![]() |
Janvier
1993
|
Chère
amie,
Dans
la suite de ce que je vous écrivais dans mon précédent courrier,
je vous transmets ce petit
texte que j’ai
intitulé :
Éblouissement
“post-orgastique”
« Je
suis encore toute [illisible]. Je ne me sens ni arrivée ni partie,
je ne sais pas où je suis, je ne suis nulle part. En tout cas, pas
loin de toi, ça, c’est impossible. Je ne sais pas comment le
dire : je n’ai pas encore réussi à être séparée de toi.
Je sais que ça m’arrivera ce soir, ou demain, quand je serai tout
à fait réveillée et
que le temps se mettra de nouveau à couler.
Depuis
hier, je suis vraiment hors du temps […
]. Mon amour, je ne savais pas que ça pouvait être comme ça
l’amour »
Ici,
nous faisons ces expériences particulières avec le temps de
l'éblouissement “post-orgastique”, le nombre de jours pendant
lesquels, lorsque l'on est “sans affaires” et sans souci [… ],
dure la vibration poétique et pendant lesquels se prolonge cette
ouverture du temps poétique que procure la jouissance amoureuse.
J'appelle
ça la rémanence.
Voilà,
en fait, le genre d'expériences auxquelles nous nous livrons. Depuis
quatorze ans.
Qui
fait cela ? Qui peut se consacrer à ces “expériences” sur la
durée de la vibration poétique entraînée par la jouissance
amoureuse ? Je ne crois pas que ce soit faire ombrage aux autres
formes du “plaisir” (hétérosexuel, homosexuel etc. : je
veux dire “prégénital”) que d'opposer cette vibration poétique
qu'ouvre l’“extase harmonique” génitale, telle que nous
l'entendons, aux satisfactions qu'offrent ces formes prégénitales
de la jouissance car aucune, je crois, n'y fait référence ni même
n'y accorde la moindre importance.
Et
je crois que tous méprisent cela bien comme il faut. Aussitôt dit,
aussitôt fait ; aussitôt fait, aussitôt oublié.
Par
exemple : un libertin décrit ses rendez-vous multiples avec des
nymphettes et dépeint le profond dégoût qu'il a de
lui-même, quelques heures après ces rendez-vous.
Les
uns et les autres, nous pouvons utiliser le même mot de jouissance.
Il est évident que nous ne parlons pas du tout de la même chose.
« [X.
],
je l’ai aimé, certes, mais sans vraie réciprocité ; et sans
que nos corps y soient pour rien. [Y.
],
ça m’a bouleversée qu’il m’aime et moi je l’ai beaucoup
aimé aussi ; mais surtout à travers l’amour qu’il avait
pour moi, et sans vraie intimité et sans jamais lui être
donnée au-dedans de moi. »
« Cet
élan, mon amour, de tout moi vers tout de toi : je t’adore,
corps et âme, de tout mon corps et de toute mon âme. […
]Tu es mon destin, mon éternité, ma vie, ma joie, le sel et la
lumière de la terre. Je me jette dans tes bras et j’y reste sans
fin. Je suis ta femme, à jamais. [… ] ».
[…
] Donc, en
ce qui nous concerne, nous jouons avec la jouissance et sa rémanence
poétique.
Nous
expérimentons les nouveaux jeux du libertinage du XXIe siècle,
tendant à l’idyllisme, de cette troisième forme du libertinage
que nous avons inaugurée, en nous inspirant de ceux inventés par
nos élégants devanciers (“l’air de lendemain”).
Nous
faisons ces expériences avec la rémanence poétique qui suit la
jouissance amoureuse et nous observons ce à quoi elle donne
naissance : poèmes, textes, rires, peintures, sculptures, toutes les
idées diverses d'architectures, d'installations, de dispositifs
baroques etc. (ce que nous pouvons réaliser et également ce que
nous devons nous contenter d'imaginer.)
Les
gens qui n'aiment pas ce que nous explorons, ni les moyens que nous
utilisons pour cela (l'abandon amoureux, la reconnaissance de
l'autre, la jubilation poétique ou le calme abandon etc.),
trouveront que toutes ces manifestations (textes, poèmes, peintures
etc.) n'intéressent personne.
Eux-mêmes
ne nous cachent rien ni de leurs goûts ni de leurs inspirations.
Chacun peut donc être parfaitement satisfait puisque chacun fait
exactement ce qu'il a envie de faire.
Pour
nous, je crois seulement que nous sommes l'Avant-garde du Temps.
R.C.
Vaudey Avant-garde sensualiste n° 3 ; janvier 2005/ juin 2006
Post-scriptum
Les extraits entre guillemets (que j'ai inclus, pour la démonstration, dans mon texte de 2005, — et dont les passages soulignés l’ont
été par nous) proviennent d’une lettre
que Simone de Beauvoir écrivit en 1953 — lettre que
vous pourrez trouver en ligne ici.
Ces
extraits me semblent confirmer ce que je vous écrivais dans mon
précédent courrier, lorsque je vous disais que « nos
recherches sur l'amour et le merveilleux prouvent que l’ascétisme
n'est d'aucune utilité pour retrouver l’outre-Ciel —
appelé, selon les différents systèmes religieux, satori,
illumination, extase, épiphanie etc. — par cette expérience
béatifique du silence et ce saisissement soudain par l’imprédictible
et indicible expérience de la jouissance du Temps, —
à
laquelle l’accord des puissances et des délicatesses réciproques
et partagées, dans l'amour charnel et, finalement, l’extase
harmonique mènent
bien
plus sûrement et bien plus
élégamment. »
L’abandon,
le don amoureux, on
le voit également
dans ces quelques lignes,
sont le chemin le plus
bouleversant et le plus heureux, qui
mène le plus sûrement et le plus immanquablement à la
jouissance du Temps,
à cette flottance poétique, à
ce retour béatifique à
l’outre-Ciel
compris comme
retrouvailles mystiques avec nous-mêmes en tant
qu’Indicible-même.
D’autres,
avant nous, on le voit,
avaient
eu, entrevu,
ces veines merveilleuses qui auraient
pu les
mener
à la découverte de la mine
de l’or du Temps ; à
l’affirmation littéraire
et artistique,
et à la conceptualisation
historique, psychanalytique, philosophique de
l’amour contemplatif —
galant ; mais,
par manque d’extrémisme
poétique et
sentimental,
ils avaient négligé de
le
faire, — l’ayant
sacrifié
au reste.
Le
grand libertinage,
ainsi que
nous l’avons nommé,
le libertinage mystique —
donc galant —,
implique que l’on ne se prenne plus pour rien du tout du monde, et
tous ceux qui nous ont
précédés ont soit été ignorés de l’amour, soit ont cru, alors
même que sa
grâce avait illuminé leur vie,
qu’ils pouvaient —
ou qu’ils devaient —
être, dans
le siècle et dans son
Spectacle,
les
activistes et les
propagandistes d’autre
chose que de l’accomplissement et de l’accord
galants,
mystiques,
extatiques-amoureux
des femmes et des hommes,
— depuis
si longtemps séparés et en guerre, ouverte ou larvée.
C’est ce qui nous a fait cette nécessité de rendre publiques et de théoriser nos aventures poético-amoureuses, qui sont sans doute ces « relations charnelles et affectives dont nous n’avons pas idée » dont parlait Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe —, alors même que nous ne voulions être ni des théoriciens ni des personnages publics (personnages publics que nous ne sommes, de toute façon, pas), et que nous sommes si peu enclins à nous détourner de nos délicieux plaisirs amoureux et des joies des poèmes-conversations et des aventures lyriques. Mais enfin, ainsi que je l’ai écrit dans le Manifeste sensualiste, cette activité artistique, poétique et théorique, aussi vaine soit-elle dans une pareille époque, est aussi une aventure lyrique, dans son genre.
Quoi qu’il
en soit, c’est tout de même
grâce à celles qui les
avaient précédées que les
femmes de la génération d’Héloïse ont pu se sentir, en
France, naturellement tous
les droits et toutes les libertés, sans même avoir à y penser —
droits et libertés largement remis en cause aujourd’hui — ;
quant aux hommes de
ma génération, qui pour
beaucoup ont pu aborder
amoureusement
les femmes
sans avoir mariné pendant des décennies dans la misère sexuelle,
le refoulement, et les perversités qui en découlent, comme ce fut
le cas pour ceux qui, plus âgés, avaient été les acteurs de mai
68, et qui avaient trouvé dans ce moment historique le moyen de
réaliser leurs petites ou
grandes perversions
nées
du refoulement puritain précédent (je
considère que c’est une
grande chance d’avoir commencé sa vie amoureuse à un moment où,
pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, la crainte
d’une grossesse non-désirée ne venait pas inquiéter les
abandons amoureux juvéniles, et où, également, l’ombre d’aucun
fléau sexuellement transmissible ne planait sur eux),
hommes de ma génération
qui n’avaient pas vu, non plus, leurs
névroses féminicides
enkystées et envenimées
toujours davantage par les maffias de la pornographie et de la
« pop-culture » —
comme ce fut le cas pour celles
qui ont suivi —,
hommes de
ma génération (et
de mon orientation philosophique),
enfin,
qui,
pour beaucoup, ont
pu grandir sentimentalement
avec l’idée
de cette « camaraderie
égalitaire », qui était tout de même celle des jeunes
dissidents du monde
occidental, c’est-à-dire,
et tout aussi bien, du monde de
l’impérialisme américain que des totalitarismes chinois,
staliniens, cubains, coréens,
et j’en passe, de
sorte que je crois que c’est aussi
de cette rencontre « générationnelle » un peu improbable qu’est
née l’Avant-garde sensualiste, — dont on comprend chaque jour davantage pourquoi elle est une « avant-garde ».
Avec
mes respectueux hommages,
R.C.
Vaudey
Le
21
janvier 2018
Correspondance
d'un Libertin-Idyllique
.