![]() |
Sur
la plage du ciel
Acrylique
sur toile
1993
|
Prolégomènes
à un troisième millénaire sensualiste ou non
Nous
sommes, particulièrement dans les sociétés occidentalisées, dans
ce moment où est reprise par les masses la destruction des anciens
carcans de la morale bourgeoise et féodale — destruction
qu'avaient déjà effectuée les libertins à la fin du XVIIIe siècle
—, dans le moment de la reprise, sur une plus grande échelle,
planétaire, des activités de cette avant-garde, très élitiste et
numériquement limitée, des libertins d'il y a deux cents ans,
continuée par les artistes tout d'abord, dans tout le cours du XXe
siècle, et puis, de plus en plus, par les masses, depuis les
trente-cinq dernières années.
Ce
que cette époque comprend comme le plus avant-gardiste est donc bien
dépassé. Théoriquement.
Comme
toujours quelques générations font exactement ce que leur position
dans le monde et dans le mouvement du monde leur commande de faire,
et comme toujours elles le font très fièrement en croyant
improviser : mais leurs luttes sont réelles et leurs difficultés
aussi, même si le mouvement de dissolution de l'ordre ancien
implique la réussite de leur projet, dans un premier temps, avec les
réactions contraires, que nous voyons aussi, que cette réussite
implique tout aussi nécessairement.
Dans
les zones dites avancées de la société mondiale de l'Injouissance
beaucoup sont dans une phase plus ou moins violemment
perverse-polymorphe qui correspond bien à la chute de l'ordre
hétérosexuel monogame imposé qui avait accompagné, en Occident,
le monde de la morale et de la religion monothéiste — puis de la
religion scientiste — lui-même dernier mouvement de l'ère
patriarcale qui était elle-même depuis toujours le monde de la
nécessité, continuée.
Lorsque
tombe le masque de la fausse maturité sentimentale et sexuelle,
apparaît l'Homme inachevé qu'est l'injouissant,
l'Homme du patriarcat : l'enfant pervers polymorphe fixé, par la
souffrance, sur une ou plusieurs de ses pulsions pré-génitales ou
dans une pseudo-génitalité, phallique-narcissique, elle-même
utilisée à des fins auto-érotiques.
Dans
l'ère patriarcale, dans le monde de la nécessité et de la division
du travail, de la division sociale des tâches, dans le monde où
dominent soit la vision religieuse monothéiste, soit la vision
marchande, mécaniste-idéaliste, soit une combinaison des deux, les
relations entre les hommes et les femmes sont déterminées d'une
part par cette victoire — qui remonte à quelques milliers d'années
— des puissances du masculin sur le vieil ordre du féminin, la
victoire de ce qui aboutira à l'unique dieu patriarcal — avec son
double métaphysique — sur les vieilles divinités féminines, et,
d'autre part et consécutivement, par l'ordre marchand, scientiste,
ce dernier représentant l'élément de dissolution tant de la vision
métaphysique et religieuse monothéiste de l'Histoire que de l'ère
patriarcale qui la contient —, tout autant qu’il en est le
produit.
Dans
ce mouvement général de l'humanité les hommes et les femmes,
totalement enclanisés et soumis à ces forces, ne se sont encore
jamais rencontrés : seuls ceux qui sont libres, sortis de la vie de
famille et du monde, sans affaire, qui arrêtent l'Histoire à leur
porte pour lui faire rendre compte, peuvent se rencontrer. Au XIXe
siècle, Nietzsche, qui satisfaisait à ces critères, n'a rencontré
vraiment personne.
Cette
détermination absolue des rencontres entre les hommes et les femmes
par toutes ces forces coalisées, et le plus souvent inconscientes,
de la nécessité, de la religion, de la famille, de la reproduction
biologique de l'ordre familial ou social, de la marchandise et de sa
logique économiste s'autonomisant, ainsi que par les forces
produites par l'écroulement des valeurs religieuses et morales,
coercitives et imposées, et plus globalement encore par celles nées
de la vieille haine et de la vieille lutte entre les puissances et
les mythologies patriarcales et matriarcales toujours à l'œuvre
dans les esprits des vivants d'aujourd'hui — toutes forces
coalisées qui ont produit cette jobardise masculine brutale et cette
vieille duplicité féminine telles que le monde se plaît
constamment à nous les rappeler —, cette détermination absolue
par l’ensemble de ces forces donc, a rendu jusqu'à présent la
rencontre entre les hommes et les femmes impossible réellement. Par
leur rabougrissement et leur assujettissement.
De
sorte qu'il s'agit de réinventer, ou d’inventer, ce que l’on
croit si bien connaître et dont ceux qui sont vivants aujourd'hui
sont — encore en quasi-totalité — les produits, quand ils ne
s'en considèrent pas comme les victimes : la rencontre charnelle,
amoureuse de l’homme et de la femme.
Et
alors même que tous ces vivants d’aujourd'hui en sont, d’une
façon ou d’une autre, en très grande majorité, dégoûtés, et
bien que beaucoup ne sachent et ne puissent échapper à la spirale
infernale du préprogrammé qui les y attire irrésistiblement.
Il
n’y a, bien sûr, aucun autre danger menaçant l’espèce —
qu’il s’agisse des technologies du nucléaire, de la manipulation
du vivant, du clonage, ou de toute autre forme des résultats de la
connaissance — que cette haine que se vouent les hommes et les
femmes — aux uns et aux autres et à eux-mêmes —, et que leur
donne un monde où l’amour, la poésie et la délectation sensuelle
du monde leur a été et leur sera pour la plupart et la plupart du
temps refusés.
Aujourd’hui,
on le sait, les uns, enlevés en bas âge au contrôle de "leurs
parents, déjà leurs rivaux, n'écoutent plus du tout les opinions
informes de ces parents, sourient de leur échec flagrant”,
“méprisant non sans raison leur origine, et se sentant bien
davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses
domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les
métis de ces nègres-là.” Ils savent que "derrière la
façade du ravissement simulée, dans ces couples comme entre eux et
leur progéniture, on n’échange que des regards de haine”. Et
cependant ils y vont quand même.
Pourtant
ce mépris et cette haine ils les connaissent bien pour les avoir
vécus dans les déchirements, qu'ils ont subi, de ceux qui, par
hasard et par toutes les nécessités que j'ai dites plus haut, les
avaient engendrés, ou pour les vivre ou les avoir vécus dans
leur(s) propre(s) couple(s).
Et
les autres — terrorisés par la violence du monde et celle que ce
monde a produite en eux —, ils tentent d'imposer à ce monde et à
eux-mêmes une chape de plomb morale et religieuse absolue qui puisse
les protéger de cette tentation de la violence, et trouvent dans
cette tentative furieuse l'occasion de libérer ce mal destructeur et
autodestructeur qui les ronge et qu'ils prétendent vouloir combattre
mais qui finalement vainc toujours les mal-heureux. Et le plus
souvent justement de cette façon-là. Dans la rage purificatrice.
Faire
l'éloge dans ces conditions de l'hétérosexualité flamboyante,
jouissante, illuminée et mystique, quand elle n'a jamais été et ne
peut être, dans la presque totalité des cas, que tout ce que j'ai
décrit précédemment, et alors qu’elle paraît ainsi
immédiatement responsable de toute la souffrance des unes et des
autres — bien que tant d'autres forces se soient appliquées et
s'appliquent à la reproduction de cette souffrance —, faire cet
éloge-là dans ce moment particulier du monde et pour le public
d'aujourd'hui, composé en majorité des chiens de guerre, plus ou
moins bien dressés, plus ou moins féroces, du Spectacle mondial et
de ses multiples factions rivales — économiques, religieuses,
ethniques, politiques etc... — et, pour le reste, de ses victimes,
semble une tâche inutile.
Il
faut donc considérer que les poètes font ce qu'ils ont à faire et
qui s'impose à eux, spontanément, sans aucune considération pour
aucun public, et que, plus généralement, une avant-garde n'a pas à
s'intéresser, pour les approuver ou les critiquer, aux modes
superficielles qui s'agitent, selon la nécessité, à la surface du
temps pseudo-cyclique contemplé.
Par
exemple, les sensualistes n'ont pas à critiquer ou à approuver
l'époque qui joue au libertin, tel qu’on pouvait l’entendre il y
a deux cents ans, et même s'ils connaissent les dangers qui, in
fine,
guettent cette figure maintenant dépassée du libertin, et qui sont
ceux de la destruction et de l'autodestruction déchaînées. Ceux de
la barbarie. Les sensualistes éclairent le mouvement du temps.
Ils
n'apportent aucun "Tu dois" : il faut suivre sa pente et
puis son caractère : si l'on aime boire, il faut se soûler, si l'on
aime les psychotropes, il faut en abuser, si on a l’âme d’un
chien, il faut suivre son maître, si l'on aime la guerre, il faut
aller se battre, si l’on aime la débauche, il faut s'y livrer,
mais si on aime la médecine, il faut l'exercer. Et si l'on comprend
l'histoire comme nous la comprenons, il faut aller, sur sa scène, y
jouer.
Bien
sûr les sensualistes savent, parce que Breton l'avait déjà fait
remarquer, que la question de l’amour est celle qui détermine
toutes les fâcheries.
Ils
se moquent parfaitement d'influencer qui que ce soit parmi ceux dont
les goûts sont déjà formés et que les existences qu’ils ont
acceptées renforcent encore.
Ils
interviennent dans le cours du temps, pour ce qui vient, et, pour le
reste, ils souhaitent seulement connaître toujours ce qu'ils aiment
tant.
Ils
lancent seulement le disque brillant de leur expérience dans le
mouvement du temps : s'il éclaire ce mouvement, tant mieux ; mais si
eux-mêmes devaient rester une simple exception, ils sont
parfaitement heureux d'être cette exception.
Les
Libertins-Idylliques ne souhaitent pas non plus être leur propre “Tu
dois” : ce qu’ils sont et ce qu’ils soutiennent leur vient de
leur vie ; c’est tout. Contrairement à d’autres qui soutiennent
des idées ou des systèmes de pensée qui en fait leur servent de
tuteurs, et qui donc, en fait, les soutiennent, eux, ce qu’ils
déploient théoriquement ou poétiquement n’est que la traduction
— sous ces formes de l’art et de la théorie — de leur propre
déploiement. Certains parmi les Libertins-Idylliques ont d'abord été
des libertins : aucun n’exclut de devoir — par usure, par
nécessité, par goût — le redevenir. D'autres, pour avoir fait le
tour de l'enfer, connaissent tout ce qu'il peut receler.
Surfant
une vague neuve et puissante, ils savent seulement qu'à ce qu'on en
dit, on surfe éternellement.
Cela
dit pour ceux que l’usure et la misère mèneraient simplement à
attendre les sensualistes au tournant : il n’y en aura pas.
Le
bien est déjà fait.
Ce
qui importe avec les chercheurs d’or c'est, au-delà de leur destin
personnel, l’or et les mines qu’ils ont trouvés...
Et
les bonnes cartes qu’ils laissent.
R.C.
Vaudey
Avant-garde
sensualiste 1
Juillet/Décembre
2003
(Première mise en ligne 7 mars 2014)