Terreur
et fureur masochistes
On
découvre souvent ces derniers temps, et toujours davantage, ça et
là dans les médias, de jeunes idolâtres plus ou moins fanatisés,
exemplaires de cette jeunesse qui joue au dur et à l’affranchi
mais en fait prosternée par sa terreur masochiste, vraisemblablement
motivée, du monde, et que l'on sent prête à tout pour défendre,
si les occasions l'y conduisent encore un peu plus qu'aujourd'hui, sa
soif inextinguible d'un garde-fou et d'un maître à la fois terrible
et bon que lui provoque sa si grande détresse infantile et
existentielle que lui donne le monde tel qu’il est.
Et
cependant, à d'autres moments on sent bien, malgré tout, qu'une
autre partie de cette jeunesse, si l'Histoire et les situations
voulaient bien le lui permettre, pourrait tout aussi bien, éveillée
en cela par les trésors poétiques, la belle liberté de parole et
de mœurs que certains, acteurs de ce mouvement de la liberté issu
des années soixante et soixante-dix -– en fait issu de 68 –-
déploient aujourd'hui devant elle, et excitée de surcroît par les
sensualistes, être la génération la plus intelligemment sensuelle,
la plus sensuellement intelligente et la plus humainement consciente
de l'ensemble des problèmes du monde, que l'on ait jamais vue.
Sensualisme contemplatif — galant ou Barbarie
«
La question de savoir si l'Homme est bon ou non est un passe-temps
philosophique. L'Homme est un être social ou une masse de
protoplasme réagissant irrationnellement dans la mesure où ses
besoins biologiques fondamentaux sont en harmonie ou en conflit avec
les institutions qu'il a créées. » affirmait, impérial, le
docteur Reich, très supérieur en cela au docteur Destouches
puisqu'il envisageait ainsi l'Homme tel qu'il peut et doit être, et
non tel qu'il est, et même si l'on peut imaginer en souriant le
style de ce qu'aurait pu être la réaction de Céline à cette
proposition reichienne et aussi à cette autre de Guy Debord : « Une
science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à
la psychologie, aux statistiques, à l'urbanisme et à la morale. Ces
éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une
création consciente de situations. »
Sensualiser
le monde et les situations, et libérer l'enfance d'un même
mouvement — des versions savamment améliorées du ghotul des Murias
et de l'Abbaye de Thélème de Rabelais pourraient nous y aider —,
c'est-à-dire enfin masculiniser véritablement les hommes et
féminiser réellement les femmes en supprimant la fixation collante
des enfants sur leurs parents — et celle des parents sur leurs
enfants — et donc, aussi, celle des hommes et des femmes entre
eux et sur eux-mêmes — et
qui est du même ordre —, et leur permettre ainsi de se sexensualiser,
pour ainsi
dire ; et,
de fait, éliminer du même coup la puissance hypnotique du Spectacle
en libérant la puissance créatrice, poétique, individuelle des
uns, des unes et des autres, puissance que les tristes psychologues
d'aujourd'hui disent être mauvaise — et de leur point de vue, et
puisqu'il s'agit pour eux d'adapter les pauvres Hommes au pauvre
monde, ils ont raison — puissance dont on n'a vu le plus souvent
que des formes contournées par cette misère des mœurs, des
caractères et de la division du travail, qui se perpétuent les unes
les autres, puissance qu'il s'agit, à l'inverse, de favoriser et
dont il faut attendre bien au contraire le raffinement et
l'humanisation des Hommes, et à laquelle il faudra adapter le monde.
Qui
devrons nous sensualiser — puisque d'une façon ou d'une autre nous
serons toujours là —, que restera-t-il, en fin de compte, des
riches ou des pauvres, des puissants ou des exclus, des Mahométans
furibonds, des Talmudistes fanatisés, des Protestants froidement
surexcités, des Catholiques réveillés, des Confucéens assurés,
des Orthodoxes déchaînés, des Hindous exaltés, des Animistes
aujourd'hui réanimés, des Verts vidés, décolorés, des
Altermondialistes confusionnistes plus ou moins spontanés, des «
gauches illusionnistes » déprimées, des Bleus galvanisés, des
Bruns forcenés, des membres des sectes, hallucinés, des
consommateurs idolâtres, hystériques ou extasiés, ravis,
gavés, de
ceux qui meurent de trop manger de nourriture frelatée ou des autres
qui meurent de faim, oubliés, ou des étonnants et à coup sûr
détonants mélanges que tout cela donnera dans la suite du mouvement
du temps ?
Une
chose est sûre : il faudra sensualiser pour humaniser et raffiner.
Pour
le moment l'affrontement est général.
On
voit aussi dans cette mêlée le vieux matriarcat hystérique,
sorcière et vaudou, mégère et gourou — qui avait profité, lui
aussi, de cette disparition du carcan moral petit-bourgeois —,
revanchard, tenter de regagner le maximum de terrain ; il provoque en
retour, avec d'autres facteurs plus pragmatiques, cette réactivation
fanatique du vieux patriarcat qui du coup ressort — habitué qu'il
est à traiter les adorateurs et adoratrices du Veau d'or, et leurs
transes, tous plus ou moins sectateurs de la Déesse-Mère
nourricière, et surtout castratrice — là où elle avait disparu,
la camisole (burka ou, à tout le moins, voile) qu'il sait être un
remède, certes précaire, mais dont il espère qu'il pourra
contrecarrer cette résurgence du féminin autonomisé, donc
égaré, qu'il connaît déjà,
et aussi ce surgissement historique possible de la sensualité et de
la volupté alliées à la raison, qu'il ignore ne l'ayant que
rarement rencontré, et pour cause, mais qu'il pressent peut-être
intuitivement dans certaines attitudes neuves des femmes et des
hommes d'aujourd'hui, et qui le terrorise encore davantage, comme
il terrorise également toutes les autres sortes d'idolâtres.
Renaissance
sensualiste
Et
c'est aussi cela la future Renaissance sensualiste que nous
envisageons : le dépassement dialectique de la vieille opposition
entre le patriarcat et le matriarcat qui, chacun à sa façon, auront
préparé ainsi l'avènement de cette ère sensualiste qui vient : le
patriarcat — dans ses versions monothéistes — en imposant la Loi
et le Livre, et en posant ainsi les prémices du déploiement de la
Raison (mais en provoquant, par son organisation rigide et
castratrice, la peste émotionnelle, les malformations et la détresse
caractérielles, émotionnelles, poétiques, sentimentales,
amoureuses, avec les réactions religieuses, guerrières, idolâtres,
“économiques” qu'elles impliquent et que le XXe siècle a
parfaitement analysées) contre le matriarcat, ses transes paganistes
et son univers halluciné — qu'ont ressuscités massivement depuis
les années soixante les gens du courant “new-age”, tous
sectateurs de la transe sous stupéfiants, de Gaïa, des puissances
féminines “occultes”, etc. — matriarcat dont l'apport à cette
nouvelle ère qui pourrait s'ouvrir pour l'humanité, après les
luttes religieuses, culturelles et économiques qui nous occupent,
consistera en l'accent indispensable que ce courant met sur la
reconnaissance et l'acceptation des rythmes biologiques primaires,
impétueux, impérieux, et sur la célébration de la puissance
vibrante, palpitante, ondulante, péristaltique et extatique du
vivant.
La
volupté et la sensualité alliées à la raison, l'humanisation de
l'amour, c'est aujourd'hui pour quelques happy few, le plus souvent,
et pour tous demain — éventuellement. Mais pour les masses
aujourd'hui ce sont le kitsch sirupeux ou le désabusement ou la
violence sexuelle que les derniers aristocrates libertins ont rendue
depuis deux siècles “chic” aux yeux de tous ceux qui,
aujourd’hui, partis de rien et arrivés très vite à la misère
poétique, sensuelle, sentimentale, sexuelle, s'empressent de
l'exercer dès qu'ils atteignent au moindre pouvoir sur autrui — leurs
“partenaires”, ou les enfants pauvres de leur province ou de
quelque région du monde que ce soit —, violence sexuelle que des gens
comme le jeune Montesquieu ou Madame de Scudéry pensaient à juste
titre être le fait des miséreux puisqu'ils pensaient que “l'amour”
était toujours “plus grossier, plus brutal et plus criminel parmi
les gens qui n'ont aucune politesse et qui sont tout à fait
ignorants de la belle galanterie” — et il revient à chacun de
reconnaître sur ce point le miséreux en lui-même —, violence
sexuelle dont on voit bien qu'à un autre niveau, celui de la
phylopsychogénèse, elle est irriguée d'un côté par toute la
mythologie et l'histoire de la violence dominatrice patriarcale avec
sa terreur, au fond, de la jouissance, et sa rage
concomitante de tout soumettre — et surtout les femmes — et, d'un
autre côté, par celles de la violence hystérique et extasiée du
vieux matriarcat préhistorique enfermé dans cette forme
particulière de la non-réalisation de l'humain et de la folie.
En
attendant cette subsomption raffinée et délicate, dont nous
parlons, de ces courants historiques mêlés et opposés, c'est donc
la guerre, et la bêtise des générations d'imbéciles morts pèse
lourd dans le cerveau des crétins vivants ; la préhistoire ne nous
lâche pas ; le troupeau bêle à la mort ses vieilles pleurnicheries
enragées, et nous, tranquillement, nous ensemençons l'avenir.
Pour
qu'y brille un jour de tout son éclat l'or du Temps dont nous
parlait André Breton.
Partir,
agir, aimer, jouir, créer. Nager, jouer, danser, marcher, voyager,
dormir. Ne rien faire, mais ébloui. Lâcher tout, si nécessaire.
Avant
tout organiser la vie dans le sens de la vie, vibrante, vivante :
voilà, nous semble-t-il, quelques-unes des voies qui mènent à
trouver l'or du Temps dont on trouvera peut-être quelques traces
dans cette ébauche de “Programme Hors du commun”, dans lequel
Breton, justement, définit les buts et les moyens de l'Avant-garde
sensualiste, où Duchamp commente la position de Breton vis-à-vis de
l'amour — qui est aussi la nôtre — et où Nietzsche, très en
forme, rappelle le type de regard que nous portons sur les Hommes et
l'Histoire, donne le sens de “l'opéra fabuleux” et le but du
“Coup du monde.”
LE
PROGRAMME HORS DU COMMUN
Qu'un
homme résiste à toute son époque, qu'il l'arrête à sa porte et
lui fasse rendre compte, cela exerce forcément de l'influence !
Qu'il le veuille, peu importe, qu'il le puisse voilà le point.
Breton
:
Le
Dieu qui nous habite n'est pas près d'observer le repos du septième
jour.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Dans
l'émouvant mouvement
Du
sable mouvant
Aspirant
De
votre corps aimant
De
mon corps aimant
La
dérive heureuse
Océane
L'exploration
tendre
Profonde
Détachée
du Temps
Des
méandres voluptueux
De
la sensitive
Explosive-fixe
Chaque
mouvement, chaque retrait, chaque pénétration, chaque constriction
aspirante
Nous
découvre les terres fermes
Les
grottes sous-marines du Grand Cœur du Temps
La
main dans la main nous découvrons les enchantements de vos Palais
Idéaux
Aquatiques
Je
suis le plongeur qui dérive
Vers
votre cœur
Sans
hâte
Amplement
Vous
êtes l'océan
La
houle tous les deux
Nous
prend.
Breton
:
L'idée
de l'amour allait droit devant elle sans rien voir; elle était vêtue
de petits miroirs isocèles dont l'assemblement étonnait par sa
perfection. C'étaient autant d'images de la queue des poissons,
quand, de par leur nature angélique, ceux-ci répondent à la
promesse qu'on peut se faire de toujours se retrouver
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Notre
aura bleue
Liserée
d'or
Cette
vapeur bleutée
Entourant
nos corps
Au
paroxysme
-–
Savouré puissamment dans le ravissement étonné -–
Du
plus ardent du plus doux du plus pénétrant
Du
plus éblouissant du plus irradiant
Mouvement
De
leur corps à corps
Si
loin de tout
De
mes yeux si lointains
Je
l'ai vue
Puissance
altière
La
vôtre la mienne
Sensations
en excès délicieux
Extraordinaire
ardeur printanière
En
renouveau d'excès voluptueux
Délices
débordés sentimentaux
Tout
concourait
Il
est vrai
-–
Ton con court et
Ardent
De
feu et d'eau
Mon
sexe turgescent
Long
et lent
Vif
et ardent
Parfaitement
Et
tous leurs emportements -–
Tout
concourait excessivement
À
cette palpitation de bleu et d'or
Irisant
En
brume divine
Nos
corps
Éternité
du Temps
Rien
ne passera
Et
souvent des amants
Dans
la suite du Temps
Relisant
cela
S'embrasseront
S'embraseront.
Pour
l'heure
Tout
à notre gloire
Tout
alanguis de ces rayonnements
Après
avoir traversé la terre
De
notre sommeil si lourd et si bon
Excessivement
Nous
restons sans paroles et sans force
Dans
la langueur attendrie du soir
L'amour
est le feu ardent
La
vie même
Son
éblouissement
Y
demeurer
Décidément.
Breton
:
L'aurore
boréale en chambre, voilà un pas de fait ; ce n'est pas tout.
L'amour sera. Nous réduirons l'art à sa plus simple expression qui
est l'amour…
Marcel
Duchamp (s'adressant au public…) :
Je
n'ai pas connu d'homme qui ait une plus grande capacité d'amour. Un
plus grand pouvoir d'aimer la grandeur de la vie et l'on ne comprend
rien à ses haines si l'on ne sait pas qu'il s'agissait pour lui de
protéger la qualité même de son amour de la vie, du merveilleux de
la vie. Breton aimait comme un cœur bat. Il était l'amant de
l'amour dans un monde qui croit à la prostitution. C'est là son
signe.
...
La
grande source d'inspiration surréaliste, c'est l'amour. L'exaltation
de l'amour électif, et Breton n'a jamais accepté que quiconque du
groupe, par libertinage, démérite de cette idée transcendante. Il
l'a écrit : “J'ai opté en amour pour la forme passionnelle et
exclusive, contre l'accommodement, le caprice et l'égarement...”
...
Qui
plus que lui a médité sur la dérision du bonheur humain, a médité
sur les causes de conflit et d'antagonisme qui pourraient surgir,
même lorsque la société sans classes sera instaurée ; qui mieux
que lui a frôlé la grande explication surréelle de la vie; cette
prise de conscience totale d'une vérité sans frontières, qui a
plus aimé que lui, ce monde en dérive ?
[...]
Avant-garde sensualiste 1 ; Juillet/Décembre 2003
Avant-garde sensualiste 1 ; Juillet/Décembre 2003
R.C. Vaudey
.