Le
Programme Hors-du-commun
Nietzsche
:
Qu'un
homme résiste à toute son époque, qu'il l'arrête à sa porte et
lui fasse rendre compte, cela exerce forcément de l'influence !
Qu'il le veuille, peu importe, qu'il le puisse voilà le point.
Breton
:
Le
Dieu qui nous habite n'est pas près d'observer le repos du septième
jour.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Dans
l'émouvant mouvement
Du
sable mouvant
Aspirant
De
votre corps aimant
De
mon corps aimant
La
dérive heureuse
Océane
L'exploration
tendre
Profonde
Détachée
Du
Temps
Et
des méandres voluptueux
De
la sensitive
Explosive
- fixe
Chaque
mouvement
Chaque
retrait
Chaque
pénétration
Chaque
constriction aspirante
Nous
découvre les terres fermes
Les
grottes sous-marines du Grand Cœur du Temps
La
main dans la main nous découvrons les enchantements de votre Palais
Idéal
Aquatique
Je
suis le plongeur qui dérive
Vers
votre cœur
Sans
hâte
Amplement
Vous
êtes l'océan
La
houle tous les deux
Nous
prend.
Breton
:
L'idée
de l'amour allait droit devant elle sans rien voir; elle était vêtue
de petits miroirs isocèles dont l'assemblement étonnait par sa
perfection. C'étaient autant d'images de la queue des poissons,
quand, de par leur nature angélique, ceux-ci répondent à la
promesse qu'on peut se faire de toujours se retrouver
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Notre
aura bleue
Liserée
d'or
Cette
vapeur bleutée
Entourant
nos corps
Au
paroxysme
— Savouré
puissamment dans le ravissement étonné —
Du
plus ardent du plus doux du plus pénétrant
Du
plus éblouissant du plus irradiant
Mouvement
De
leur corps à corps
Si
loin de tout
De
mes yeux si lointains
Je
l'ai vue
Puissance
altière
La
vôtre la mienne
Sensations
en excès délicieux
Extraordinaire
ardeur printanière
En
renouveau d'excès voluptueux
Délices
débordés sentimentaux
Tout
concourait
Il
est vrai
— Ton
con court et
Ardent
De
feu et d'eau
Mon
sexe turgescent
Long
et lent
Vif
et ardent
Parfaitement
Et
tous leurs emportements —
Tout
concourait excessivement
À
cette palpitation de bleu et d'or
Irisant
En
brume divine
Nos
corps
Éternité
du Temps
Rien
ne passera
Et
souvent des amants
Dans
la suite du temps
Relisant
cela
S'embrasseront
S'embraseront.
Pour
l'heure
Tout
à notre gloire
Tout
alanguis de ces rayonnements
Après
avoir traversé la terre
De
notre sommeil si lourd et si bon
Excessivement
Nous
restons sans paroles et sans force
Dans
la langueur attendrie du soir
L'amour
est le feu ardent
La
vie même
Son
éblouissement
Y
demeurer
Décidément.
Breton
:
L'aurore
boréale en chambre, voilà un pas de fait ; ce n'est pas tout.
L'amour sera. Nous réduirons l'art à sa plus simple expression qui
est l'amour...
Marcel
Duchamp (s'adressant au public…) :
Je
n'ai pas connu d'homme qui ait une plus grande capacité d'amour. Un
plus grand pouvoir d'aimer la grandeur de la vie et l'on ne comprend
rien à ses haines, si l'on ne sait pas qu'il s'agissait pour lui de
protéger la qualité même de son amour de la vie, du merveilleux de
la vie. Breton aimait comme un cœur bat. Il était l'amant de
l'amour dans un monde qui croit à la prostitution. C'est là son
signe.
...
La
grande source d'inspiration surréaliste, c'est l'amour. L'exaltation
de l'amour électif, et Breton n'a jamais accepté que quiconque du
groupe, par libertinage, démérite de cette idée transcendante. Il
l'a écrit : “J'ai opté en amour pour la forme passionnelle et
exclusive, contre l'accommodement, le caprice et l'égarement...”
...
Qui
plus que lui a médité sur la dérision du bonheur humain, a médité
sur les causes de conflit et d'antagonisme qui pourraient surgir,
même lorsque la société sans classes sera instaurée ; qui mieux
que lui a frôlé la grande explication surréelle de la vie; cette
prise de conscience totale d'une vérité sans frontières, qui a
plus aimé que lui, ce monde en dérive ?
Le
Chœur des Libertins-Idylliques entame alors ce discours à leur
propre gloire :
L'opéra
fabuleux de l'extrême et joyeuse fécondité de l'Homme.
Le
Manifeste
sensualiste
scelle définitivement la fin du premier acte de cet opéra fabuleux
de l'apparition du Je, de l'individu, sur la scène du monde et de
l'Histoire, premier acte marqué –- après l'apparition de
l'individu sur les ruines de la famille clanique et de l'ordre féodal
et divin -– par l'exploration que l'humain, dans son
unicité, a faite de lui-même par les moyens de l'art, de la
littérature, de la réflexion philosophique et aussi, bien sûr, de
la pensée et des techniques exploratoires analytiques, et qui selon
nous s'est terminé au tournant des années soixante et soixante-dix
du siècle dernier ; il était difficile de se servir, dans ce but,
de l'écriture, de la langue, et même du corps, plus intensément
que ne l'avaient fait Artaud après la guerre, ou dans un autre domaine
de l'art, et pour ne citer qu'eux, les actionnistes viennois dans les
années soixante.
Bien
sûr, certains viendront encore longtemps, et de plus en plus, se
faire hara-kiri sur scène ou dans des livres ou se livreront à
d'autres délicatesses du même genre : c'est un filon rentable
; mais dans cette apparition de l'humain dans l'Histoire que
traduisent, tout en les rendant possibles, à la fois l'art, la
philosophie et la littérature, le moment était arrivé où il
fallait sauter le pas, où il n'était plus possible de tourner
autour du gouffre du "noyau de nuit sexuel" et du reste,
dont parlait Breton -– gouffre qu'il pensait infracassable alors
que la suite a montré qu'il ne l'était pas –- où il n'était
plus possible donc, de tourner ainsi, dévoré par le feu, même gavé
de laudanum, de LSD ou de mescaline (Michaux, Huxley etc.) scandant,
avec "la boule à cris" et le marteau d'Artaud, la peur
d'entrer dans le véritable labyrinthe infernal de la souffrance
infantile et existentielle, le tout esthétisé par des littérateurs
et des spectateurs tout à fait pénétrés du sentiment de leur
indignité devant un si beau martyr, et qui –- comme Gide l'avait
dit, textuellement, au sortir de la conférence au Vieux-Colombier en
1947 où il avait dû relever Artaud effondré –- se sentaient,
devant cela, devant une si grande détresse, des jean-foutre : il
fallait — au moins pour ceux qui tournaient autour de ce pot,
pourri de chagrin et de souffrance — pour retrouver les grâces
infinies, la puissance infinie de la poésie vécue, réaliser, et
sans art ni spectateurs, ces plongées verbales et non verbales dans
les profondeurs de l'histoire individuelle, à la recherche de ce qui
avait pu entraîner, provoquer le déclenchement, le refoulement,
l'accumulation de cette violence et de cette souffrance. Non plus
esthétiser mais revivre, nommer, comprendre ; ramifier, et,
finalement, raffiner la conscience. Et il fallait, dans le même
temps, redéfinir l'Histoire et son intelligence.
Bien
entendu le "bon ton de la noirceur et de la névrose" ne
passera pas de sitôt puisque les conditions mêmes de la vie, et
tout le reste que nous connaissons bien maintenant, le produisent et
le reproduisent sans cesse. Cependant le Manifeste
sensualiste
en marque, pour ceux que l'histoire des idées et des avant-gardes
intéresse, le terme théorique, poétique et artistique.
Évidemment,
le résultat théorique, poétique et artistique de cette
confrontation individuelle –- et non médiatisée par les moyens de
l'art –- avec l'enfer personnel marque seulement un saut qualitatif
dans l'histoire de ce courant particulier des arts, de la philosophie
et de la poésie qui, d'une façon ou d'une autre, avait été
concerné par les puissances du nihilisme dans l'Homme (Sade en ayant
été, avec les moyens de la littérature, un de ses premiers
explorateurs) ; un autre courant, lui, ne s'était jamais laissé
séduire ou impressionner par le désespoir et la souffrance et leur
pauvre rejeton qu'est le nihilisme, vraisemblablement parce que ceux
qui le représentaient étaient de plus belles et de meilleures
natures.
Aujourd’hui,
nous constatons partout que tout ce qui souffre a pris un goût
masochiste -– que la fureur du monde encourage -– pour sa
souffrance, et même s'en est fait une raison de vivre et un fonds de
commerce, et que la société de l'Injouissance, dont nous parlons,
non seulement produit cette perception-là de la vie et du monde,
mais encore qu'elle en favorise largement l'expression ; qu'elle est
construite en partie sur et par cette misère.
Mais ce goût
spectaculaire, marchand et finalement esclavagiste -– et ne tendant
nullement à la fin de l'esclave moderne, au contraire –- pour la
noirceur et la névrose, si habilement médiatiquement exploitées, a
fini par lasser les plus vivants.
La
Renaissance sensualiste qu'annonce le Manifeste
sensualiste
est donc bien, dans ce sens, le deuxième acte de cet opéra
fabuleux, même si l'on sait aussi que l'on s'affronte dans la salle
et sur la scène, que cette scène et cette salle elles-mêmes sont
menacées par ces affrontements, bref que rien n'est encore joué.
Pour
exemple de ceux qui ne s'étaient jamais laissés impressionner par
la souffrance et la misère citons La Mettrie :
"La
volupté a son échelle, comme la nature ; soit qu'elle la monte ou
la descende, elle n'en saute pas un degré ; mais parvenue au sommet,
elle se change en une vraie et longue extase, espèce de catalepsie
d'amour qui fuit les débauchés et n'enchaîne que les voluptueux."
L'art
de jouir.
Ajoutons
enfin que l'attachement des autres aux aspects méphitiques de l'âme
humaine a finalement amené à leur compréhension, et donc à un
déploiement essentiel de la raison dans ces régions désolées du
monde.
Nietzsche,
très en forme et tout à fait au fait des choses, pour finir par la
belle utopie, conclut ainsi :
L'arbre
de l'humanité et la raison.
"Ce
surpeuplement de la terre que vous redoutez avec votre myopie sénile
fournit justement leur grande tâche aux plus optimistes : il faut
qu'un jour l'humanité devienne un arbre qui couvre tout le globe de
son ombre, avec des milliards et des milliards de fleurs qui, l'une à
côté de l'autre, donneront toutes des fruits, et il faut préparer
la terre elle-même pour nourrir cet arbre. Faire que l'ébauche
actuelle, encore modeste, grandisse en sève et en force, que la sève
circule à flot dans d'innombrables canaux pour alimenter l'ensemble
et le détail, c'est de ces tâches et d'autres semblables que l'on
déduira le critère selon lequel un homme d'aujourd'hui est utile ou
inutile. Cette tâche est indiciblement grande et hardie ; nous en
prendrons tous notre part, afin que l'arbre ne pourrisse pas avant le
temps. Un esprit historique réussira sans doute à se mettre sous
les yeux la nature et l'activité humaine dans toute la suite des
temps, comme nous avons tous sous les yeux le monde des fourmis, avec
ses fourmilières artistement édifiées. À en juger
superficiellement, l'Humanité aussi donnerait lieu dans son
ensemble, comme les fourmis, à parler "d'instinct". Nous
nous apercevons, à un examen plus serré, que des peuples, des
siècles entiers s'évertuent à découvrir et expérimenter de
nouveaux moyens par lesquels on pourrait faire prospérer un vaste
groupement humain et en définitive le grand arbre fruitier de
l'humanité dans sa totalité ; et quelques dommages que les
individus, les peuples et les époques puissent subir lors de ces
expériences, c'est chaque fois pour certains individus le dommage
qui rend sage, et leur sagesse se répand lentement sur les mesures
prises par des peuples, des siècles tout entiers. Les fourmis aussi
se trompent et se méprennent ; l'humanité peut très bien dépérir
et se dessécher par la stupidité des moyens, avant le temps ; ni
pour celle-là ni pour celles-ci il n'y a d'instinct qui les guide
sûrement. Ce qu'il faut, c'est plutôt regarder en face cette grande
tâche de préparer la terre à recevoir cette plante d'une extrême
et joyeuse fécondité –- tâche de raison pour la raison !
Avant-garde
sensualiste 1 Juillet/Décembre 2003
.
.