Chère
amie,
…
Pourquoi
cette extase-là, pourquoi cette beauté, pourquoi maintenant ?
Même
si —
suivant en cela Breton —
je ne fais pas état des moments nuls de ma vie, je connais assez
l'histoire tant individuelle que collective pour savoir qu'il faut
déployer ces instants d’extase —
s'ils
vous en laissent encore la force –
ou après en avoir été joui et en être sorti —,
quels que soient les moyens utilisés : poème, peinture,
sculpture, musique etc. :
Ce
n'est pas le spectateur qui fait le tableau :
(le
spectateur a déjà été parfaitement conditionné : la
propagande de l’industrie culturelle n'est pas faite pour les
chiens ; et lorsqu’il n’est pas conditionné par la
propagande de l’industrie culturelle, il l’est par sa névrose… )
C'est
la poésie qui doit faire l’œuvre d’art.
On
dira : prendre la poésie pour argent comptant, c’est accepter
d’être payé en mots nés de songes.
Mais
cette critique, outre qu’elle dévoile l’usurier et le
spéculateur
(c’est
la même engeance d’injouissants…
)
qui tiennent l’industrie culturelle, se trompe : certes, la
poésie peut être une phrase, ou une suite de « phrases de
réveil » mais selon nous elle n’est rien si ces « phrases
de réveil » ne sont pas celles d’un réveil de « sommeil
d’amour » (qui à quatre heures du matin, l’été, dure
encore…
),
si elle ne naît pas d’un réveil d’un sommeil qui suit l’extase
harmonique, et si ses mots ne naissent pas du —
et n’ouvrent pas au —
sentiment océanique. Pour nous ;
L'expérience
contemplative est le fons et origo
C'est
elle qui doit être à l'origine de l’œuvre d'art, et c'est ce que
l’œuvre d'art doit provoquer chez la femme ou l'homme sensualistes
qui se sont ouverts à elle.
…
« Que l'enthousiasme soit intensité musicale et étreintes d'éternité dans l'instant et que l'infini du monde soit un infini de sensations. » a écrit un écrivain roumain — que j’approuve sur ce point et avec lequel je partage le fait d’avoir été étudiant en philosophie à la Sorbonne et d’avoir vécu un temps à Paris dans une soupente —, qui notait également justement :
« Sans
l'impérialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de
philosophie : c'eût été le paradis de l'évidence inexprimable,
une épidémie d'extases. »
Que
j’approuve pareillement, mais que je corrigerais cependant ainsi :
« Dépassé
l'impérialisme tant du concept que de la sexualité pré-génitale,
l’extase harmonique de la complétude génitale tient lieu de
philosophie : c'est le paradis de l'évidence inexprimable, une
épidémie d'extases. »
À
me lire, vous savez sans doute que c’est le genre d’épidémie
qui nous frappe ici… où nous avons, suivant une autre formule de
Breton, réduit l’art à sa plus simple expression… qui
est l’amour…
Certains me diront que les responsables de ces états extatiques sont les arbres, qui émettent des phéromones, dans lesquelles nous baignons, ou les plantes, comme le datura, et leur parfum spécifique ; d’autres soupçonneront la faille géologique sur laquelle nous habitons, qui libère, peut-être, du radon mais surtout énormément de délicatesse, tout en modifiant le champ électro-magnétique terrestre, et donc celui de nos beaux esprits… mais vous savez que nous transportons, heureusement, ces manifestations poétiques avec nous, où que nous soyons, même si je crois que certains lieux sont plus « chargés poétiquement » que d’autres, ce que sait encore mon voisin, qui chasse le sanglier, et que j’ai vu promener une fourche de coudrier sur nos terres pour y trouver de l’eau, ce qu’il a fait lorsque, d’elle-même, la fourche s’est retournée vers le sol : c’est une expérience très impressionnante, impossible à contrefaire, et que je n’ai pas personnellement pu reproduire, mais qui m’a conduit à théoriser une sorte de nouvelle psychogéographie — tellurique et abstème, cette fois — assez particulière dans ce sens où son seul objet est de rechercher et de trouver les sources psychogéographiques de l’amour et de l’extase contemplative qui l’accompagne, c’est-à-dire les lieux « magnétiquement » et esthétiquement favorables à cette forme aboutie de l’amour, très loin, donc, de la dérive avinée et hallucinée, souvent malheureuse, que nous avions pratiquée à Paris, sur les traces des surréalistes, et des situs — qui l’avait nommée.
Mais
ce nouvel art de la dérive demande une sensibilité qui manquera
toujours à l’injouisssant contemporain, « hors-sol », et à son sens
esthétique — toujours armé d'un bulldozer.
Pour le reste, le pape est bien aimable de ne réserver la « psychiatrie » (je pense qu’il entendait par là la psychanalyse… ) qu’aux seules formes homosexuelles de l’injouissance (telle que nous l'avons définie) quand elle serait nécessaire à toutes les formes de l’injouissance (hétérosexuelle, a-sexuelle et autres), si l’on voulait imaginer une utopie démocratique…
(C’était
le projet révolutionnaire d’un psychanalyste « rouge »,
dans les années vingt et trente du siècle dernier… )
Par
exemple, si je reprends l’exemple de notre camarade de fac qui
associait « l’amour » aux coups et au viol, reçus et
subi d’un homme, parce qu’il avait été abusé (ainsi que sa
sœur) par son père dans son enfance, devant l’indifférence de sa
mère (ce qui lui faisait mépriser les femmes), il est assez
anecdotique qu’il fût « homosexuel » : il aurait
pu aussi imiter inconsciemment son père, comme la plupart des
garçons, et faire subir aux femmes ce qu’il avait subi de
ce dernier : « hétérosexuel », l’injouissance, la misère sexuelle, poétique et
sentimentale fussent restées les mêmes : ce qui importe, c’est
que la puissance poétique, extatique soit libérée de la
souffrance, des traumatismes du passé, et des scenarii relationnels
prototypiques et misérables par eux acquis, afin que l’injouissance
et la séparation soient enfin dépassées.
Nul
n’a jamais subi
ni
connu
la complétude génitale, et son extase harmonique, dans son
enfance : ce sont des virtualités que seuls des adultes peuvent
découvrir ; et lorsqu’ils les découvrent, ils ne les redécouvrent pas : c’est toujours
pour
la première fois dans leur vie :
tout le reste est littérature, —
pornographique
ou à l’eau de rose.
En
clair, tout (sadisme et masochisme inclus) ce que vous faites dans le
domaine « sexuel », et que vous auriez pu faire, ou subir,
enfant, ressortit à la névrose et à l’incomplétude : la
complétude amoureuse est une expérience neuve,
et bouleversante, dans la vie de tout névrosé, quel que soit son
genre.
Mais
c’est un discours révolutionnaire (ou poétique, ou amoureux, ou
mystique, comme on voudra… ) qui, ainsi que je l’écrivais dans
l’introduction au Manifeste
sensualiste,
ne peut plus être tenu au sectateur inconscient (qui en est aussi un
sous-produit) de l’ère usuraire-sadienne, dont il est le plus
souvent le critique « rebelle », —
tout
en en étant le vecteur reproductif essentiel, et dont la
caractéristique première, depuis la Seconde Guerre mondiale, est
d’être
tenu en laisse par
la désublimation
répressive,
c’est-à-dire par l’exploitation marchande de ses phantasmes et
de ses caprices névrotiques, l’ensemble formant et ayant formé,
avec ses compulsions, le nouvel Eldorado des usuriers et des
spéculateurs dont je parlais pour commencer, en parlant de l’art :
ce qui est une forme effectivement « moderne » et « neuve » de la domination, dans laquelle l’industrie de l’art
(en tant que « soft-power »)
a tenu et tient un rôle essentiel, et de laquelle les artistes
« révolutionnaires », au vingtième siècle
(surréalistes et situs compris), ont été les promoteurs
inconscients, bref, les idiots utiles…
…
Enfin, pour répondre à votre question : les meilleures choses qui me sont arrivées, ce sont les huit premières années de ma vie, que ma famille m’avait offertes, l’analyse dans laquelle j’ai eu le courage (l’inconscience de la jeunesse… ) de me jeter, corps et âme, à vingt ans, et les vingt-six années que je viens de vivre, ici, avec Héloïse…
…
Pour finir, je ne peux que vous redire ce que je vous écrivais dans un précédent courrier : nous
avions intitulé notre première sortie dans le monde, en 2001 : Prolégomènes à un troisième millénaire sensualiste ou
non.
Un
millénaire, c’est long. On peut comprendre que ces considérations ne concerneront pas les « maîtres sans
esclaves », de demain ou d’après-demain, dont nous parlons,
— s’il y en a jamais.
Enfin,
on peut aussi penser que notre poésie, notre philosophie et notre
art (de vivre et d’aimer) sont d’une trempe très particulière,
— unique, et appelée à le rester.
Et
qu’ils ne devraient jamais embarrasser personne.
R.C. Vaudey, le 28 août 2018
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