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Giambattista
Tiepolo
Olympe
ou le triomphe de Vénus
(Vers
1750)
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Chère amie,
Lin-tsi
aboyait : nous roucoulons
Il
cherchait à provoquer l'Éveil par le contact physique brutal.
Nous
trouvons l’Éveil par l'extase
harmonique.
Il
vivait dans des monastères Tch'an.
Nous
vivons dans notre ermitage, une modeste chartreuse, et notre idéal communautaire, si
nous devions en avoir un, serait plutôt celui de l'abbaye de Thélème
que celui d’un monastère du Tch'an.
Ikkyū fut longtemps un joli cœur
papillonneur.
Sans
avoir à nous forcer, depuis près de trente ans, nous sommes fidèles
l’un à l’autre, comme deux canards
mandarins.
Lorsqu'il
eut atteint soixante-dix sept ans, la belle Shinme (musicienne,
aveugle et de quarante ans sa cadette) et lui tombèrent amoureux. Il
ne papillonna plus, et se mis à roucouler
pendant dix ans, avant de réaliser sa transformation de transfert.
Nous
ignorons ce que nous ferons à son âge.
Il
a créé un art, zen, des jardins. Nous avons créé un parc, sauvage
et sensualiste. Une forme neuve de notre art sensualiste (se
rapprochant de ce qu’on appelait au XXe siècle le land-art),
art sensualiste devant
être
compris
comme le déploiement artistique et « sauvage » de cette forme
neuve de l'amour qui unit une femme et un homme, que nous célébrons
dans ce moment de l'anthropocène où l'hétérosexualité est
confondue avec la « pré-génitalité phallique », —
et
où la « génitalité sensualiste » dont nous parlons
est totalement ignorée.
Ikkyū a élaboré la cérémonie du thé. Nous n'en buvons pas vraiment, —
spirituellement.
Mais nous avons repris, sans beaucoup l'améliorer, la « cérémonie
du champagne », et des vins effervescents — ou non.
Notre
seule contribution —
mais majeure —
à cette cérémonie, à laquelle nous ne sacrifions que très
occasionnellement, est l'attention que nous portons á l'effet
« psycho-actif » des breuvages —
qui
sont choisis, en dernière instance, selon
la qualité de leur effet sur l'humeur —
que nous utilisons pour la pratique de cette « cérémonie ».
Pour
ce qui est de l'amour, je ne sais ce qu'en savait Lin-tsi.
Probablement connaissait-il les techniques du taoïsme où, comme
dans le Tantra,
il s'agit pour l'homme de maîtriser et de refouler l'éjaculation.
Van
Lisebeth, dans son livre sur le Tantra,
émet l'hypothèse que ces techniques des peuples de la vallée de
l'Indus sont des survivances de l'époque du matriarcat et du culte
de la Grande
Déesse,
—
que
les hommes devaient honorer, et satisfaire.
Patriarcat
ou matriarcat, le mâle humain se voit toujours réduit au rôle
d'instrument. La volupté lui est interdite. L'expression de sa souffrance
aussi. Et même, si possible, la sensation de celles-ci.
Never
complain, never explain.
Il s'y entraîne.
L’Homme
mâle ne semble pas pouvoir supporter la volupté, et s’il commence
à la ressentir ce qu'il appelle la « jouissance »,
suivie par la détumescence, vient y mettre fin aussitôt.
La
terreur de l'orgasme génital, dont parlait Reich, se double d'une
terreur qui l’empêche de savourer
longuement
la
volupté.
L’Homme
mâle est donc sensuellement, physiologiquement insensible, incapable
de supporter la volupté, et reste ainsi un masturbateur-voyeur, plus
ou moins dangereux, —
quand il n’est pas réduit à néant par son masochisme.
L’Homme
femelle, sur ce point, peut être plus plus puissant, orgastiquement,
mais ses orgasmes sont le plus souvent régis par le mode de
l'analité : limités et contrôlés. On
se donne des petits orgasmes ; on s’interdit, inconsciemment,
l’abandon à la jouissance profonde. De
sorte que les femmes restent, elles aussi, poétiquement
frigides.
On
ne leur demande d’ailleurs pas d’être poétiquement
fertiles.
Cela
dit, dans le monde tel qu’il est, personne n'a de raisons de faire
confiance à personne. Personne ne veut, ni ne peut, s'abandonner. Le
plupart du temps, ce serait une faute, dans la guerre sociale et dans
la guerre des sexes, que de le faire.
Je ne condamne pas, j'observe.
Henry de Monfreid,
dans sa Croisière
du haschich,
expliquait comment les hommes égyptiens, musulmans-polygames,
palliaient à ce handicap, psycho-physiologique —
aux origines vraisemblablement plus culturelles que « essentielles »
(quoi qu'en ait dit Freud) —
par leur usage du haschich, alors que les Britanniques le leur
interdisaient pour écouler leur opium, comme en Chine (d’où la
« croisière » et la contrebande).
Le
haschich, lorsqu'il est bon (et vous savez que, même si je n'ai plus
jamais fumé depuis plus de vingt ans, j'ai goûté et pratiqué, au début
des années quatre-vingt, en Asie, le
meilleur haschich du monde : « l'afghan du roi » : c’est-à-dire produit
par celui qui avait été le fournisseur du roi d'Afghanistan, quand ce
pays en avait
encore un), le haschich, donc, permet certes aux
hommes de jouir
de la volupté
—
ce qui leur permet d'amener les femmes à la jouissance et de les y
accompagner, longuement. En cela, il n'a pas les défauts de l'alcool
qui insensibilise
physiquement
et qui, assez souvent, enrage
psychologiquement.
Le
problème, outre les qualités médiocres (excessivement dosées, ou,
à l'inverse, coupées et dangereuses) généralement offertes par un
marché clandestin, c'est que cette ouverture vers des zones
archaïques de la sensibilité permet un accès plus facile non
seulement à la jouissance mais aussi à la souffrance refoulées (ce
qui peut entraîner des troubles psychologiques plus ou moins
graves : attaques de panique, dépressions, décompensations etc.), et,
surtout,
qu'elle enferme
l'individu dans le monde de ses propres fantaisies,
— ce qui n'est pas gênant pour un polygame devant satisfaire des matrones et/ou son
« personnel domestique », mais rédhibitoire pour des
amants qui veulent se re-co-naître,
mystiquement, poétiquement dans
le
monde.
L'abandon
amoureux sensualiste dont nous parlons consiste non pas à bloquer la
jouissance explosive chez l'homme (pour « satisfaire » la
femme), ou à négliger la jouissance des femmes (pour la
« satisfaction », plus intellectuelle et voyeuriste que
voluptueuse, des hommes) mais à favoriser une jouissance
pluri-orgasmique chez les deux amants : un homme pouvant
éprouver de nombreux « pics de jouissance »
(suivis
d’accalmies langoureuses),
mais non accompagnés d’éjaculation, avant les vagues de l’orgasme
suprême, l’éjaculation, et, finalement, la détumescence.
C’est même en cela que consiste la « puissance orgastique » que Reich avait découverte chez ses
patients, il y a près d’un siècle, et qui seule permet le déploiement de
la masculinité et de la féminité accomplies.
Mais,
surtout, cet abandon amoureux sensualiste — et c'est peut être
cela qui rend le reste possible (ce
qui est vrai, réciproquement)
— est
une forme sentimentale —
un peu extrême, peut être — de l'accord charnel, qui de ce fait
devient
mystiquement, poétiquement, fécond.
Au-delà
de la guerre ancestrale entre le patriarcat et le matriarcat, la
femme et l’homme peuvent dépasser leur égoïsme — par
« intérêt » poétique supérieur, diront les esprits
chagrins —, et trouver l'Infini et l’Éternel qui sont en eux.
Bénis
soient à jamais les amants subtils
Qui
voulurent les premiers, dans leur félicité,
S'éprenant
d'un problème utopique mais fertile,
Aux
choses de l'amour mêler la grâce abandonnée !
Ceux
qui voudront unir dans un accord mystique
L'ombre
avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Chaufferont
toujours leurs corps athlétiques
À
ce soleil rouge que l'on nomme l'amour !
Et
encore…
Loin
des peuples torturés, vagabondes, vivantes,
À
travers ces déserts jouez comme des loups ;
Faites
votre destin, âmes bien ordonnées,
Et
trouver l'infini que vous portez en vous !
Ikkyū le savait déjà, qui écrivait :
C’est
la bouche originelle, mais il reste muet ;
Il
est entouré d’une magnifique touffe ;
Les
gens sensés peuvent s’y oublier complètement ;
C’est
aussi l’origine de tous les Bouddhas des dix milles mondes
Et
encore…
Les
disciples de Lin-tsi ne comprennent pas le Zen
La
vérité a été directement transmise à ma hutte (surnommée) l’âne
aveugle
Faire
l’amour dans les trois existences à venir, au cours de soixante
kalpa.
Le
soir le vent d’automne est de cent mille ans.
« "Cent
mille ans en une nuit" affirme que le "présent
éternel" transcende le temps », commente le traducteur,
Katô Shûichi.
« Dans
Point
de lendemain,
le corps sensible est représenté comme le lieu pas exactement d’une
transcendance mais bien d’un contact avec l’éternel. La
suspension du temps dans le plaisir érotique correspond ainsi à une
transsubstantiation de l’infini en la chair de l’homme ou de la
femme à plaisirs. » écrit, pour sa part, Madame Ganofski
dans son étude, très inspirée : La
suspension du temps dans Point de lendemain : lecture sensualiste
d’un nocturne libertin.(clic)
Que
Lin tsi ait été un Libertin-Spirituel (entendez : libre dans
le domaine de la spiritualité), comme le disait Calvin de ceux qui
seraient finalement anéantis, cela ne fait aucun doute : il
possédait même la liberté
suprême.
Que Ikkyū ait été un Libertin-Spirituel, doublé d'un libertin de
mœurs, au moins une bonne partie de sa vie, ne fait aucun doute non
plus. Son « libertinage » à la fin de sa vie, comme le nôtre, aurait pu
être qualifié d'idyllique, —
parce
que débouchant sur l'indicible
et le souverain.
Les
Français (montrant la voie), au dix-neuvième et au vingtième
siècles, ont choisi une autre route, et ont préféré comprendre le
libertinage comme une forme de la débauche plus ou moins rouée,
couplée avec une dévoterie et une adoration de la Technique
et
du Progrès
(la Technique
soutenant le libertinage, et ce dernier divertissant
des progrès de la première) —, ce
qui ne les a menés (comme les autres) nulle part, — sinon dans le
bourbier collapsologique actuel.
Enfin,
nous perpétuons, aussi, une tradition : si les Français ont bien
inventé l’amour, ainsi que l’a exposé, intelligemment, Madame
Yallom (sauf à propos de Sartre et de Beauvoir, où elle a montré
qu’elle avait seulement été leur dupe, et celle de son époque),
ils l’ont fait aussi dans cette région, — avec la comtesse de Die.
Disons
qu'avec nous ils continuent, — en quelque sorte là où ils avaient commencé.
Deux
heures du matin
Dehors
Le
ciel
Le
splendeur
L'illumination
Le 21 mars 2019, sous la pleine lune.
À
vous,
R.C.
.