Cher
ami,
...
Tu
notes, à juste titre, l'utilisation plus fréquente de cette
expression de « l'amour contemplatif — galant » — où tu auras
remarqué que je fais une utilisation personnelle du cadratin en
l'utilisant à la place du trait d'union — dont, à vrai dire, je
suis presque plus heureux que de celle de « libertinage idyllique ».
En
effet, dans cette époque d'injouissants,
productivistes-consuméristes — tout se tient —, serviteurs
surmenés et du vide et de leurs grands argentiers-usuriers de maîtres,
cette dernière formule pourrait être comprise comme recouvrant ce
qui a lieu lors d'un séjour « idyllique » et « libertin » sur un
de ces bateaux de « croisière » si semblables à une barre d'HLM
flottante.
Évidemment,
seuls des esprits profonds peuvent vraiment comprendre et mesurer
l'importance de tout ce que représente ce surgissement inattendu (et
merveilleux) du « libertinage idyllique » tel que nous l'avons
défini ; cette « troisième forme du libertinage européen »,
ainsi que je l'ai précisé. Et c'est ce qui fait toute l'importance
de cette expression.
Tout
de même, « idyllique » prête aujourd'hui plus à confusion que «
contemplatif — galant ». Disons que la seconde formule contient
tout ce que l'on entend ordinairement par la première, avec cette
précision supplémentaire que ce qui est véritablement idyllique —
y compris l'amour galant — ne l'est, toujours, que parce qu'il
rejoint la contemplation. Et seulement à cette condition.
Et
puis, la contemplation, la jouissance du Temps, telle que je
l'ai nommée depuis le Manifeste sensualiste, est quelque chose
auquel le « libertin » —
pessimiste ou hédoniste —, au moins dans ses moments « libertins
», ne prétend pas. Et pour cause : pour lui la seule formule qu'il
revendique — et que l'expérience pratique lui confirme toujours
— c'est : post coïtum animal triste.
On
a pu dire qu'il existait avant Sade, d'un côté, des traités
d'érotologie et, de l'autre, des traités de martyrologie, mais
qu'il a été le premier, dans son œuvre, à combiner les deux.
On
pourra
dire — on peut écarter le Taoïsme et le Tantra qui ont peu à voir avec
le libertinage idyllique et la galanterie contemplative, le premier
recherchant la longévité, le second l'union avec la "Déesse" — on pourra
dire, donc, qu'il existait avant les Libertins-Idylliques, d'un côté,
des traités sur l'amour et l'érotologie et, de l'autre, des traités
sur la contemplation, et que nous avons été les premiers à
associer, dans nos œuvres et dans nos écrits, les deux : mais, à
la vérité, c'est d'abord dans l'expérience vécue de l'amour que
nous avons découvert ce qui suit l'extase que donne la complétude
amoureuse : cette fameuse jouissance du Temps — sans paroles,
bouche bée — cette véritable contemplation, tout à l'opposé de
la pseudo contemplation, finalement pensive, telle que la
philosophie l'a comprise avec et après Platon.
Platon
qui a en fait donné une idée de la contemplation qui correspondait
à ce moment du déploiement historique du patriarcat
esclavagiste-marchand — bien qu'il se soit défié, dans son
utopie, des ports et du commerce, donc des marchands.
Avec
lui, la véritable contemplation, c'est-à-dire « le ravissement
d'étonnement que l'homme éprouve devant le miracle de l'Être
considéré comme un tout », « l'émerveillement muet, purifié
philosophiquement » « par lequel tout commence », s'est retrouvé
contaminé « dans son contenu, mais aussi dans le vocabulaire et
dans les exemples employés », par des expériences tirées du
monde de l'artisan qui « voit devant son regard intérieur la
forme du modèle d'après lequel il fabrique son objet », — monde
de l'artisan qui, pour lui, a constitué le modèle de ce qu'il
comprenait comme la « contemplation ».
Ainsi,
la contemplation a cessé d'être « l'étonnement qui s'empare de
l'homme et l'immobilise », et c'est plutôt « par l'arrêt
conscient de l'activité, de l'activité de fabrication »
que l'on a pu accéder à une forme de l'état contemplatif mais déjà
dégradé et calqué sur celui que connaît l'artisan qui
s'interrompt dans son activité pour « contempler » le modèle
idéal de ce qu'il tend à réaliser dans la pratique.
La
contemplation s'est donc trouvée contaminée par l'esprit même de
l'homme fabricateur soit parce que l'auteur de La République
avait pensé que « le regard studieux de l'artisan était connu du
grand nombre » tandis que « l'étonnement muet semblait une
expérience réservée à l'élite », et qu'il avait pensé qu'ainsi
— s'il se référait à une expérience plus commune même si elle
était corrompue — son système serait mieux compris, soit parce
qu'il ne comprenait lui-même la contemplation qu'en «
ouvrier-philosophe » — pour reprendre cette expression de
Nietzsche, qui qualifiait ainsi Hegel et Kant ; — «
ouvriers-philosophes » dont on sait, par ailleurs, qu'ils ne sont
jamais avares de grands systèmes complexes et pompeux. Et on connaît
la suite de l'histoire de la philosophie.
De
la sorte, « ce ne fut donc pas en premier lieu les philosophes et la
stupeur philosophique qui modelèrent les concepts et la pratique de
la contemplation, de la « vita contemplativa » : ce fut plutôt
l'Homo faber travesti : l'homme artisan et fabricateur... ».
Hannah
Arendt qui, comme tu viens de le lire, avait si bien senti et exprimé
— avec et grâce à d'autres… — ce qu'il y avait de dénaturé,
dès son tournant platonicien, dans la philosophie, ne m'en voudrait
donc sans doute pas d'être revenu à une forme préplatonicienne,
c'est-à-dire aussi préphilosophique — si l'on pense que la
philosophie est ce qui commence avec Platon et tout ce qui s'est
développé d'après lui —, de l'expérience et de la définition
de la contemplation, ni même, peut-être, d'avoir — chose inédite
dans le monde hellénique-chrétien – et contraire à
l'enseignement qu'elle avait reçu — expérimenté et affirmé que
l'extase harmonique — l'accord des puissances et des
délicatesses réciproques et partagées, dans la jouissance
amoureuse d'un homme et d'une femme qu'unit l'amour — était en
quelque sorte la voie royale vers cette forme authentique — et
débarrassée de ses divagations religieuses ou platoniciennes, donc
idéalistes — de la contemplation. D'avoir osé écrire — pour le
vivre — : On s’est trompé lorsqu’on a cru que l’amour et la
contemplation étaient deux choses différentes. La contemplation
n’est que l’extrême de l’amour ; on s’y fond dans
toutes les choses et n’y remarque plus du tout ce qu’on
croit, habituellement, qu’il faut y remarquer ; et ce qu’on
ressent est indicible... Ainsi,
sans tous les effets que produit ordinairement l’abus de
l’entendement, les amants peuvent demeurer en accord, et dans l’étendue
de leur propre lumière — dans la flottance.
Et
d'avoir ainsi ruiné, par avance, les objections des sectateurs de
l'idéalisme — qu'il s'agisse de l'idéalisme en beau ou de
l'idéalisme en laid —, qu'on voit partout aujourd'hui,
victimes tardives — et inconscientes le plus souvent de cela — de
cette dénaturation et de cette définition appauvrie de l'expérience
contemplative, et sous-produits de ce mouvement qui, après avoir
empoisonné l'expérience même de la poésie vécue, a empoisonné,
philosophiquement et religieusement d'abord, techniquement ensuite,
l'existence pratique de tous les hommes.
Mais
si cette ère historique patriarcale esclavagiste-marchande, et
finalement idéaliste-techniciste, qui nous contient et qui s'amorce
avec le néolithique, était condamnée dès son origine par sa perte
— progressive d'abord, brutale ensuite — de l'expérience
contemplative authentique, elle l'était tout autant par cette guerre
des sexes et la victoire du patriarcat qui la caractérisent.
L'amour
contemplatif — galant, le libertinage idyllique, ce
n'est donc pas seulement un goût particulier que l'on aurait, parmi
d'autres possibles et équivalents, c'est bien plutôt cette
expérience poétique et sentimentale qui aboutit à cette certitude
« philosophique » que seul le dépassement de la guerre des sexes —
qui ne se réalise jamais si bien que dans cette forme de l'extase
amoureuse que nous évoquons ainsi — permet et permettra de
connaître cette forme supérieure de la contemplation dont nous
parlons ; supérieure bien entendu à la contemplation platonicienne
affadie par les modes de sentir de l'homme fabricateur, mais
supérieure aussi à celles — telles que la poésie et les diverses
formes de la spiritualité nous les avaient montrées — des hommes
de l'ère patriarcale esclavagiste-marchande, parce que née de la
volupté, de l'union voluptueuse des sexes opposés, c'est-à-dire,
pour la première fois, de l'humanité dans son entier,
donc d'une forme supérieurement civilisée, et inédite, de cette
humanité.
Si
l'on veut bien accepter, comme nous l'affirmons, que le degré de
civilisation se mesure au degré d'égalité, dans la volupté
contemplative, entre les hommes et les femmes, on comprendra sans
peine que la poésie et l'extase de cette sorte produites par
l'humanité dans sa totalité, c'est-à-dire grâce à l'accord de
l'homme et de la femme — ce nègre de l'humanité, selon une
formule qui n'aurait pas déplu à Chamfort et que j'ai lue sous la
plume de Pierre Jourde... — seront toujours supérieures à ce
qu'avait pu, ou pourrait, réaliser une seule moitié de cette
humanité — quelle que soit la moitié que l'on veuille considérer.
Hannah
Arendt avait peut-être ignoré que Rimbaud avait prédit que la
femme deviendrait poète, et il n'est pas étonnant qu'elle n'ait pas
remarqué à quel point elle était, elle-même, ce genre inédit de
femme, cette préfiguration, au minimum, d'une femme dotée d'une
sensibilité supérieurement poétique et d'une intelligence
supérieurement philosophique permettant d'envisager le dépassement
tant de la domination patriarcale, idéaliste et techniciste, que des
vieilleries matriarcales et de la guerre des sexes dont nous parlons.
De
sorte que — pas plus que ceux qui l'avaient formée — elle n'a
pas ajouté aux griefs qu'elle faisait, justement, à la philosophie
platonicienne et à ses développements historiques, cet autre,
essentiel à mes yeux, d'être le produit d'une moitié de
l'humanité, qui plus est amoindrie, c'est-à-dire castrée — dans
le registre de la volupté et de la poésie (contemplative —
galante… ) — par la domination de son autre moitié : et donc aux
facultés poétiques et contemplatives gravement dégradées. Et —
par le fait — d'autant plus portée à être idéaliste-techniciste.
Aujourd'hui, cette pensée
idéaliste-techniciste a si bien réussi que l'on trouve des femmes qui, lorsqu'elles
se veulent « libres », rêvent qu'on les remplace, pour donner la
vie, par des machines, afin de pouvoir être, elles aussi,
performantes dans ce monde démocratico-populiste de chiens de
guerre informatisés, renonçant par-là même à ce qui avait fait à
un moment de l'histoire de l'humanité leur pouvoir sur les hommes.
Et
— leur pouvoir s'étant toujours étendu bien au-delà —
renonçant également à celui de donner la capacité d'aimer,
puisque c'est bien dans le ventre des femmes, et sur leurs ventres et
dans leurs bras ensuite, que les êtres humains, hommes et femmes,
comme nourrissons, aiment et sont aimés — la première fois.
C'est
même
tout le problème de l'analyse que de permettre à l'individu
de retrouver, sous les violences destructrices et autodestructrices
de la névrose — et par leur allégement et leur
dépassement-compréhension — cette capacité primale à l'amour,
afin qu'il puisse réussir le transfert de cet amour, avec toutes les
béatitudes qui l'accompagnent, sur celui ou
celle qui, plus tard, en sera digne, et ce afin de pouvoir faire éclore
et de connaître une forme de l'amour, de la jouissance et de la
contemplation jusqu'alors inconnue de lui: celle que seules la maturité
et la complétude peuvent offrir.
Mais
cette civilisation, finalement sadienne, techniciste et idéaliste —
et ses servants et leurs fantasmes — qui après avoir tué l'idée
de la contemplation rêvent de tuer — avec l'ectogenèse,
littéralement dans l'œuf — l'idée de l'amour n'auront
qu'un temps, quels que soient leurs rêves de développement.
Freud,
dans Malaise dans la civilisation, se demandait : « Quant à
l'application thérapeutique de nos connaissances... à quoi
servirait donc l'analyse la plus pénétrante de la névrose sociale,
puisque personne n'aurait l'autorité nécessaire pour imposer à la
collectivité la thérapeutique voulue ? En dépit de toutes ces
difficultés, on peut s'attendre à ce qu'un jour quelqu'un
s'enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés
civilisées. »
Il
pensait, on le voit, à une forme d'évolution progressivement
corrigée de la civilisation — même s'il n'imaginait pas comment
cette correction progressive pourrait être apportée.
Caraco,
penseur très lucide sur ce point mais très misérable dans le
domaine de la volupté, castré par sa mère, évoquait non pas une
correction progressive mais un écroulement de la civilisation
patriarcale qui laisserait place, selon lui, à un retour au vieux
matriarcat préhistorique.
Pour
nous, on pourra sans doute dire que nous aurons œuvré, en amants,
en artistes et en poètes, à ce que ce dépassement ou cet
écroulement — quels que soient la forme et le temps qu'ils prennent —
soient suivis non par un retour, sur les ruines et les décombres du
patriarcat esclavagiste-marchand, au vieux matriarcat et à ses
folies mais par une subsomption raffinée et voluptueuse de ces deux
formes inaccomplies de l'humanisation de l'Homme.
On
pourra dire que nous en aurons donné l'idée ; et, aussi, l'idée
même de la forme que ce dépassement pourrait prendre, au travers de
cette poésie contemplative — galante que la vie nous fait la
grâce de vivre et de pouvoir célébrer.
Et
l'on sait — et cela Hannah Arendt ne l'ignorait pas — que les
poètes fondent ce qui demeure.
Pour
ma part, j'avais écrit, dans le Manifeste sensualiste, citant
Shelley, qu'ils sont les législateurs non reconnus du monde, mais
aujourd'hui je dirais qu'ils sont plus encore ceux qui font surgir et
inventent — comme l'on dit de ceux qui découvrent des trésors — la grâce de l'humanité.
Hegel,
qui n'était pourtant pas Prussien mais qui vibrait à la vue de tout ce qui touche à la
guerre — par exemple, un empereur à cheval à Iéna —, voyait ce
genre de surgissement, inattendu et merveilleux — qui prenait un
tout autre sens, dans le tableau qu'il peignait de l'Histoire et du
monde, que celui qu'il a pour nous —, comme un « coup de pistolet »
qui dessine en un éclair l'avenir.
Pour
moi, qui suis, par la force des choses, plus Sudiste que Prussien, je
préfère me représenter ce surgissement inattendu et merveilleux de
la grâce dans l'histoire des hommes sous la forme, plus aimable à
mes yeux, de ce saut en hauteur que je vis faire, pour ainsi dire en
direct, à Fosbury, à Mexico.
Il
y a quelque chose d'extraordinaire et de merveilleux à voir ainsi un
homme inventer le monde — qui après lui ne sera plus jamais le
même parce qu'il contiendra davantage de beauté — et réussir
dans l'abandon, et par l'abandon, avec grâce et élégance, d'une
façon totalement inédite et parfaitement inattendue, ce que tant
d'autres avaient échoué à faire avec un acharnement, une
opiniâtreté et une violence finalement impuissantes.
...
Freud,
qui peignait un tableau du monde où l'on voyait s'affronter deux «
puissances célestes », Éros et Thanatos, concluait son Malaise
en écrivant : « Et maintenant, il y a lieu d'attendre que l'autre
des deux « puissances célestes », l'Éros éternel, tente un
effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son
adversaire non moins immortel. »
Son
tableau n'est pas le mien mais il me semble que, sans efforts (j'oublie les années d'analyse...) et avec
beaucoup d'ardeurs enchanteresses, nous avons relevé Éros qui
était, à notre entrée dans le monde, plutôt à terre. Aux mains
des sectateurs de Thanatos, sous la forme des mafias marchandes et de
leur bétail soudain décorseté et en folie — dont je dois à
Reich et, finalement, à Freud de ne pas avoir
fait partie.
…
Porte-toi
bien — et embrasse Vera de notre part.
Le
23 octobre 2013
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