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Henri
Matisse
La
Danse
1909-
1910
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La voix d'Amy se tut — puis éclata le tonnerre de nos applaudissements.
Elle
vint nous rejoindre à la table, où elle dut encore supporter les
éloges dithyrambiques que nous faisions de son interprétation
d'Otis. Chacun y allant de son — sincère — encensement, sauf
Nietzsche qui, tout seul de son côté, chantait :
«
Buatschleli
batscheli
bim
bim bim
Buatscheli
batschleli
bim !
Je
crois que je suis a
bitzeli besoff…
», sans même pouvoir finir sa phrase.
Quand
il en arrivait au dialecte — ce qui était aussi rare que ses
ivresses —, nous savions, Lin-tsi et moi, qu'il était temps de le
faire raccompagner jusqu'à son domicile — un mouvement qu'à ce
moment-là il acceptait – généralement docile.
Je
demandai donc à Arthur s'il savait où Nietzsche était descendu à
Venise. « Au
Palazzo
Berlendis (sur
le rio dei Mendicanti, dans Cannaregio)
qui appartient à la famille de
Peter
Gast dont
il est l'hôte
— comme souvent… », me répondit-il.
Je
me souvins
alors qu'il y avait écrit Aurore,
et
son dernier poème Venise,
qu'il
avait
aussitôt
inclus dans Ecce
Homo, notant
au passage cette phrase qui est restée :
« Quand
je cherche un autre mot pour musique,
je ne trouve jamais que Venise. »
J'allais
me tourner vers le patron du Lineadombra, qui, à deux tables de là,
suivait — discrètement mais passionnément — nos débats, afin
d'organiser le retour de notre ami vers son logis lorsque j'entendis
derrière moi le père
de Zarathoustra
me dire d'un ton railleur : « Vous avez cru que j'étais schlass,
mon cher Vaudey… Eh bien non ! Je vous ai bien attrapé ! »
Sacré Polak ! (Enfin, c'est ce qu'il prétendait être.)
Savoir s'il était schlass ou s'il l'avait joué ne m'importait guère — mais, de fait, il semblait avoir récupéré.
Amy
avait fait son effet, et il paraissait avoir perdu de sa fureur
dionysiaque — maintenant que – en pensée – il avait tout buté.
Ce cher Friedrich, nous pouvions lui être reconnaissant, lui qui — alors que nous n'étions qu'un tout jeune homme — nous avez offert — sur un plateau — de Platon et des idéalistes, la peau.
Poussant à ses fins dernières la leçon qu'il avait apprise de Schopenhauer, il avait balayé définitivement la chose en soi — à laquelle celui qui avait été son maître était resté accroché.
S'appuyant
sur les découvertes de son siècle,
et
portant
la conception du Vouloir à ses dernières extrémités, il avait pu
affirmer que l'« Être » était Devenir, et rien que cela. Ainsi,
il avait balayé le vieil Être
de la métaphysique, cet Arrière-monde
— ainsi qu'il l'appelait —, ce prétendu suprasensible tapi
derrière le sensible et qui, selon
lui,
le « momifiait » — alors que, selon
moi,
il momifie plutôt ceux qui y croient (à moins que cela ne soit
l'inverse et qu'il faille d'abord être momifié ((comme le disait
Marlène l'Effrontée
: « Moins t'es sensible, plus tu tombes dans le suprasensible…)),
cuirassé aurait dit Reich, pour céder aux sirènes
arrière-mondistes ; ou encore qu'il n'y ait entre les deux un
rapport dialectique : la momification,
la perte de la capacité à la pure
jouissance du Temps
((perte observable chez tous les philosophes depuis Platon))
entraînant les fantaisies idolâtres-idéalistes qui elles-même
renforcent en retour, par la création des situations et du monde
qu'elles amènent, nécessairement, à une momification toujours plus
intense du vivant, et donc du sensible… ((dans le même
mouvement…))) —, ainsi Nietzsche avait balayé ce prétendu
suprasensible, caché derrière les apparences, et affirmé :
«
Qu’est désormais pour moi l’"apparence" ? Ce
n’est certainement pas l’opposé d’un "être"
quelconque — que puis-je énoncer de cet être, si ce n’est les
attributs de son apparence ? Ce n’est certes pas un masque
inanimé que l’on pourrait mettre, et peut-être même enlever, à
un X inconnu ! L’apparence
est pour moi la vie et l’action elle-même qui, dans son ironie de
soi-même, va jusqu’à me faire sentir qu’il y a là apparence et
feu-follet et danse des elfes et rien autre chose — que, parmi ces
rêveurs, moi aussi, moi "qui cherche la connaissance", je
danse le pas de tout le monde, que le connaisseur est un moyen pour
prolonger la danse terrestre (c'est
moi qui souligne…), et qu’en raison de cela il fait partie des
maîtres de cérémonie de la vie, et que la sublime conséquence et
le lien de toutes les connaissances est et sera peut-être le moyen
suprême pour maintenir la généralité de la rêverie, l’entente
de tous ces rêveurs entre eux et, par cela même, la durée
du rêve.
»
Mais,
surtout, balayant le pessimisme de Schopenhauer, il avait eu
l'illumination du Retour — cette pulvérisation
de la chose
en soi.
«
Le postulat de la conservation de l'énergie exige l'éternel retour.
», avait-il écrit.
La conservation de l'énergie et l'éternité impliquaient que toutes les combinaisons possibles du monde se fussent déjà produites et qu'elles se répéteraient — infiniment. Le monde n'étant, et n'ayant jamais été, depuis l'éternité et pour l'éternité, que volonté de puissance, tout ce qui est, toutes les combinaisons possibles du monde devaient donc avoir été, infiniment, et « être » (c'est-à-dire : devenir), de nouveau, infiniment.
La
Volonté de Nietzsche n'accouchait pas de la même tragique
répétition d'une pauvre comédie déshéritée, avec
les mêmes pauvres acteurs
— comme chez Schopenhauer – même
flore, même faune, même Homme…
— mais d'un kaléidoscope flamboyant où tout
— dont nous ne savons jamais rien – ou presque… — avait déjà
existé et existerait en retour — à jamais.
Son
vertige alors, comme
celui d'un qui découvre qu'il a depuis longtemps dépassé la terre
ferme de la falaise et qu'il court dans l'espace et le vide ;
pire : qu'il n'y a jamais eu ni
falaise — ni même vide.
Et
nous, nous étions parti, comme une fleur, de cela, qu'il nous avait
offert, depuis
l'endroit même où il était tombé : les ruines du
bunker
des certitudes philosophico-religieuses bâties par plus de deux mille
ans d'idéalisme momifiant — bunker
qu'il
avait fait sauter.
Pas
étonnant que dans son ivresse, il voulût buter tous ceux qui s'en
réclamaient encore, plus d'un siècle après.
Plus
tard, contemplant
ces ruines,
j'en déduirais, avec Shelley, que « les poètes sont les
législateurs non reconnus du monde », et qu'il appartient à chaque
Homme (mâle ou femelle) de tout mettre en
jeu
pour
faire
apparaître la Beauté dans le monde, et
que là était le fin mot de l'histoire, et de l'Histoire, aussi… ;
— tout en affirmant, paradoxismiquement, que la philosophie est une
œuvre d'art… et rien qu'une œuvre d'art ; — mais cela, ce
serait plus tard – et c'est une autre affaire.
Souvent, à Paris, lorsque j'étais encore étudiant, nous traînions vers Saint-Michel, Nietzsche, Lin-tsi et moi — avec nos belles de l'époque —, poussant jusqu'à la librairie « Shakespeare et les beatniks », ainsi que nous l'appelions, près de la Seine, finissant — après avoir fumé un joint sur les quais où « au bord de la rivière recommençaient le soir ; et les caresses ; et l'importance d'un monde sans importance » — au Polly Maggoo où Lin-tsi, ce vieux bandit de brousse, qui buvait à l'époque comme un trou sans jamais être soûl, déclarait : « Je vous le dis : il n'y a pas de Bouddha, il n'y a pas de Loi, pas de pratiques à cultiver, pas de fruits à éprouver. Que voulez-vous donc tant chercher auprès d'autrui ? Aveugles qui vous mettez une tête sur la tête ! Qu'est-ce qui vous manque ? C'est vous, adeptes, qui êtes là devant mes yeux, c'est vous-même qui ne différez en rien d'un Patriarche ! Mais vous n'avez pas confiance en vous, et vous cherchez au-dehors. Ne vous y trompez pas : il n'y a pas de loi au-dehors ; il n'y en a pas non plus qui puisse être obtenue au-dedans de vous-même. Plutôt que de vous attacher à mes paroles, mieux vaut vous mettre au repos et rester sans affaires ; ce qui s'est produit, ne le laissez pas continuer ; et ce qui ne s'est pas encore produit, ne le laissez pas se produire : cela vaudra mieux pour vous que dix années de pérégrinations. », tandis que Nietzsche lui répondait : « Le monde qui nous importe est faux, c'est-à-dire qu'il n'est pas un état de fait, mais une invention, une façon d'arrondir une maigre somme d'observations : il est "fluide", c'est un devenir ; une erreur sans cesse mouvante qui n'approche jamais de la vérité ; car — il n'y a pas de "vérité" ».
C'était
déjà beaucoup pour déniaiser le jeune « philosophe » que
j'étais, mais je ne crois pas qu'avec ces seuls deux amis j'eusse
été suffisamment armé pour goûter la vraie
vie.
Heureusement, un soir — ou plutôt une nuit —, tandis que nous
dérivions — car la dérive était, on l'aura compris, du temps que
les situs
avaient raison, notre principale occupation —, je rencontrais Reich
— dans un bar.
Jeune homme ce qui m'importait c'était l'art d'aimer — dont j'ignorais tout. Comme, de confidences en confidences, je lui rapportais ce qui était, pour moi, à l'époque, d'inquiétants abandons et d'assez terrifiantes gloires sexuels — dont j'ai déjà parlé — mais aussi des déboires sentimentaux, il éclaircit pour moi de la sexualité, en un instant, toute l'histoire. Et je lus, dans le temps qui suivit, moi aussi, Reich dans une version non maspérisée.
Avec
ces trois-là, l'affaire était faite. Si les deux premiers m'avaient
fait libertin, au sens que l'on donnait au dix-septième siècle à
ce mot — mais libertin – esprit libre – de la façon la plus
extrême, la plus radicale
—, le dernier m'avait montré la voie qui pourrait me mener à ce
que j'appellerais, bien plus tard, l'amour
contemplatif — galant ;
le libertinage idyllique.
— Et
l'on
sait quels
mauvais plaisirs peut servir le libertinage, s'il n'est pas
idyllique… —
Mais
avant d'en arriver là il me faudrait — en plus d'avoir la baraka
— d'abord affronter mes terreurs, mes rages et mes souffrance
refoulées à l'origine de mes projections — sexuelles et
philosophiques — hallucinées.
En
quelque sorte, il me faudrait me démomifier,
me décuirasser
en revivant ces souffrances, ces
terreurs, ces désespoirs et ces haines
— qui m'avaient fait perdre la pure jouissance du Temps.
Sans
Reich, j'eusse passé ma vie à défouler, selon de toujours
identiques schémas, mes frustrations passées — envenimées par ce
monde de chiens – dont j'ai dit en
trois
mots,
à la page quatre-vingt-quatorze du Manifeste
sensualiste,
tout ce qu'il faut en dire, et que Caraco avait délayé dans son
Bréviaire
du chaos
— sans lui, dis-je, j'aurais passé ma vie à défouler mes
frustrations, et mes fixations, dans le cul, la bouche ou le vagin de
mes « petites amies », pour finir par faire deux moutards à « la
femme de ma vie », — ce qui m'aurait conduit, dans le plus courant des cas,
après quelques années, à traîner tard le soir, et la nuit aussi,
dans les bars ou les clubs « libertins », à la recherche
de proies sexuelles ou même seulement de putains. Une vraie vie de «
plouc », pour reprendre ce mot de Debord dans La
véritable scission —
mais certainement pas une vie d'aventures
philosophiques
et
poétiques.
Des
esprits chagrins pourraient dire qu'à l'époque, à vingt ans,
j'avais, justement en Guy Debord, un autre maître, prétendument
marxiste, matérialiste et hégélien. Ceux qui ont prétendu cela de
Debord — des connards post-hégéliens, le plus souvent les stals
quand ce n'était pas la racaille gauchiste (léninistes, troskistes,
maoïstes) dont les derniers spécimens « philosophiques »
achèvent de pourrir, — pour l'attaquer ou pour le louer —,
n'ont, à mon sens, rien compris à sa stratégie « guerrière »
: Debord n'accordait de « vérité » à la théorie (cf.
la préface à la quatrième édition italienne de La
société du spectacle)
que comme arme de combat, pour le combat poético-social.
Il
a d'ailleurs écrit ceci,
que l'on peut lire
dans
La
planète malade :
“L'optimisme scientifique du XIXe siècle s'est écroulé sur trois
points essentiels. Premièrement, la prétention de garantir la
révolution comme résolution heureuse des conflits existants
(c'était l'illusion hégélo-gauchiste et marxiste ; la moins
ressentie dans l'intelligentsia bourgeoise, mais la plus riche, et
finalement la moins illusoire). Deuxièmement, la vision cohérente
de l'univers, et même simplement de la matière. Troisièmement, le
sentiment euphorique et linéaire du développement des forces
productives.”
Mais
personne n’a jamais remarqué cette conception de Debord —
évoquée dans la Préface
à la quatrième édition italienne
de La
société du spectacle,
et, aussi, dans La
société du spectacle elle-même
—
conception que j’ai mise en parallèle avec celle de Lin-Tsi,
concernant les visions du monde, comprises comme rêves et, pour lui,
selon son caractère, comme armes.
Mais
que personne parmi cette vermine de morts-vivants momificateurs dont
je parle ne l'ait jamais remarqué — ou même ne puisse l'entendre
— ne me tire pas des larmes.
J'en
étais là de mes réflexions
lorsque,
une fois encore, la belle Arété (sosie de Sophia Loren, dont elle
avait également l'accent) relança le feu de nos conversations —
élégamment.
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