Cher
ami
(Jeudi
24 juin 2005, sept heures du matin, dans la canicule, les heures
calmes.)
Je
suis assis sous l'immense tilleul qui nous dispense sa fraîcheur et
son calme bienfaisant, près du bassin, et je regarde les carpes Koï,
les ides, les shubukins, tous parfaitement vifs et joueurs à cette
heure, qui se poursuivent entre les iris ; les carpes amour ne se
quittent pas.
C'est
de là que je t'écris et que je vais essayer, pour répondre à tes
interrogations, de te dépeindre un peu la situation en Europe et en
France, du moins telle que je la vois. De loin.
J'ai
pris connaissance de quelques-uns des livres dont tu me parlais.
D'une
certaine façon, ils me paraissent être à l'image des
préoccupations et de cette recherche de nouveaux re-pères de la
classe moyenne occidentale telle qu'elle s'est maintenant plus ou
moins mondialisée.
Partout
on voit ici réapparaître cet intérêt pour les systèmes de pensée
extrême-orientaux et pour les mystiques en général : on nous
reparle des sannyâsin, on nous expose l'approche tantrique de
l'amour, la kundalinî et les chakra sont évidemment au rendez-vous,
le zen aussi, bien entendu. Ici, en France tout du moins, il y a un
vrai engouement pour cela. Les boutiques et les rayons
“spiritualistes” fleurissent un peu partout.
...
Tu
m’écris que tous ces livres te rappellent ce que nous observions
il y a maintenant près de 25 ans, en Inde, avec la classe moyenne
européenne de cette époque-là que l'on voyait débarquer sur nos
plages, par petits groupes, psychanalystes rescapés ou fatigués des
combats de chapelles, avocats ayant lâché le barreau de l'échelle
sociale sur lequel ils étaient parvenus à se hisser, étudiants
étudiant la question et hésitant à sauter définitivement le pas
et à s'intégrer (ou à se désintéger) dans le gouffre de la
grande machine spectaculaire marchande, publicitaires dégoûtés de
tout et d'abord d'eux-mêmes etc., et qui, pour beaucoup, finissaient
à Poona, chez Osho. (Muelh avait peut-être déjà fermé sa
boutique et ses orphelins se cherchaient un autre père...)
Ce
gredin d’Osho (qui s’appelait peut-être encore Rajneesh, à
moins que ce ne soit l’inverse... ) les engageait à pratiquer des
formes détournées de thérapie primale, l'acupuncture, les shiatsu,
l'ayurveda, bien entendu le tantra ; tout le monde était
parfaitement conscient de ses chakra, noués, bien sûr, mais, grâce
au yoga ou à la méditation (transcendantale ou zen) chacun sentait
bien qu'il pouvait “retrouver en lui le bouddha et obtenir le
satori”.
(C’est
le cas de figure que Lin-tsi décrit à peu de chose près ainsi
“l'adepte se présente au maître la gangue au cou, chargé de
chaînes. Le maître lui remet une gangue de plus et des chaînes
nouvelles. L'adepte est tout content. Ni l'un ni l'autre ne sont
capables de discernement. On parle alors d'un visiteur examinant un
visiteur.”).
Après
tout Nietzsche avait probablement raison : l'homme du troupeau
(qu'il soit d'Europe ou d'Asie) a toujours besoin qu'on lui donne de
quoi espérer et de quoi s'occuper ; qu'on lui donne de l'espoir qui,
comme le disait Vaneigem, est la laisse de la soumission ; la
religion catholique avait offert aux hommes l'espoir d'un au-delà
qui leur permettait de supporter les souffrances de la vie ici-bas ;
le bouddhisme leur offre une forme d'espoir “ici et maintenant”,
le satori, et il s'en trouve toujours un certain nombre qui
manifestent leur nature profonde de malheureux et d'imbéciles en se
montrant désireux de se créer un petit troupeau (gourous et maîtres
à penser en tous genres), et d'autres qui sont tout émus de se
trouver un maître.
Qu'importe
la discipline pourvu qu'on ait la laisse, voilà le credo de l'Homme
de la société de l'injouissance, dernier rejeton du patriarcat
(cela fait donc quelques milliers d'années que cela dure… mais ce
n'est cependant qu'une broutille si on rapporte la durée historique
de cette forme particulière du sadomasochisme, dû à la castration,
aux centaines de milliers d'années d'existence de l'espèce
humaine...)
...
De
ce point particulier de l'Histoire que nous occupons, nous pouvons
considérer tous les voiles idéologiques que l'Homme a jetés sur le
monde, indifféremment ; ce qui est important à partir de ce point
particulier que nous occupons, c'est le jeu de la création poétique
mais aussi “philosophique”, c'est-à-dire la construction, le jeu
avec l'élaboration de systèmes de pensée qui soient favorables au
développement de l'humain tel que nous l'entendons.
La
pensée chinoise qui se calque sur le rythme de la saison (le temps
cyclique agraire) manque quelque peu de chair etc...
La
pensée occidentale, elle, avec sa vision particulière du temps,
linéaire, est, de son côté, imprégnée par l'obsession de la fin,
de la mort, de l’Apocalypse. Donc, ni l'une ni l'autre ne convient,
en tant que telle — sauf évidemment pour ceux qui cherchent du
préfabriqué. Pour s'abriter. En temps de crise, le préfabriqué,
pour s'abriter...
....
L'animal
grégaire est une demie-bête habituée au bâton, et la première
chose qui se manifeste chez lui lorsqu'on lui retire une partie de
ses chaînes, ce sont les pulsions secondaires, le réactif, la rage
destructrice et auto-destructrice que la loi du troupeau, la
castration et le dressage ont produits chez lui.
Même
si, contrairement à l'ancienne religion et même à une certaine
façon de comprendre la psychanalyse orthodoxe, je ne pense pas que
cela soit le fond indépassable de l'Homme, et même en relativisant
cela aux grands systèmes de pensée, aux grands systèmes sociaux
patriarcaux qui ont produit cela, je pense qu'il est toujours bon de
garder comme base rythmique dans la considération de ceux que l'on
rencontre cette possession par le mal (le besoin de se détruire ou
de détruire) chez chacun (à commencer par nous-mêmes et ceux qui
nous sont les plus proches — tu connais sans doute ce mot : “Que
l'on me protège de mes amis, je me charge de mes ennemis”), à
l'esprit.
Nietzsche
voit bien cette négativité dans le nihilisme européen, et sent bien
la terreur qui imprègne l'art et la pensée occidentale. Tout ce qui
est beau et grand en Occident a été produit par la peur : peur du
péché, demande de miséricorde à un Dieu despotique et oriental :
lorsque l'Homme a peur il fait de très belles choses ; lorsqu'il est
dans la volonté de toute-puissance (c'est un peu une saloperie de
faire penser à Nietzsche la volonté de puissance comme volonté de
volonté de puissance — même s’il l’a cherché par certains de
ses aphorismes — car le meilleur à prendre chez lui c'est
justement la notion de jeu et d'innocence — qu’il dit lui-même,
dans un des derniers aphorismes de La Volonté de Puissance
devoir aux “Védantas” et à Héraclite —, il fait des choses
laides et des horreurs.
Que
fera-t-il lorsqu'il aura dépassé ces stades historiques de
l'infantilisme ? A quelle combinaison de merveilles doit-on
s'attendre ?
...
suite...
Donc,
ici, pour tous, la richesse semble être celle que manifeste la
“jet-set”. Cocaïne, alcool, drogues diverses, “défonce”,
orgie et libération sexualisée de toutes les fantaisies infantiles
(narcissiques, exhibitionnistes, voyeuristes, sadomasochistes etc.)
avec passage à l'acte obligé.
Ce
qui est une définition purement diabolique du plaisir et de l'Homme.
Et de la richesse.
Définir
la jouissance comme la réalisation des fantasmes nés de la
castration et de l'état énergétique misérable (avec le
ressentiment que cela implique) qui sont nés de cela, c'est, au
mieux, avoir trente ans de retard, et l'ignorer, et, au pire, être
un mort-vivant, tendance démon. Comme disait J. P. (qui était
droitier...) : j'ai ma main droite pour satisfaire l'enfant malade,
frustré, revanchard, diabolique... et un corps aimant pour celle que
j'aime.
La
perte du sens qui s'étend du haut en bas de l'échelle sociale et
qui traverse toutes les générations est proprement hallucinante.
Mais aussi, au sens strict du terme, hallucinée.
C’est
quelque chose qu’il faut prendre en compte lorsque l’on considère
ce qui se fait en matière de moeurs, de relations « amoureuses»,
et aussi ce qui se pense, ce qui s`écrit. Tout le monde est
défoncé. D’une manière ou d’une autre. (Cf. le livre de
Sorrente que tu me signalais.)
Dans
cette optique, il ne faut pas être trop critique vis-à-vis des
“spécialistes”, car dans une époque de naufrage et de
déboussolement absolu ils représentent, au moins sur le plan de
l'obstination, le minimum d'un surmoi cohérent au milieu du
déchaînement des pulsions infantiles réactives généralisées.
Évidemment pour la plupart plutôt psychorigides, désabusés et
donc pas très bien armés pour réenchanter le monde, ils forment
une sorte de rempart intellectuel (l'opium de la théorie) encore
indispensable dans la misère présente du monde débordé par le
débondement des pulsions destructrices et autodestructrices que plus
rien ne retient.
Il
est assez étrange de remarquer que ce que nous avons connu il y a 25
ans — à B. dans les “parties” que donnaient Richard G., John
M. etc., les grandes maisons “dans le style colonial portugais”,
les kilos de haschisch afghan (les plus grands crus) sur les tables,
les jarres remplies “d'acid-punch”, les saladiers de cocaïne où
les gens puisaient à pleines mains, et les débuts de la transe
“techno” — soit ce qui fascine la jeune génération
d'aujourd'hui. Qu'elle assimile au luxe suprême.
...
Tu
te souviens, peut-être de ce contrebandier allemand qui habitait
près de Francfort à l'orée d'un terrain de golf et qui fournissait
les banquiers en cocaïne ; et qui expérimentait toutes sortes de
drogues. Il nous avait donné, à A. et moi, du M.D.A. De façon tout
à fait artisanale, il avait élaboré ce psychotrope selon la
recette d'un de ses amis chimistes qui, après avoir quelque temps
essayé ce produit, avait fabriqué, disait-il, une machine pour se
suicider. Une sorte de siège qui l'avait saisi et étranglé. Je
n'ai jamais su dans quelle mesure cette histoire était vraie ou non.
Il m'expliquait que le produit était fabriqué à partir de noix de
muscade, et qu'il pensait installer son laboratoire en Inde parce que
la matière première était abondante et bon marché. Et la
main-d'œuvre aussi, je suppose. Nous l’avions rencontré, je
crois, lors de cette première transe “techno”, cette première
“rave party”, c'était pendant la saison 1983-1984, au-dessus de
“Disco valley”, à Vagator, sur une colline de latérite rouge,
et cela s'appelait “Bal Champêtre”.
Qui
aurait pu imaginer alors (mis à part les anciens provos d’Amsterdam
— les amis de Constant, qui avait fait partie de l’I.S — qui
étaient là et qui ont œuvré à cela...) la mondialisation
de ce “Bal Champêtre” brutal et possédé, de cette rave-party
qui se développait, à ce moment-là et à cet endroit précis, sur
les désillusions, “les rêves partis” de beaucoup de ceux qui
séjournaient là parce qu’ils avaient refusé, d’une façon ou
d’une autre, d’adhérer au Vieux Monde.
Le
D.J. était un psychiatre américain qui venait de Détroit, me
semble-t-il. J'étais avec X., lui aussi jeune psychiatre. Il était
particulièrement étonné et en même temps inquiet de la santé
mentale de son confrère qui visiblement jouait — avec cette
musique, à ce moment pour nous neuve, étrange et volontairement
inquiétante — de cette assemblée, en transe, de jeunes gens tous
profondément imbibés non seulement de haschisch et d'alcool (cela
allait de soi) mais aussi et surtout, à l'époque, de cette espèce
de LSD coupé aux amphétamines qui circulait, les plongeant, par
certains morceaux, dans le ravissement “extatique”, les
terrifiant à d'autres moments, les faisant passer ainsi, à son gré,
par toutes sortes d'états “d'âme”. Cette forme de transe, et de
manipulation d'une foule en transe, par un de ses confrères,
l'inquiétait.
Qui,
vraiment, aurait pu soupçonner la mondialisation de cette
sorte de manipulation des foules avides d’un “maître” (de
“cérémonie”) et de cette “party” qui était donnée, cette nuit-là, pour
quelques centaines de personnes.
La
scène gay qui commençait de découvrir Goa, la saison suivante,
s’est peu à peu intéressée à cela. Déjà en 1983/84 certains
ont commencé à ramener l'idée de faire des “parties” qui
durent plusieurs jours d'affilée, pendant lesquelles les gens sont
soumis à cette transe sous les effets conjugués de la musique, de
ce mauvais LSD, du haschisch, du speed, de la cocaïne et du reste ;
et cela a commencé à faire son chemin, chacun ramenant cette
expérience vers son pays d'origine : les Allemands ont ramené ça
à Berlin-ouest, les Anglais à Londres, beaucoup ont passé l'été
à Ibiza où peu à peu, cela a fait école.
Malgré
tout, le romantisme du début des années 70, le sentiment de la
fraternité qui existait entre tous ces gens, faisait qu’un élément
n'était pas présent — qui aujourd'hui fascine et saisit tout le
monde — : c'est celui de la prostitution. Ni même celui de
l'orgie sexuelle.
Mais
il faut dire que la misère et aussi, bien sûr, la misère sexuelle,
sentimentale n’étaient pas ce qu’elles allaient devenir. C’était
avant l’apparition du sida. Personne n’en avait entendu parler,
sauf peut-être certains gays pour avoir vu leurs amis en être
frappés (l’idée généralement répandue alors, chez ceux qui
connaissaient ce fléau, était d’ailleurs qu’il touchait
uniquement cette “scène”) — et vraisemblablement la terreur
qu’ils en ressentaient leur donnait-elle, avec le reste, cette rage
de “s’éclater” dans cette nouvelle forme de la possession —
et de la transe “musicale” —, tout comme la nouvelle terreur et
la nouvelle misère sexuelles, sentimentales, économiques l’ont
donnée dans la suite de cette période qui s’ouvrait, dans le
début des années 80, au reste du monde qui, plus ou moins
violemment et rapidement, s’est trouvé confronté à toutes ces
sortes de nouvelles terreurs et de nouvelles misères.
Mais,
pour la plupart des aventuriers qui se trouvaient là, il restait
alors encore l'idée (était-ce l'Inde qui voulait cela, était-ce le
souvenir des trips sous acide lorsque l'acide n'était pas encore
coupé aux amphétamines), que le sexe était à la fois glorieux et
illuminant. On trouve une référence à cela chez Sollers, dans
Poker, lorsque, faisant allusion à peu près à la même
époque (et c'est certainement dû à l'époque), il parle d'un
niveau de conscience, plutôt élevé, atteint en fumant beaucoup (et
peut-être aussi avec l’aide d’autres substances...) et en
faisant l’amour avec de belles femmes aux corps harmonieux.
En
80/85 ce qui dominait encore à Goa, malgré tout, même si beaucoup
s'étaient trop brûlé les ailes à trop de choses pour croire
encore à quoi que ce soit, c'était l'idée (ou le souvenir de
l’idée) que le sexe pouvait être une voie royale vers l'absolu de
la jouissance et vers un accord mystique avec le monde.
C’était
en tout cas déjà la mienne.
Petit
à petit, donc, la mafia et les dealers ont remplacé les anciens
hippies qui étaient devenus contrebandiers, dans les années 70,
pour satisfaire d'abord leurs amis et eux-mêmes (le cas des
Hollandais), la scène gay s'est emparée des lieux dont je parle,
des fêtes, de cette musique, de la transe, et a fusionné avec la
partie la plus riche et la plus oisive du capitalisme international —
ce que l'on voyait déjà à Goa (et à Ibiza) où certains des
représentants de ce capitalisme d'ultra-riches venaient “s'encanailler”.
Ces
gens-là se sont eux-mêmes “vendus” aux grandes firmes
internationales, et cela a renouvelé le spectacle des produits
manufacturés destinés aux employés de la société spectaculaire
marchande qui, de leur côté, ont peu à peu, ou brutalement, été
sortis de leur mauvais rêve consumériste et plongés dans cette
nouvelle misère matérielle et sexuelle ; sentimentale. (Chômage et
sida. Atomisation concurrentielle effrénée, rage, prostitution. Et
puis, fuite dans la folie déchaînée : “religieuse”,
consumériste, pornographique.)
Ainsi
s'est constitué le besoin et l’image de la jet-set à partir d'un
détournement de ce que ces gens de l’ancienne contre-culture
avaient recherché, et en utilisant les mêmes ingrédients : la
plage, le sexe (remplaçant l’amour), le surf, les bateaux, le
soleil, les drogues et l'alcool, les vagues, la danse sous la lune,
mais en variant chaque chose dans le sens du pire et de telle façon
qu'à la fin l'humanité qui se trouvait encore (ou déjà) dans
toutes ces choses, soit perdue.
Avant-garde
sensualiste 3 (Janvier 2005/Juin 2006)
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