudey
Octobre 2007
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La
main gauche de Billie se referma sur le très long filtre du
cône,
puis, en en ayant de sa main droite entouré les doigts tendus, elle
porta sa main à sa bouche et aspira, profondément, comme un sadhû,
ce que je reconnus à son voluptueux et inimitable parfum être un
merveilleux afghan, — un
Sherak-i-Mazar,
probablement.
J'attendis qu'elle eut fini d'exhaler,
interminablement, le capiteux nuage pour lui demander :
«
Abdul ?
— Non, c'est son fils maintenant… » me dit-elle
seulement. Et elle me tendit le joint — que je refusai poliment.
Rêveur
un instant, au souvenir de son merveilleux afghan, je laissai Billie
à la clarté et à la fraîcheur de ses hauteurs, et à ses
éblouissements ; et me retournai vers Aristippe.
« Vous
avez parfaitement résumé la question, mon Cher. Vous voyez, vous
aviez raison : le mouvement est plaisir et le plaisir est mouvement !
Et quel mouvement !
Car
ne l'oublions pas, Éros — contrairement aux foutaises que Platon
fait débiter à Socrate dans le Banquet, cette « réunion
de vieilles lopes », pour le dire comme Lacan – qui ne
pouvait pas dire que des conneries… bien qu'il s'y soit très
absconnement essayé — n'est pas, comme le répètent tous les
crétins après lui, un démon né de la misère et de l'expédient —
ce qui sonne plutôt comme une projection de ce qui gouverna la vie
de Socrate, votre vieux maître —, non, Éros est un dieu,
primordial, primal, qui jaillit de
Chaos et l'ordonne, comme l'indique Hésiode dans sa Théogonie...
S'abandonner
à cet Éros-là, c'est s'abandonner à ce que j'ai appelé dans un
poème « le
mouvement spontané de l'Univers »
— une fulgurance d'adolescent qui m'était venue, il y a longtemps,
au pied des falaises d'une plage normande en considérant un
coquillage spiralé que je venais d'y ramasser — ; cet Éros-là
est une force cosmique quand les histoires d'androgynes qui tournent
sur eux-mêmes d'Aristophane ont seulement pour elles leur force
comique !
Être
emporter par la puissance d'Éros, ce n'est pas retrouver une moitié
dont on aurait été séparé(e) — pauvrettes, pauvrets… —,
c'est être saisi par la puissance créatrice primordiale et son
puissant mouvement viscéral extatique d'une façon telle —
l'extase génitale — qu'on ne l'a jamais connue, et pour cause ! Ce qui est un peu différent des misères ou des mièvreries
qu'imaginaient vos chochottes kitschs, en toc et antiques.
Éros
n'est pas une déchirure, c'est la puissance même du monde qui nous
emporte et nous dissout en elle-même, dans une béatifique présence
qui est aussi une somptueuse vacance !
Bon, je m'emporte un peu, lui dis-je. Socrate a été votre maître,
et les Grecs anciens étaient des pédérastes. Une misère est une
misère. Qu'y faire ? Surtout si elle est historique !
La
soumission des femmes par le patriarcat — depuis le néolithique —
dont la pensée issue de la Grèce antique n'est ainsi qu'un palier —
mais tout à fait déterminant… —, nous a donné, d'un côté,
cette bande de sacs à merde frigides, simulatrices, revanchardes,
calculatrices, masochistes ou sadiques, hommasses ou mijaurées —
maintenant arrivistes — que nous connaissons, tout juste bonnes à
mouiller sur cinquante nuances de la même petite impuissance
sado-masochiste débitée en pavés et en navets pour l'été — ou
en pratiques extrêmes, ce sont les mêmes… — et, de l'autre, une
bande d'enculés et de crétins, obsessionnels-compulsifs,
masochistes, phalliques-narcissiques, oralo-dépressifs, fanatiques
de la punition reçue ou donnée, toutes et tous chiens de guerre de l'idolâtrie — diffuse ou concentrée – leur came… — chiennes et chiens couchants toujours prêts à
aboyer pour le premier maître qui voudra bien se présenter, et
qu'aucune farce et attrape du spectacle religieux ou marchand n'aura
jamais réussi à dégoûter…, — et parfois tout cela m'énerve
un peu, même si je ne fréquente, par principe, personne, et que je
ne connais ce monde que par écran interposé. »
La
belle Héloïse et la belle Arété riaient de me voir m'énerver
contre, d'un côté, les pétasses, les grognasses, les bombasses,
les chaudasses, les
mégères, les
revêches, les dominatrices et
les soumises, et, de l'autre, les sucrés, les maniérés, les
pervers et les fanatisés, les coupeurs de tête et les esclaves
motorisés, d'autant plus qu'elles savaient que depuis quinze ans je
n'avais plus aucun contact avec aucune des espèces d'injouissant
précitées.
Arété
me dit pour me taquiner : « Heureusement que vous avez trouvé
l'amour sous la forme de la grâce, de l'abandon, de la puissance et
de la délicatesse partagés, car vous auriez fait un excellent
maître. J'en connais certaines et certains que vous feriez rêver.
— Ah ! ma Chère, lui dis-je, je suis un Sudiste. J'ai été élevé
pour dominer. Ma pauvre mère — paix à son âme —, quand elle me
voyait ainsi, m'appelait le Tsar
de toutes les Russies
— et Dieu sait s'il y en a… des
Russies.
Je me suis soigné… mais je ne suis pas Jésus non plus. »
À
cet instant, Billie s'est levée, tout embrumée de rêve, et, se
penchant sur moi, elle a posé ses lèvres contre les miennes, et m'a
embrassé. C'était très doux, inattendu, ça m'a ému, et puis
calmé. Puis, elle s'est rassise, et, passé un moment d'étonnement,
tout le monde a ri et applaudi son
audace.
Même Aristippe — son nouveau fiancé auquel elle a tendu le joint
– mais qui n'en voulait point —
à qui elle
a fredonné, d'un air taquin, et en français, — ce que je n'aurais
pas cru possible connaissant son style et son timbre de voix —, le
début de J'ai
rendez-vous avec vous,
une chanson de Brassens…
Casanova
était aux anges. Aristippe, avec sa stature d'Orson Welles, quand
même très troublé, a continué :
«
C'est bien, vous faites des efforts, et vous en êtes récompensé…
Marcel Conche
m'en est
témoin, j'ai toujours affirmé que le sage doit se détourner des
magistratures et des responsabilités sociales et politiques,
mais à l'époque de Socrate, c'est-à-dire à la mienne, les
philosophes vivaient dans la Cité. Qui aurait pu en vivre retiré
comme vous le faites ? Même Diogène l'avait pour scène. Sans doute
avez-vous pris exemple sur ce jeune poète, qui avait fini en
Abyssinie, et sur notre ami Nietzsche, ce
vagabond philosophique.
Mais avouez que c'est tricher…
Enfin, passons… Redites-moi plutôt
ce tableau dont vous me parliez pour commencer, cette image du Monde
animé par Éros en force primordiale, qui enlace en spirale les
coquillages et les galaxies, délasse et extasie les amants qu'il
enlève, embrasse et embrase en rouleaux et en vagues toujours
renaissantes, pour les laisser finalement éblouis…
Il
regarda amoureusement la belle Billie qui riait silencieusement, la
tête renversée, le visage offert à la nuit de Venise.
— Oui, c'est cela, parlez-nous donc encore de votre tableau, continua
Nietzsche, qui y voyait comme la peinture de sa Volonté de Puissance
qui aurait été — à ses yeux de façon plutôt étrange —
animée par une sorte de volupté élégamment enveloppante et
tourbillonnante.
— Oh ! C'est peu de chose, répondis-je, un tableau de jeunesse…
Que je garde dans un coin de mon salon de peinture. Mais je lui
trouve de la grâce, une fraîcheur de jeunesse, justement, même si
avec le temps j'ai beaucoup apuré mes compositions… »
C'est
à ce moment que le serveur — qui avait apporté à Nietzsche sa
vodka et qui m'avait entendu, un peu plus tôt dans la soirée,
dire à son collègue – qui avait maintenant fini son service –
que le Monde n'existait pas, qu'il était l'œuvre de l'Homme, et
qu'il disparaîtrait avec Lui —, c'est à ce moment que le serveur
m'a demandé de façon tout à fait inattendue mais bien
respectueusement, avec le ton qui seyait à son état et aux nôtres,
mais tout de même avec l'audace du bon sens couplée à l'assurance
des Vénitiens, si je croyais que le Monde était
l'œuvre d'Éros ou si je pensais vraiment que le Monde que nous
percevons n'existait pas et n'était que notre « projection »,
notre « représentation ».
Je
regardai d'abord Nietzsche pour voir ce qu'il en pensait, et puis je
répondis à notre gaillard :
— «
Il faut savoir se convaincre que le monde n'est là qu'à l'état de
connaissance et du même coup dépendant du sujet connaissant que
chacun est pour lui-même. L'être des choses est identique à sa
prise de connaissance. "Elles sont" veut dire : elles sont
représentées. Vous vous dites qu'elles seraient quand même là
s’il n'y avait personne pour les voir et se les représenter. Mais
essayez donc un peu de vous représenter clairement ce que serait
alors l'existence de ces choses. Et vous verrez aussitôt que c’est
toujours une vue du monde qui vous vient en tête et jamais un monde
hors de toute représentation. Vous voyez donc bien que l'être des
choses consiste en leur représentation. »
Comme
je le voyais perplexe, j'ajoutai :
«
Peut-être tout cela reste-t-il pour vous un paradoxe, et que vous
persistez à vous dire en toute innocence : même si on vidait tous
ces crânes de leur bouillie, cela n’empêcherait pas le ciel et la
terre, le soleil, la lune et les étoiles, les plantes et les
éléments d'être encore là.
Vraiment?
Regardez
donc la chose de plus près. Essayez de vous représenter
intuitivement un monde où il n'y aurait pas d'êtres connaissants :
le soleil est toujours là, la terre tourne sur elle-même, le jour
et la nuit, les saisons se succèdent, la mer fait ses vagues, les
plantes poussent... mais tout cela que vous vous représentez
maintenant n'est jamais qu'un œil qui le voit, qu'un intellect qui
le perçoit : c’est-à-dire exactement ce que l'hypothèse
prétendait exclure. »
C'est
à ce moment-là qu'Arthur, l'autre Allemand — celui que Nietzsche
avait laissé discuter avec Céline, lorsqu'il était venu nous
rejoindre à notre table — s'est adressé à moi
— Dites donc,
Herr
Doktor,
quitte à me piller, pillez-moi jusqu'au bout. La suite est :
"Vous
ne connaissez ni ciel, ni terre, ni soleil comme ils sont en soi et
pour soi; vous ne connaissez qu'une représentation où tout cela se
produit et se met en scène.". Et c'est ce qui fait toute la
différence : "La chose en soi, c'est la Volonté ; tel est le
fond de ma pensée. »
— Oubliez ces fadaises arrière-mondistes de chose en soi à la con,
dit Nietzsche, c'est un idéaliste — et en
laid
qui plus est —, il n'y a que l'immanence de la volonté de puissance
» — affirma-t-il, en faisant signe à un autre serveur de lui
apporter une autre vodka.
Je
voyais Billie, aux anges — avec le plus capiteux des afghans.
— Messieurs, leur dis-je, puisque nous venons de balayer d'un revers de
la main le jour et la nuit, les saisons qui se succèdent, la mer
qui fait ses vagues et les plantes qui poussent, pourquoi nous
arrêter en si bon chemin ! Encore un coup d'éponge sur ce tableau…
— Mais enfin, ne voyez-vous pas ce
vouloir,
cette force, cette Volonté, me dirent-ils, en
chœur,
—… de puissance, ajoutait Nietzsche…
Et même cette Volonté en
Éros entourbillonnant, en spirale et merveilleusement, le Monde, si
cela vous plaît d'ainsi vous la représenter…, source de joie
comme chez Bergson… — ne
la voyez-vous pas cette
volonté, donc, qui anime le Monde !
— Bien sûr, répondis-je… je la vois — puisque je l'ai peinte…
et que je viens de vous en montrer le tableau… —, comme je vois
le jour et la nuit, la mer, les vagues et les saisons… Que nous
venons d'effacer…
— Mais enfin, me demandèrent Nietzsche et Schopenhauer — toujours en
chœur —, si
ce n'est pas la Volonté — de puissance… ajoutait toujours
Nietzsche… oubliez sa chose en soi… — qu'est-ce donc ?
Je
pris le joint que Billie me tendait avec insistance, et le saisissant
du bout des doigts de ma main gauche j'enroulai délicatement
celle-ci de ma main droite, et j'aspirai très voluptueusement
l'épaisse fumée merveilleusement odorante de son prodigieux
Sherak-i-Mazar.
Le
silence s'était fait autour de la table.
Schopenhauer et Nietzsche
durent attendre que j'eusse inhalé — et exhalé… —, aussi
longtemps que le plaisir l'exigeait, les fragrances enchanteresses,
enivrantes, de l'Afghanistan, avant que de m'entendre répondre :
— Une œuvre
d'art,
dans le meilleur des cas — le nôtre —, un vain rabâchage, une
glose prétentieuse, une resucée sans intérêt — la plupart du
temps — ; du bruit avec la bouche — le plus souvent. »
Aristippe
et Arété, Casanova et Héloïse, enivrés par les senteurs et les vapeurs, riaient
et applaudissaient.
Comme
si je venais de lui retirer la chaise sur laquelle il était assis,
je crus voir Schopenhauer un instant suspendu dans les airs, sans
rien pour le soutenir — un effet de l'afghan, probablement — ; Nietzsche réfléchit un instant et
éclata de rire lui aussi, et se tapa à nouveau sur les cuisses —
ce qui avec la vodka semblait lui devenir une habitude — et me
dit :
« Vous
êtes un total nihiliste. Mais un nihiliste-idyllique... et affirmatif...
— Affirmatif... , dis-je.
Le
dernier coup de chiffon sur le tableau avait réduit à quia ce
brave Schopenhauer, et faisait rire d'un rire vraiment dionysiaque ce
vieux Nietzsche.
Puis, je
vis leurs deux mains se tendre vers moi, et je les entendis, en
chœur, me
dire :
— Don't bogart that joint, Herr
Doktor,
pass it over to me… »
Les
filles —
Héloïse
et Arété —
qui
ne fumaient rien,
demandèrent qu'on leur apportât les
bouteilles
de
Vignes de l'Hospice et
de
Côte-Rôtie que
nous avions réservées tout spécialement pour notre séjour à
Venise —
histoire de ne pas être trop dépaysés.
Tandis
que Casanova caressait tendrement Arété — qui le lui rendait bien
—, après avoir longuement embrassé Billie, comme les Français
lui avaient appris à le faire, Aristippe m'a demandé, et alors
qu'Héloïse et moi déprenions nos mains :
« Quel
tableau peignez-vous en ce moment ?
— Je peins un tableau dans lequel ce
sont les amants qui produisent des univers, des multivers
même.
Vous connaissez la théorie des
deux infinis.
Vous êtes un être infini et l'infini que vous êtes n'est pas moins
infini que l'infini du monde.
À
l'inverse de l'infini du monde, qui écrase certains, l'infini que
vous êtes (créant lui-même — dans l'extase de l'amour — à
chaque nouvelle extase d'autres univers qui seront faits à l'image de cette
jouissance et de cet amour), l'infini que
vous êtes, donc, vous grandit, vous divinise et —
puisque vous connaissez la souffrance que provoquent les univers nés
de la démence et de l'inharmonie
— il vous enjoint à la création parfaite, dans le jeu, la joie,
l'extase et la jouissance du Temps qui les suit.
Réduire
la jouissance amoureuse à la procréation et à la reproduction de
l'espèce est un propos de boutiquier. La jouissance humaine produit les Mondes, une infinité de Mondes.
L'homme
est un Dieu. C'est une histoire d'amour. De sorte que le titre de mon
prochain tableau pourrait bien être : De
l'infinité des Mondes comme effloraisons des jouissances humaines
. »
J'ai
cru que la mâchoire de Schopenhauer allait se décrocher.
Nietzsche
ouvrait
des
yeux grands comme des soucoupes — mais, après tout, dans son
Éternel
Retour
tout était possible, infiniment, éternellement…
— Demandez-vous pourquoi un tel tableau philosophique n'a
jamais pu être peint
dans l'Occident patriarcal. Si
mon tableau a
un
intérêt, ce sera au moins celui de vous permettre de vous
poser cette question… »
C'est
à ce moment que Lin-tsi
est arrivé, en battant des mains, tout excité de nous retrouver, et
aussi par ce qu'il venait d'entendre… il faut bien l'avouer.
«
Comment appellerez-vous la transcription de cette soirée… Pour Le
Banquet, c'est
déjà pris…
»
a
eu le temps d'ajouter en riant
Aristippe…
On a à ce moment apporté nos vins, ça tombait bien, je n'en avais aucune idée…
Nuit d'été sur les Zattere ?
Qui sait ?
R.C. Vaudey
Le 12 août 2015
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