LE
PROGRAMME HORS DU COMMUN. (Suite)
Voix
1 :
Mais
qui sont donc ces sensualistes qui dans un tel enfer parlent de la
“sexensualisation” du monde?
Rimbaud
:
Ce
sont les conquérants du monde
Cherchant
la fortune chimique personnelle ;
Le
sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils
emmènent l’éducation
Des
races, des classes et des bêtes sur ce Vaisseau
Repos
et vertige
A
la lumière diluvienne
Aux
terribles soirs d’étude.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Les
sensualistes reviennent – pour ce qui est de la question de cette
présence-absence “poétique” au monde, “où l’on ne parle
pas, où l’on ne pense pas” – à une forme de pragmatisme sans
affaires tel qu'on le trouve parfois exprimé chez les anciens
Chinois ; mais ce qui dérange le plus dans la façon qui est la leur
c'est que non seulement ils affirment que cette affaire-là est une
histoire sans paroles, qui s’offre ou ne s’offre pas –
et à laquelle rien ne prépare vraiment : ni l'étude des traités,
ni les contorsions physiques, ni les longues méditations (ce qui
chagrine déjà beaucoup de monde...) –, mais qu'en plus, non
contents de rejeter l'ascèse (ce qui met hors d'eux les souffreteux
masochistes... et qui ne l'est pas un peu) et de se moquer des
exégètes (ce qui a le don d'exaspérer ceux qui trouvent là un
moyen d’occuper le mauvais temps ou de libérer un peu de
ressentiment... et qui n'en a pas un peu), ils prétendent tout au
contraire que si quelque chose peut bien amener le poétique à vous
saisir, ce serait plutôt le génie de l’allégresse
voluptueuse, l’expérience de la beauté et de la volupté, de
l'insouciance et de la légèreté, si possible amoureuses,
l'idylle, telle qu'ils l'entendent, la construction heureuse des
situations, et tout ce qui y prépare ou les permet ; bref, pour
presque tout le monde, sectateurs de l’Ouest ou de l’Est, de
l’Europe, de l’Orient ou de l’Extrême-Orient : le scandale
et l’abomination !
Rimbaud
:
Eux
chassés dans l’extase harmonique,
Et
l’héroïsme de la découverte.
Aux
accidents atmosphériques les plus surprenants,
Un
couple de jeunesse s’isole sur l’arche
– Est-ce
ancienne sauvagerie qu’on
pardonne
? –
Et
chante et se poste.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
En
attendant le coup de grâce qui clôt le bec et laisse sans
paroles et sans pensées, perdu dans la source profonde, et
puisqu'il faut bien s'occuper en attendant l'ouverture du Temps
poétique, les sensualistes laissent les uns à leurs exercices, les
autres à leurs études, d'autres encore à leur ivresse profonde,
et, pour leur part, c'est dans le jeu léger ou ardent qu'ils aiment
à se laisser surprendre.
Lin-tsi
et Casanova, Tchouang-tseu et Nuage-Fou, Nietzsche et
Rimbaud (qui donne le “la” et le “là”) ! Voilà
le cocktail, my dears !
Les
Upanishads :
Si
quelqu'un ne voit rien d'autre en dehors de soi-même, n'écoute rien
d'autre, ne connaît rien d'autre, voilà la grandeur ; si quelqu'un
voit, écoute, connaît quelque chose d'autre, voilà la petitesse...
Dans
notre monde on appelle grandeur l'abondance de vaches, de chevaux,
d'éléphants, d'or, d'esclaves, de femmes, de champs, de terres.
Mais ce n'est pas cela que j'entends, ce n'est pas cela que j'entends
parce qu'alors une chose toujours se fonde sur l'autre...
"...
La grandeur, le bhu-man, se découvre en soi-même, dans le
pivot intérieur de la vie."
Cette
grandeur est tout ce qui existe... Celui qui pense ainsi, médite
ainsi, connaît ainsi... celui-là est le seigneur absolu. Il peut
tout ce qu'il veut dans tous les mondes. Ceux qui pensent autrement,
sont dépendants et voués aux mondes qui périssent.
Debord
:
Rien
n'est plus naturel que de considérer toute chose à partir de soi,
choisi comme centre du monde ; on se trouve par-là capable de
condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours
trompeurs. Il faut seulement marquer les limites précises qui
bornent nécessairement cette autorité : sa propre place dans le
cours du temps, et dans la société ; ce qu'on a fait et ce qu'on a
connu, ses passions dominantes. “Qui peut donc écrire la vérité,
que ceux qui l'ont sentie ?”
Lin-tsi
:
Jeunes
gens, jeunes filles, il y a certains chauves qui appliquent leur
effort à l'intérieur, s'imaginant chercher en eux une voie de
sortie du monde. Ils se trompent ! Chercher le Bouddha, c'est perdre
le Bouddha ; chercher la voie, c'est perdre la voie ; chercher les
patriarches, c'est perdre les patriarches. Ne vous y trompez pas,
vénérables ! Je ne tiens pas à ce que vous expliquiez les Textes
ou les Traités, ni à ce que vous soyez de grands sujets du roi, ni
à ce que vous discutiez intarissablement comme cascades, ni à ce
que vous fassiez preuve d'intelligence et de sagesse. Tout ce que je
veux, c'est que vous ayez la vue juste.
Belle
jeunesse, mieux vaut être un maître sans affaires, que de savoir
interpréter cent volumes de Textes ou de Traités, ce qui conduit à
mépriser les autres, tels les Asura qui ne pensent qu'à être
victorieux ou battus. L’inscience, qui fait croire à la
personnalité et au moi, nourrit des actes ayant pour fruit l'enfer.
C'est ainsi que le moine Bonne-Étoile, qui connaissait le Dodécuple
Enseignement, tomba vivant en enfer ; la terre n'avait plus de place
pour lui. Mieux vaut être sans affaires et se mettre au repos ;
“Lorsque
vient la faim, je mange mon grain ;
Quand
vient le sommeil, je ferme les yeux.
Le
sot se rit de moi ;
Le
sage me connaît.”
“Jeunes
gens, jeunes filles, ne cherchez rien dans la lettre ! Vous vous
fatigueriez l'esprit ; vous inhaleriez sans profit de l'air froid.
‘Mieux vaut ne laisser naître aucune pensée de production
conditionnée : on dépasse ainsi et les Trois Véhicules et les
Bodhisattva avec toutes leurs études qui ne sont qu'expédients.’
Rimbaud
:
Personne
à Aden ne peut dire du mal de moi. Au contraire. Je suis connu en
bien de tous, dans ce pays, depuis 10 années.
Avis
aux amateurs !
Quant
au Harar, il n'y a aucun consul, aucun poste, aucune route ; on y va
à chameau, on y vit avec des nègres exclusivement. Mais enfin on y
est libre, et le climat est bon.
Telle
est la situation.
Le
Vieux :
Connais
le masculin.
Adhère
au féminin.
Soit
le Ravin du monde.
Quiconque
est le ravin du monde,
La
vertu constante ne le quitte pas.
Il
retrouve l'enfance.
Connaît
le blanc.
Adhère
au noir.
Soit
la norme du monde.
Quiconque
est la norme du monde, la vertu constante ne s'altère pas en lui.
Il
retrouve l’illimité.
Voix
1 :
Mais
cette vraie vie comment se manifeste-t-elle, pratiquement ?
Rimbaud
:
(énonçant la voie parfaite...)
(énonçant la voie parfaite...)
C'est
le repos éclairé, ni fièvre ni langueur, sur le lit ou sur le pré.
C'est
l'ami ni ardent ni faible. L'ami.
C'est
l'aimée ni tourmentante ni tourmentée. L'aimée.
L'air
et le monde point cherchés. La vie.
Voix
1 :
La
beauté se perd-t-elle
dans
le tourbillon de la vie ?
Voix
2 :
NON
!
Nous
affirmons la magnificence du monde !
Nietzsche
:
Si
nous disons oui à un seul instant, nous disons oui, par-là, non
seulement à nous-mêmes, mais à toute l'existence. Car rien
n'existe pour soi seul, ni en nous, ni dans les choses, et si notre
âme, une seule fois, a vibré et raisonné comme une corde de
joie, toutes les éternités ont collaboré à déterminer ce seul
fait – et dans cet unique instant d'affirmation, toute l'éternité
se trouve approuvée, rachetée, justifiée, affirmée.
Rimbaud
:
J’ai
tendu des cordes (de joie) de clocher à clocher ; des
guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile
à étoile, et je danse.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Les
sensualistes proposent, pour accéder à cette autre attitude au
monde, que le dépassement tant de l'esprit techniciste et prédateur
que le retour des fadaises “spiritualistes”, “religieuses” ou
“mystiques” nécessite, le génie de l’allégresse de la
volupté, l'empire des sens, la jouissance tendre,
amoureuse-abandonnée, la musique, les chants, l’art, la beauté
des situations, des lieux, des mets, des vins, des hommes et des
femmes, de l'âme des hommes et des femmes, quelque chose du XVIIIe
siècle (français, vénitien ?), donc, surtout le dépassement de
l'antique guerre des sexes, la refonte du monde par la poésie – en
avant – et, sur cette base essentielle, la tendresse, les jeux,
les extases de l'amour compris comme voie royale à la jouissance
de l'or du Temps, c'est-à-dire une attitude
contemplative-active, mystique-sensualiste, en un mot
voluptueuse-émerveillée.
Rimbaud
:
Quand
nous sommes très forts, – qui recule ? très gais, – qui tombe
de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de
nous ?
Parez-vous,
dansez, riez. – Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la
fenêtre.
Voix
2 :
Il
s’agit donc de faire l’Action paradoxale, de planter le
grand Arbre de Vie, onduleux, et inutile au commun, dans les
vastes jardins de l'Infini amoureux, pour se prélasser dessous sans
rien faire ou dormir, insouciant, à son pied ?
Voix
3 :
Il
s’agit !
(A.S. 3)