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Le
Paradis terrestre
Pierre
Bonnard
1916-1920
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Chère amie,
Sans
doute fallait-il apporter ce supplément poétique, extatique, contemplatif,
mystique à cet art —
du bon usage du temps et des relations amoureuses entre les femmes et les hommes —
élaboré par les Français, au cours des siècles, dès l'époque
des Courtois, dans les salons des XVIIe
et XVIIIe
siècles, et jusque dans le XXe
siècle.
Le
règne des usuriers et des marchands, qui se déploie pleinement à
partir du XIXe
siècle, a laissé le monde aux mains de gens ignorant tout de
l'otium
et de la belle galanterie, —
belle car c'est seulement dans un contact égalitaire (voire de
légère subordination, comme
le comprend la galanterie)
avec les femmes que les hommes peuvent rivaliser d'esprit, de
raffinement et de civilité, bref, s'humaniser : livrés à eux-mêmes
(ou établis
dans
un rapport de domination des femmes), ils s'adonnent aux affaires, au
jeu, aux drogues, à la guerre, à l'abus sexuel, et/ou ils cèdent «
à l'impérialisme du concept » (voyez les Grecs) ; de la même
façon, les femmes gagnent beaucoup à partager ce loisir
avec les hommes, dans un rapport égalitaire, voire de légère
supériorité, —
qui correspond généralement à la réalité des caractères et des
esprits, mais qu'elles dissimulent le plus souvent, en milieu
hostile, par tactique, – ou
par duplicité. Par courtoisie, je vous fais grâce de ce à quoi elles échappent — à commencer par ce mal, plutôt moderne, de leur singerie des hommes.
Ce
nouveau monde, usuraire et sadien, ignorant tout du bon emploi du
temps —
que ne pouvaient connaître que ceux qui disposaient librement du
leur —,
il lui importe sans doute peu de connaître le résultat de nos «
recherches sur l'amour et le merveilleux ».
Héloïse
m'apprend que les Japonais prennent un ou deux emplois
supplémentaires, pour occuper leur vie : sans doute est-ce un
mélange d'embrigadement productiviste, de misère culturelle, architecturale, relationnelle etc.
qui crée l'injouissance
particulière
de ce peuple : mais lorsque l'on dit « les Japonais », il
faut comprendre : les sous-produits humains particuliers de la révolution
industrielle et
technique,
que l'on trouve au Japon : ils sont sans doute assez différents de
ce qu'étaient leurs ancêtres de la fin du XIXe
siècle, lorsque le Japon s'est ouvert à l'Occident (je dis
différents, je ne dis pas que les uns valent mieux
que les autres…)
Nietzsche
remarquait déjà que la sauvagerie
« peau-rougesque » du
goût des
Américains
pour le travail et l'argent conduirait rapidement à devoir justifier
ce que l'on appelait alors les « parties de campagne », — par des
considérations utilitaristes (comme leur intérêt pour la santé).
Aujourd'hui,
le produit phare de l'ère usuraire-sadienne, l’injouissant, peut
se demander, en faisant ce qu'il croit être de l'humour, de quoi
pouvaient bien parler les hommes avant que ne fussent inventés le
football (les sports de masse), et les voitures. Pourtant, en
relisant Montaigne, Marie de Gournay, Mademoiselle de Scudéry, La
Rochefoucauld, Madame de La Fayette, Madame de Sévigné, Chamfort,
ou en écoutant Élisabeth Jacquet de La Guerre, on peut savoir qu'il
y a eu, en France, une vie galante et spirituelle avant l'invention du
supporter et du touriste processionnaire (aussi
redoutable que la chenille du même nom), vie galante et spirituelle qui a fait autorité en Europe où l'on a voulu l'imiter, et que les femmes et les
hommes avaient pu, alors, lier des rapports d'intelligence et de complicité intellectuelle, sensuelle, poétique ou artistique, même dans le cadre d'un
patriarcat qui ne laissait pas beaucoup de choix à ces dernières.
C'est
cette tradition que nous avons reprise et déployée, en partant de
la grande et nouvelle liberté de certaines femmes de la génération
d’Héloïse, et de celle de certains des hommes de la mienne.
Notre
désintérêt pour toute « réussite » sociale, fût-elle
littéraire ou artistique, notre
choix du célibat, ainsi que notre désir de ne pas avoir d'enfants,
dans les conditions qui ne sont plus celles des siècles
pré-industriels, dans lesquels une large parentèle — pour les
pauvres — ou une large domesticité — pour les riches —
s'occupaient d'eux, et qui ne sont pas encore celles des siècles
post-industriels, c'est-à-dire post-économistes et post-analytiques
(s'ils existent jamais…), nous permettent et nous ont permis,
jusqu’ici, de nous adonner à ces occupations dont le souvenir tend
à s'effacer de la mémoire des vivants d'aujourd'hui : la liberté,
l'amour, la poésie — pour le dire comme d'autres —, et
même d'apporter, avec l'amour contemplatif —
galant, la suite tant attendue à « l'idée de l'amour » — dont
parlait Breton.
Voilà, chère amie, ce dont nous devisions, allongés dans l'herbe, tout en
regardant le ciel bleu, ce matin, Héloïse et moi, sur la terrasse
où Héloïse tenait ce « salon improvisé », à moins que ce ne
fût « une partie de campagne » au débotté, ou encore une
réunion improvisée de notre « bureau d'esprit »
sensualiste.
Pour
le reste, ces Tableaux galants (comme
L’amour contemplatif — galant),
ainsi que je les ai nommés,
constituent effectivement des « œuvres d’art », des
installations vidéo-poétiques qui
ressortissent au domaine de l’art, que je n’appelle plus art
contemporain ou art
actuel mais art
sensualiste.
Le
premier d’entre eux fut
le Manifeste sensualiste
lui-même, qui fut projeté
dans une galerie d'art
sous cette forme et présenté ainsi pour la première
fois au public, en juin 2001.
J’avais
à l’époque de sa publication en librairie
expressément demandé à Gallimard un addenda
au contrat d’édition qui nous lie, qui
précise que je garde
les droits pour cette variante du Manifeste, qui
relève de l’art, et de son
marché et non de celui de l’édition. Ce
que les éditions Gallimard avaient
accepté sans difficulté.
Ces
Tableaux galants en suivent
donc les règles : il ne peut exister de chacun d'eux que
douze exemplaires numérotés,
dont je suppose que l’on pourrait assurer facilement
l’authenticité par la block chain.
Si
votre ami désire acquérir un exemplaire de l’une ou l’autre de
ces installations vidéo-poétiques,
il peut m'écrire.
Il
est évident que pour
certaines je devrais de mon côté m’assurer de l’accord des
interprètes ; dans le
cas contraire, je ferais rejouer les pièces (dont chacune ne dure
que quelques minutes) par d’autres musiciens baroques.
Vous
me conseillez d’ouvrir
une galerie en ligne : si votre ami veut se charger d’être
notre
galeriste, c’est une option que nous pouvons envisager. Considérée
notre visibilité, il ne pourra
compter que sur
d’authentiques amateurs de ce que nous sommes, des collectionneurs-mécènes en
quelque sorte. Mais c’est son problème.
Vous
savez comme moi que ni l’art ni la poésie ni la théorie
sensualistes n’intéressent qui que ce soit. Ce qui ne préoccupe
pas notre moi, car notre seul souhait est que cette poésie vécue qui nous saisit ne
cesse jamais (sic), mais pourrait préoccuper notre toit.
Avec
mes respectueux hommages,
R.C. Vaudey, le 5 septembre 2018
R.C. Vaudey, le 5 septembre 2018
Pièce
jointe
Loisir
et oisiveté. — Il y a une sauvagerie tout indienne, particulière
au sang des Peaux-Rouges, dans la façon dont les Américains
aspirent à l’or ; et leur hâte au travail qui va jusqu’à
essoufflement — le véritable vice du nouveau monde — commence
déjà, par contagion, à rendre sauvage la vieille Europe et à
propager chez elle un manque d’esprit tout à fait singulier. On a
maintenant honte du repos : la longue méditation occasionne
déjà presque des remords. On réfléchit montre en main, comme on
dîne, les yeux fixés sur le courrier de la bourse, — on vit comme
quelqu’un qui craindrait sans cesse de « laisser échapper »
quelque chose. « Plutôt faire n’importe quoi que de ne rien
faire » — ce principe aussi est une ficelle pour donner le
coup de grâce à tout goût supérieur. Et de même que toutes les
formes disparaissent à vue d’œil dans cette hâte du travail, de
même périssent aussi le sentiment de la forme, l’oreille et l’œil
pour la mélodie du mouvement. La preuve en est dans la lourde
précision exigée maintenant partout, chaque fois que l’homme
veut être loyal vis-à-vis de l’homme, dans ses rapports avec les
amis, les femmes, les parents, les enfants, les maîtres, les élève,
les guides et les princes, — on n’a plus ni le temps, ni la force
pour les cérémonies, pour la courtoisie avec des détours, pour
tout esprit de conversation, et, en général, pour tout
otium. Car la vie à la chasse du gain force sans cesse
l’esprit à se tendre jusqu’à l’épuisement, dans une
constante dissimulation, avec le souci de duper ou de prévenir :
la véritable vertu consiste maintenant à faire quelque chose en
moins de temps qu’un autre. Il n’y a, par conséquent, que de
rares heures de loyauté permise : mais pendant ces
heures on est fatigué et l’on aspire non seulement à « se
laisser aller », mais encore à s’étendre lourdement
de long en large. C’est conformément à ce penchant que l’on
fait maintenant sa correspondance ; le style et l’esprit des
lettres sera toujours le véritable « signe du temps ».
Si la société et les arts procurent encore un plaisir, c’est un
plaisir tel que se le préparent des esclaves fatigués par le
travail. Honte à ce contentement dans la « joie »
chez les gens cultivés et incultes ! Honte à cette suspicion
grandissante de toute joie ! Le travail a de plus en plus
la bonne conscience de son côté : le penchant à la joie
s’appelle déjà « besoin de se rétablir », et
commence à avoir honte de soi-même. « On doit cela à sa
santé » — c’est ainsi que l’on parle lorsque l’on est
surpris pendant une partie de campagne. Oui, on en viendra bientôt à
ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative
(c’est-à-dire à se promener, accompagné de pensées et d’amis)
sans mépris de soi et mauvaise conscience. — Eh bien !
autrefois, c’était le contraire : le travail portait avec lui
la mauvaise conscience. Un homme de bonne origine cachait son
travail quand la misère le forçait à travailler. L’esclave
travaillait accablé sous le poids du sentiment de faire quelque
chose de méprisable : — le « faire » lui-même
était quelque chose de méprisable. « Seul au loisir et à la
guerre il y a noblesse et honneur » : c’est ainsi que
parlait la voix du préjugé antique ! »
Nietzsche. Le Gai Savoir.
(IV ; 329)
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