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Peter Paul Rubens – Hélène Fourment
Vienne Kunsthistorisches Muséum.
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Enfant,
j’ai vécu entouré par les Dames : caressé par des Mauresques, câliné par
des Juives, cajolé par une Orthodoxe, et aimé par des Catholiques — ma mère et
ma grand-mère.
Les
hommes, eux, étaient des guerriers respectueux et aimables qui ne croyaient plus
en grand-chose : des légionnaires du temps que la Légion chantait en allemand — mon père
et ses amis — qui, pour les seconds, avaient fait les campagnes de Russie ou de
Libye ; et des anciens de l'Armée française de la Libération — mon oncle et ses compagnons — qui avaient fait celles d’Italie, de
France et d’Allemagne. Et qui devraient bientôt, ensemble cette fois, en faire
une dernière — qu’ils perdraient.
Hormis
ma mère — une femme du monde qui s’était donc éprise d’un aventurier —
influencée sur ce point par la magnifique Russe blanche, ma tante, une
ex-danseuse des Ballets russes de Monte-Carlo — qui se considérait elle-même
comme une demi-mondaine, et qui, dans l’esprit de l’époque, l’était peut-être –
qui fut, longtemps, seulement la maîtresse de mon oncle avant qu’il ne
l’épousât, impressionné non seulement par sa beauté mais surtout par son
courage face au Chaos de l’Histoire, et qui, la dernière fois que je l’ai vue,
dans le salon aux volets blindés et clos, en plein midi, d’une des propriétés
familiales, perdue au
milieu de nos terres, portait sur elle une grenade afin de ne pas être prise
vivante —, hormis ma mère et ma tante, donc, aucune ne considérait ses rondeurs
comme disgracieuses.
Les
Mauresques, celles des douars tout au moins, jouissaient encore, dans les
nuits, dans des transes que leur donnaient des danses qui remontent aux
antiques cultes féminins de la fertilité, et à l’ancestrale domination
matriarcale : on ne leur aurait pas fait honte de leurs formes, si
facilement ; les Juives étaient, comme on s’en doute, des Juives
méditerranéennes — ce qui n’est pas peu dire ; les plus sensibles à la
question restaient l’Orthodoxe, qui en plus d’être jalouse était russe... ; et
les Catholiques qui, maigrelettes, elles, priaient…
L’idée
du temps, sur ces rivages, en ce qui concerne la beauté d’une femme se résumait
donc dans ces trois mots : belle, blanche, grasse.
L’esprit
marchand n’avait pas encore, il est vrai, vraiment créé ces classes moyennes
qui — parce qu’elles veulent oublier et faire oublier leur milieu et leurs
rituels d’origine, sans pouvoir cacher qu’elles n’appartiennent pas aux classes
propriétaires qu’elles singent ou qu’elles envient plus ou moins secrètement —
sont si facilement manipulables, et que la propagande marchande manipule
justement si facilement, par le marketing
de la honte : « Vous avez encore ceci ! Vous n’avez pas
encore cela ! Heureusement, nous vous permettons, grâce à notre produit X,
de vous débarrasser de ceci, et d’avoir cela… »
L’injouissance
étant sans fond et sans fin, la malheureuse néo-créature,
« post-moderne », mainstream
— façonnée par
l’esprit de lucre, et la victoire, après plus de trois siècles de luttes
acharnées, des injouissants de la Banque et des Marchés financiers — pourra toujours changer de couleur, de
nez, de ventre, de femme, de mari, de voiture, de maison, de barreau sur
l’échelle sociale, d’enfants ou de poisson rouge, rien ne la comblera jamais,
sauf à pouvoir connaître et à étaler, au sortir du lit, drapée négligemment « dans sa légère fourrure »,
l'heureuse lassitude d'un jour de noces avec le monde ; — noces que ceux qui les ignorent n’ont
donc pas pu faire inscrire, malheureusement pour elle, ni sur le programme de
son disque dur, ni sur celui de son cœur, brisé, de bronze… que rongent
seulement l’injouissance, la honte refoulée, l'envie, et leurs tourments…
noces, enfin, qui sont ce qui ruine, en un instant, ce sur quoi est bâti le
productivisme spectaculaire, et que trahit ce besoin anormal de
représentation : un sentiment torturant d'être en marge de
l'existence …
R.C.
Vaudey. Le 9 décembre 2012