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Plage
de la mer d’Arabie
Against
the wind
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Cher
ami,
Lorsque
j'étais en Inde, sur les rivages de la mer d’Arabie, je rencontrai
pendant la saison 84/85 un jeune médecin expatrié. Nous fûmes présentés
par son prédécesseur, et colocataire à Bombay, peu avant que ce dernier ne se
suicide, poussé par le chagrin amoureux. Plus tard, ce jeune
expatrié m'expliqua en avoir été d'autant plus affecté que sa
propre petite amie avait profité elle aussi de leur éloignement
pour rompre.
Il
effectuait souvent des séjours professionnels à Goa, sillonnant la côte en moto,
se faisant poursuivre par les chiens errants et mordre les mollets.
Il
venait se « réfugier » sur notre terrasse ouverte à ces plages de
la mer d’Arabie, et trouvait que nous formions, Angie et moi, un
couple de cinéma.
(Je
crois que le charme de la belle Berlinoise, aux yeux bleu-gris et à
la voix grave, façon Marlène Dietrich, ne le laissait pas
indifférent.)
Das
oceanische Gefühl, le sentiment océanique, voilà ce dont nous
parlions uniquement, elle et moi, sentiment océanique que nous
inspirait non pas tant notre amour charnel, pour le moins compliqué
et frustrant, que la beauté mystique des paysages.
Il
connaissait la correspondance entre Freud et Romain Rolland ; l'idée
l'intéressait.
Il
connaissait également cette pratique des Hindous qui consiste, une
fois sa vie d'homme faite, carrière remplie, famille fondée,
enfants élevés, à tout abandonner, vers soixante ans, pour partir
sur les routes, en sâdhu, pour se consacrer à la vie contemplative,
et il me disait que je trichais puisque je brûlais en quelque sorte
les étapes : et de fait, il avait raison : je n'ai jamais rien
recherché d'autre dans l'existence que la vie unitive en
renonçant à toute forme de vie sociale, — que je trouvais plutôt
punitive. Il avait encore raison sur un point lorsqu'il disait que
seuls ceux qui possédaient un minimum de biens pouvaient se
permettre ces existences aventureuses, qu'il observait à Goa.
La
vie illuminative m’a toujours accompagné, du plus loin que je me
souvienne ou du plus loin que je l’ai revécue, — ce qui, dans
mon cas, veut dire vraiment très loin.
Pour
partir d’un peu plus près, à seize ans elle accompagnait mes
premiers émois amoureux dans le cadre idyllique des plages au pied
de ces falaises de craie fantastiques qui bordent la mer Baltique,
sur l’île de Rügen, et qu’avait peintes, au XIXe siècle,
Caspar David Friedrich.
Et,
déjà à cette époque, je notais dans des poèmes ces
illuminescences.
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Plage
de Binz
Île
de Rügen
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Des
fleuves de sensations...
(Aurore...)
Je
suis revenu mais je n'oublierai pas
Des
piliers plus que d'or
Juste
devant moi
Un
village de conte
Des
voiles d'ouate
Qui
s'en arrachent
De
grands oiseaux sur des pierres
Lisses
et miroirs à la fois
Tous
ensemble qui s'envolent
Et
se détachent sur un incendie de ciel,
Une
forêt, noire,
D'un
autre âge qui veille
4
h et demie je ne suis plus là
La
Lorelei juste devant moi
Ne
saura pas
Jamais
Et
les reflets hallucinogènes du monde dans son dos
Dans
ses mille cheveux
Et
le poids de son corps sur moi
Des
fleuves de sensations
Nouvelles
De
la mer
Se
déversent
En
moi.
Juste
retour.
(Binz. Plage de la “Freikörperkultur”;
à
l’aurore... )
Quelques
années plus tard, j’entreprenais le grand voyage de l’analyse
primalo-reichienne.
Un
jour, s'ouvre une séance pour moi inoubliable : d’abord anxieux ou
colérique, je sais, parce que j’en ai déjà l’expérience, que
quelque chose veut remonter. Je rejoins la pièce où se déroulaient
les analyses et je commence à pester contre telle ou telle situation
de mon enfance, tel ou tel personnage liés à cette remontée de
souvenirs qu’avait réveillés telle situation vécue la veille ou
le matin même. Rapidement, je régresse et je redeviens ce petit
enfant plein de colère et de rage, mais cette fois je peux laisser
libre cours à ma furie. Je suis donc un enfant qui hurle sa rage,
insulte et frappe comme un sourd le matelas posé au sol sur lequel
je suis allongé — matelas qui dans ce genre d’analyse remplace
le divan —, avec la raquette que nous avions pour ce genre de
revécus émotionnels autonomes violents.
Puis,
la rage passe et je descends encore plus loin dans mon passé, je
suis un nourrisson terrorisé : je ne peux plus articuler mais
seulement la vocaliser, comme à l’époque ; je ne peux plus
insulter, comme l’instant d’avant : je braille de terreur.
Cette
séquence se finit quand soudain tout s’apaise et s’illumine en
un instant : je découvre le monde, la merveille du monde tel que je
l’avais découvert, tel que je le découvrais dans ces premiers
mois de ma vie. Il se trouve qu’il y avait des jonquilles dans
cette pièce, qui me faisaient comme un éblouissement de bonheur,
qui me rappelaient ceux que me procuraient les premières fleurs vues
dans ma vie. Partout où mon regard se posait, l’extase du monde me
saisissait. Tout m’était neuf et merveilleux, comme dans ces
premiers moments où le monde est pour nous une suite de découvertes
incessantes et éblouissantes.
Ce
n’est pas rien de vivre.
C’est
un miracle, le monde.
Retrouver
ainsi, vivre ainsi de nouveau cette fraîcheur et cet éblouissement
premiers s’accompagnait de cette sensation que l’on prête aux
nourrissons, dont on dit qu’ils sourient « aux anges ». C’était
prodigieux. Après un long moment, mon regard se posa sur la jeune
femme qui me guidait dans cette analyse. Dans cette état « premier
», elle représentait peut-être ma mère, ou ma grand-mère, ou une
autre femme de mon entourage d’alors. Je voulais lui dire que je
l’aimais mais je ne savais pas encore articuler et je faisais, pour
tenter d’exprimer ces sentiments, des sons incompréhensibles,
comme le font les enfançons (ainsi qu’elle me le rapporta par la
suite). Et puis, mon esprit s’attrista un peu car je percevais,
immédiatement, le sentiment de cette jeune femme. Et pour l’être
que j’étais alors, son visage était imprégné de tristesse, que
je percevais intensément, — quand une heure avant seules ma
mauvaise humeur, et ma colère ensuite, existaient pour moi.
J’ai
compris beaucoup de choses en revenant de cette régression intense
(et de celles qui l’avaient précédée comme de celles qui la
suivraient), et, dans la profondeur qui suit ces moments de
révélations analytiques, j'ai senti que les enfançons ont
une perception immédiate de ceux qui les entourent, qu’ils
déchiffrent comme à livre ouvert mais d’une façon différente de
l’adulte, plus ou moins de marbre, que nous sommes devenus, et j’ai
compris aussi que j’avais voulu parler, pour dire mon amour, pour
dire combien j’aimais telle ou telle personne, et à quel point le
monde m’enchantait, m’émerveillait.
Finalement,
sur ce point, je n’ai pas changé, ce qui, compte tenu de ce qu’est
la vie, le plus souvent, est plutôt étonnant.
Près
de vingt ans plus tard, j’ai écrit un poème qui résumait ces
années d’analyse intense :
Homme-enfant-sage...
Homme
solaire
Évidemment.
De
bleu de blanc
De
rose et d'or
Homme
au cœur
D'or
Homme
d'amour
C'est
aussi un enfant
Aux
mains de feu
Et
de paix
Aux
magies
Bien
comprises
Aux
lèvres
Délicates
de baiser
C'est
aussi
Un
enfant-caresse
Fort
Au
cœur d'enthousiasme
Encore
! Encore !
De
grands yeux émerveillés
Dans
des silences
C'est
aussi un enfant
De
grand silence
Émerveillé
Ce
n'est pas un enfant
C'est
une force
Force
solaire évidemment
Très
calme
De
bleu de rose de blanc
Et
d'or
De
vert très très frais
Et
de jaune
Il
y a des champs
De
jonquilles et de boutons d'or
Des
prairies infinies
Rire
infini
Tape
dans les mains
Saute
balance
Danse
danse
C'est
aussi un enfant
Qui
danse
Qui
tourbillonne
L'amour
est un fleuve
Très
pur
L'amour
est l'âme
De
mon âme
Après
la paix
La
guerre
Les
drames
La
haine et les carnages
Nous
en avions tant à réaliser !
Les
beaux massacres que nous avons faits
Mordre
frapper déchirer
Marteler
piétiner !
Et
à coups de bassin
Qu'est-ce
qu'on pile bien !
Nous
avons tordu
Étouffé
Étranglé
Réduit
au plus rien
Assis
sur leurs ruines
Ayant
hurlé des rages
Et
des peurs et des peurs
Et
des rages
Que
de revanches prises !
Pleurer
des heures
Des
jours et des années
Nous
avons bien haï
Bien
détruit
Bien
massacré
Toutes
les horreurs du monde
Les
pires
C'était
nous garanti
Nous
avons bien haï
Bien
détruit
Bien
massacré
Et
puis le monde
Bascule
S'ouvrent
des cœurs
Immenses
Un
grand esprit étonné
Retrouvant
sa beauté
Un
grand esprit
Étonné
et retrouvant
Sa
bonté...
Nous
sommes resté
Sans
voix
Sans
parole
Immense
Ou
sur des rires fous
Des
enthousiasmes que
Je
ne saurais vraiment pas
Rendre
Je
m'y essaie
Je
m'y essaie
Sans
parole
Immense
Sur
des enthousiasmes
Qui
sont le bonheur même
Sans
mélange ni crainte
Il
y a forcément
Ce
moment où la vie est le bonheur
Est
l'espoir toujours
Réalisé
Où
la capacité
D'aimer
est immense
La
sensibilité une aile de couleur
De
perroquet
Il
y a forcément ces moments où la vie
Est
immense
Où
le bassin danse
Où
le vit
Est
immense
Le
regard ouvert émerveillé
Il
y a forcément
La
puissance immense
Et
l'honneur
Le
sens aigu des préséances
L'innocence
Émerveillée
L'enthousiasme
Sans
limite
La
bonté
Aux
mains
Au
corps tout entier
De
bonté
La
sagesse infinie
Enfant
j'étais un sage
Percevant
sous les mouvements bavards
L'âme
Les
cœurs
Les
souffrances
Les
gaietés
Les
peurs
J'ouvre
des yeux
Rieurs
J'ouvre
des mains
De
feu
“L'amour
vous rendra bons”
Nous
avons retiré de nos yeux
Le
voile
Le
gris de la vie
La
vie nous le redonne
Quelque
peu
Mais
l'âme du monde
Toujours
à la fin s'éclaircit
Nous
avons
Retrouvé
la mine
D'or
Je
l'ai dit
Nous
ouvrons de grands
Yeux
d'étonne
Nous
caressons des âmes
De
la seule douceur de nos âmes
Nous
ne faisons rien d'autre
Nous
appelons cela
La
poésie
C'est
forcément quelque part
Derrière
vos cris
Vos
pleurs
Vos
rages
Et
cet abattement
Discret
qui vous fait
Gris
des yeux
Des
corps
De
l'âme
C'est
un calme
Immense
Qui
exige le respect
Des
couleurs de merveille
Enfants
vous étiez des sages
Connaissant
la paix
L'enthousiasme
La
force le désir
Le
partage
Enfants
vous étiez
Sans
âge
La
sagesse c'est sûr
— Plaisanté-je
? —
N'attend
pas
Le
nombre des années
Homme
solaire
Évidemment
De
bleu de blanc
De
rose et d'or
Homme
à l'amour
De
long vol plané
Homme
sans limites
De
caresse d'extase
Homme…
Enfant…
Sage…
Qui
n'a pas bien haï
Ne
saurait bien aimer
Qui
n'a pas bien massacré
Ne
saurait caresser
Qui
n'a pas pleuré
Tout
le gris de la vie
Ne
saurait voir l'or
Du
Temps
Brillant
Qui
n'a pas bien pilé
Ne
saurait caresser
Du
ventre ou du vit
Et
les ventres et la vie
Qui
n'est pas resté
Glacé
en terreur
Sans
nom
Ne
saurait danser
En
extase
Des
orgasmes
— Calmes
puissants profonds —
De
bonheur
Ne
saurait rester
Illuminé
Tranquille
Immobile
Paisible
De
bonheur
Caressant
de son âme
La
douceur de votre âme
Homme
solaire
Évidemment
De
bleu de rose et de blanc
Et
d'or...
Homme-enfant-sage...
Le
23 juillet 1993.
 |
Homme-enfant-sage
Acrylique sur papier
23 juillet 1993
|
Je
connaissais bien Lin-tsi dont la première traduction mondiale des
Entretiens, par Demiéville, était parue deux ou trois ans plus tôt
; traduction que j’avais achetée dès sa sortie et dont la lecture
me passionnait. Pour moi, il était clair que nous évoquions la même
chose : ce regard premier, et cet état d’avant la
conceptualisation, ce « ravissement d'étonnement que l'Homme
éprouve devant le miracle de l'Être considéré comme un tout »
(pour le dire comme Hannah Arendt que je ne connaissais pas encore
vraiment, et que j’ai citée, entre autres, ici (clic))
par lesquels il s’agit d‘accepter de se laisser de nouveau,
durablement, éblouir. Notre personnalité, notre intelligence
sociales, bourrelées de souffrances, de colères et d’âpres —
et souvent légitimes — préoccupations pratiques étant justement
ce qui nous empêche d'être de nouveau éblouis, de nouveau «
éveillés » à la Merveille.
La
« légitimité » est cependant une notion floue, et on a vu Apollinaire, à la guerre, du temps qu’il était artiflot, se
laisser encore éblouir par les triples croches des « mitrailleuses
boches ».
Notre
personnalité et notre intelligence, pratiques ou philosophiques,
sont donc ce qui empêche cet état unitif : et toutes les
explications que nous voulons lui trouver, après coup, comme les
miennes en ce moment, en renforçant notre réflexion cognitive, sont
également ce qui nous éloigne de son expérience et nous en
distrait : d'où les méthodes abruptes (analytiques, ou celles du
Tch’an) qui, en créant une rupture de la cuirasse intellectuelle
(comme le fait quelques fois l’absurde des koans), permettent
parfois son surgissement ; mais la douceur, l’amour, la mirobolante
extase harmonique de l'amour contemplatif — galant, la Beauté, le
silence, la halte du promeneur — solitaire ou non — offrent à
cet état unitif tout autant d'occasions de se manifester… Et par
des voies bien plus agréables.
La
méditation peut-elle y mener ? Elle fait sans aucun doute beaucoup
de bien, à la santé, au moral etc., et on peut certainement la
pratiquer pour cela mais il est bon de se souvenir de cette anecdote
concernant Mazu, dont Houang-po est un descendant spirituel.
Le
maître Nanque Huirang demanda un jour a Mazu :
—
Dans
quel but êtes-vous assis en méditation ?
—
Pour
devenir Bouddha, répond Mazu. Huirang prit alors un morceau de
brique et se mit à le polir devant l’ermitage de Mazu.
Celui-ci
demanda :
—
Que
voulez-vous faire en polissant ce morceau de brique ?
—
Je
la polis pour en faire un miroir.
Mazu
: Comment peut-on obtenir un miroir en polissant une brique ?
Huirang
: Si l’on ne peut obtenir un miroir en polissant une brique,
comment peut-on devenir
Bouddha en restant assis en méditation ?
Mazu
: Alors que dois-je faire ?
Huirang
: Il en est comme d’un buffle attelé à une charrette. Si la
charrette n’avance pas,
doit-on
fouetter le buffle ou la charrette ? »
Mazu
resta sans réponse, et à cet instant il atteignit l’Éveil.
La
méditation mène à tout, on le voit, mais à condition d’en
sortir.
Cependant,
avec les autres pratiques extérieures, elle a permis à des moines
de justifier leur genre de vie, leur mendicité, leur oisiveté même,
aux yeux des autres membres des groupes sociaux qui les acceptaient ;
comme elle a permis à ces groupes sociaux de canaliser, dans ces
temples et ces pratiques, l’énergie de la jeunesse, ailleurs que
dans le travail ou dans la guerre, tout en offrant des consolations
spirituelles au reste de leurs membres, et des postes et des
carrières à des enfants issus de milieux modestes, ou non. Comme la
philosophie, les religions, l'analyse etc.
Seulement,
retrouver l'Homme vrai sans situation, ce n'est pas seulement "sortir
de la vie de famille", c'est surtout faire une expérience
bouleversante de soi-même et du monde.
L'éblouissement
n'est pas une carrière.
C’est
un aspect — le jeu entre l'acceptation sociale et le bouleversement
radical de l'être par le plongeon dans le sentiment océanique —
que l’on retrouve avec la transmission des objets marquant la
reconnaissance par un maître d’un successeur : s’ils sont
refusés dans un premier temps par ce dernier, pour qui tout cela est
vulgaire et sans intérêt, le vieux maître — qui connaît le
monde, le pouvoir des symboles, les réflexes pavloviens du commun —
insiste toujours en disant : « Prends les quand même ».
Donc
à la question : « Est-il tout, cet éveil ? », la réponse est : «
Non », évidemment, — quoique le boucher de Tchouang-tseu nous ait
appris que son « complément » — le régime du
« céleste », ainsi qu’il le nomme — est d’une
grande efficacité même, et surtout, dans les affaires courantes.
Disons
qu’entre la nuit dans laquelle est plongé le fond mystique des
Hommes, aujourd’hui — au profit de leur petite conscience
sociale, spectaculaire et techniciste —, et une existence
totalement dédiée à la vita contemplativa, il y a sûrement un
autre équilibre et une autre forme d’organisation de la vie
humaine que l’on peut imaginer.
La
« vie contemplative » semble impliquer un regardeur.
La
« vie illuminative » paraît plus proche de la réalité, bien
qu’en français elle sonne comme quelque chose d’un peu
péjoratif.
La
« vie unitive », qui désigne d’ailleurs un stade plus abouti,
plus complet de l’abandon à la « poésie du monde », convient
mieux, il me semble.
Car,
enfin, c'est très simple : d'un coup, Un-dans-la-Beauté.
Il
est trois heures du matin : vous regardez dans le phare de la torche
le palmier, ses fruits jaunes énormes… Et hop ! Vous êtes dedans…
Là,
vous ne pensez plus…
Et
il ne faut surtout pas y penser…
Vous
y êtes…
Ce
n'est vraiment pas grand chose le bouddhisme de Houang-po…
Le
secret c'est de savoir que tout est là, et de ne pas avoir peur de
cet état, — que le Père Wieger, jésuite et traducteur de
Tchouang-tseu, qualifiait avec mépris de coma d’abrutis (je
résume… ).
Lorsque
il m'arrive, très rarement, d'en parler avec des gens, ils me disent
souvent avoir connu de tels états, dans les montagnes, en hiver en
faisant du ski, dans une crique où ils nageaient etc.
Mais
ils l'ont chassé comme on chasse une mouche importune. Le plus
souvent, simplement en s’en faisant la réflexion.
Apprendre
à être dans la Lumière, et à rester dans l’Irréflexion.
«
Atteins à la suprême vacuité et maintiens-toi en quiétude »,
disait Lao-tseu. C’est pourtant très clair.
En
Europe, le quiétisme, où se mêlent à des résurgences gnostiques
et panthéistes du Moyen-Âge, des éléments du Zen irrévérencieux
à la mode de Ikkyu (mort en 1481), du Taoïsme, du Tantrisme et
d’autres sources asiatiques, toutes ramenées en Occident par les
Jésuites qui y étaient partis évangéliser dès 1533 (un
spécialiste de ces questions écrit : « le Diario du chroniqueur
romain Giacinto Gigli, publié en 1958 par Ricciotti, relate, à
Rome, en 1615, la visite d’un groupe de Japonais qui y séjourna
trois mois et qui venait précisément des Indes. Une satire
manuscrite due sans doute à la plume de B. Dotti ironise sur les «
missionari dei Giappone » qui importent en Italie la pernicieuse
doctrine de l’« orazione di quiete ». Bien entendu, « missionari
» est à prendre dans son acception polémique : il ne s’agit pas
de prêtres nippons, mais d’ecclésiastiques italiens, des Jésuites
en l’occurrence, qui, dès 1553, étaient allés en Extrême-Orient
avec des projets d’évangélisation »), en Europe, donc, le
quiétisme n’a jamais pu se développer profondément.
En
France, c’est de la victoire de Bossuet sur Fénelon et de
l’emprisonnement à la Bastille de Jeanne-Marie Bouvier de La
Motte, connue comme Madame Guyon, que date plus précisément le
crépuscule des mystiques.
Et
l’aube, pour la masse de perdition, n’est pas pour demain,
semble-t-il, malgré les lueurs d’aurore boréale de notre
Avant-garde sensualiste (dont l’intitulé est une private joke, due
à Lin-tsi, que je citais à peine détourné, dans Avant-garde
sensualiste 1 ; daté ainsi : Juillet / décembre 2003. (clic)
«
Chers lecteurs, vous prenez pour argent comptant les paroles de
toutes sortes de maîtres, et vous vous dites que là est la
véritable pensée, que ce sont là des penseurs admirables : « Ce
n'est pas à moi, avec mon esprit de profane, d'oser sonder ni
mesurer ces grands penseurs! »
Gnomes
aveugles ! Voilà les vues auxquelles vous vous livrez pendant toute
une vie, allant contre le témoignage de votre paire d'yeux. Et vous
êtes là à trembler comme des ânons sur la glace, les dents
serrées par le froid. « Ce n'est pas moi qui oserais dire du mal de
tous ces grands penseurs ! J'aurais trop peur de commettre une faute
contre la bienséance. »
Chers
lecteurs, il faut être un grand ami de la vie pour oser dire du mal
de ceux qui nous ont précédés, pour oser critiquer le monde,
incriminer leur enseignement, et injurier les petits-enfants qui
viennent à vous, pour aller chercher l'Homme, soit en le prenant à
rebours, soit en s'adaptant à lui. C'est ainsi que depuis déjà
longtemps nous en avons cherchés qui aient des dispositions, mais
que nous n’avons pu en trouver. Il semble que l'on ait à faire
qu'à des apprentis théoriciens, à des jouisseurs novices, pareils
à de jeunes mariées, et qui n'ont qu'une crainte, celle de perdre
leurs maîtres, leurs idoles, leurs respects, et aussi leurs
prébendes, leurs connexions, leurs réseaux, et de se voir privés
du coup du grain qu'on leur donne à manger, de leur sécurité et de
leurs aises.
Jamais,
depuis bien longtemps, l'on a cru aux pionniers d'avant-garde, et il
a fallu qu'ils fussent délogés par d'autres pour que leur valeur
fût reconnue.
Celui
qui est approuvé par tout le monde, à quoi est-il bon ?
C'est
ainsi qu'un rugissement du lion fait éclater la cervelle du chacal.
»
Enfin,
pour finir :
Un
adepte, amateur de citations, rencontre Lin-tsi, en train de se
prélasser dans un pré.
«
[… ]Qu'est-ce que l'Homme dans la nature? Un néant à l'égard de
l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et
tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des
choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un
secret impénétrable, également incapable de voir le néant d'où
il est tiré, et l'infini où il est englouti. », lui dit-il.
Lin-tsi
place ses deux mains l’une contre l’autre. « Et là, il est où,
le néant ? »
L’autre
reste sec.
Bim
! Lin-tsi lui colle une avoinée.
Quelques
jours plus tard, l'adepte revient avec une nouvelle citation, pensant
plaire au moine :
«
L’Homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité
et tout son mérite ; et tout son devoir est de penser comme il faut.
Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son
auteur et sa fin. Or à quoi pense le monde ? Jamais à cela, mais à
danser, à jouer
du luth, à chanter, à faire des vers, à courir la bague etc. et à
se battre, à se faire roi, sans penser à ce qu’être roi et
qu’être Homme. »
Lin-tsi
trace un trait avec son bâton, sur la terre. « Et à ça, il y pense,
l’Homme ? »
L’autre
reste interloqué.
Nouvelle
avoinée.
Quelques
jours plus tard, il revient à la charge :
«
Rien n’est si insupportable à l’Homme que d’être en plein
repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans
application.
Il sent alors son néant, son abandon, son
insuffisance, son impuissance, son vide.
Incontinent il sortira
du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le
chagrin, le dépit, le désespoir. »
Lin-tsi
descend de sa banquette cordée, l’empoigne, lui donne un soufflet,
puis le lâche.
L'adepte
reste debout, figé. Les moines qui se trouvent à ses côtés lui
disent : « Pourquoi ne saluez-vous pas ? »
À
peine l'adepte a-t-il salué, qu’il atteint le grand éveil…
Que
cet éclat vous foudroie souvent et vous garde.
Portez-vous
bien,
R.C.
Vaudey
.