Cher
ami,
Ce
qui semblait inquiéter X par exemple, c'est tout ce qui pourrait
ressembler à la mise sur un piédestal de la femme — telle qu'on la
trouve chez Breton, par exemple. Pour nous il s'agit d'élaborer un
rapport d'égalité.
Non
pas qu'il puisse exister une réelle égalité (différence d'âge,
différence d'expériences etc.) entre des individus mais une volonté
commune, une volonté poétique commune, une volonté de liberté
commune, une volonté de poésie commune, une confiance, une capacité
au jeu communes etc. le goût partagé de cette aventure poétique-là,
c'est cela dont il s'agit et qui est effectivement peut-être un peu
étrange pour certains.
La
plupart de ceux qui avaient entamé ce processus de révolution du
monde sont tombés sur des bourgeoises et ont fini avec des destins
tout à fait programmés. Ceux qui ont eu les moyens d’échapper à
cela (tu te souviens de la remarque de A. disant que seuls ceux qui
avaient des fortunes personnelles avaient échappé aux conséquences
de leur révolte contre ce système) se sont finalement retrouvés çà
et là dans le monde — enfin, beaucoup d'entre eux — seuls, à
boire, à fumer, à prendre diverses drogues, avec leurs petites
“camarades” mercenaires, un jour thaïlandaises, l'autre jour
vietnamiennes, hier russes, demain birmanes etc., c'est-à-dire seuls
avec eux-mêmes et avec leurs phantasmes nés de la solitude et
seulement capables d'essayer de les assouvir dans la solitude ; mais
on peut seulement calmer momentanément la puissance du phantasme,
jamais l'assouvir si assouvir signifie l'éteindre puisqu'il n'est
lui-même que le symptôme
d'une souffrance, d'un traumatisme refoulés, ignorés qui tant
qu'ils demeurent et tant qu'ils ne sont ni revécus, ni compris, ni
intégrés ne permettent pas la disparition de ce symptôme : le
phantasme, donc.
Certains
sont allés faire des analyses — et l'analyse, c'est le premier
stade, le stade minimum de l'humanité, du rapport humain. Si, bien
entendu, l'analyste est un être sensible. Dans cette relation, une
forme de confiance, une forme d'aventure s'établit: ils y ont
trouvé des pères à aimer et des mères à aimer qui se sont
transformés en pères à haïr et en mères à haïr, et là ils ont
compris que l'aventure avait commencé. Ceux qui sont sortis grandis
de cette expérience d'humanité, d'intégrité, et de déploiement
de l'intelligence et de la sensibilité, que sont-ils devenus ? Pour
ma part, je l'ignore.
Que
le monde actuel remette en cause la psychanalyse et les diverses
formes de l'analyse — quels que soient par ailleurs nos désaccords
théoriques avec les uns et les autres — n'est pas étonnant. Le
projet inconscient de l'injouissant hystérique contemporain est de
détruire la moindre parcelle d'humanité, la moindre parcelle
d'intelligence, la moindre parcelle d'aventure commune partagée. Et
donc aussi ce voyage étrange où l'on aime, où l'on hait celui ou
celle qui vous permet de déployer votre propre sensibilité, votre
propre humanité, votre propre poésie.
...
La
grandeur de Nietzsche c'est d'avoir pensé que les idées que les
hommes ont lorsqu'ils sont dans un état misérable de leur énergie
(déprimés, malades, cruellement frappés par le destin, souffreteux
en général, mourants même) ne
sont pas meilleures que
celles qu'ils ont lorsqu'ils sont pleins d'énergie. Personne, et
surtout pas Nietzsche, n'a sous-estimé le poids que les outrages de
la vie — quelle que soit la forme qu'ils prennent — donnent à
la réflexion d'un homme. Mais ce qui est le plus beau, c'est le gai
savoir, la puissance renaissante. La plupart du temps les penseurs,
manifestant ainsi leur participation inconsciente au mouvement
souterrain du nihilisme (ou consciente à sa manifestation évidente),
ont toujours mis en avant les pensées nées sur le terreau de
l'affaissement, de l'affaiblissement et de l'effroi : finalement, ce
sont ces pensées, ce sont ces états que l'on rencontre le plus
souvent chez l'homme du patriarcat marchand dédivinisé.
...
Les
sensualistes expliquent que l'antique guerre des sexes, la vieille
séparation entre les sexes déterminent l'insuffisance de toutes les
constructions philosophiques, théoriques, précédentes, et même
celle des anciennes sagesses. (Ce
n'est pas la sexualité de l'être parlant qui va aussi loin
exactement que son langage peut atteindre mais exactement l'inverse :
le langage de l'être parlant va aussi loin exactement que sa
capacité d’abandon à la volupté peut atteindre : regardez ce
pauvre Kant.)
Nous
pouvons affirmer cela parce que nous appartenons à des générations
qui ont pu, pour la première fois dans l'histoire, expérimenter une
forme de relation différente de ce qui s'était joué jusque-là
entre les hommes et les femmes. Nous indiquons ainsi à ceux
qu'occupent les affaires de famille, leur mariage, leur partage des
tâches et des activités selon les sexes ou non, le monde en
général, nous leur indiquons l'origine de l'insuffisance de la
plupart de leurs théories, l'origine du désespoir secret qui
imprègne beaucoup de leurs goûts, et de leur art.
Plutôt
que de nous remercier, ils nous jettent des pierres.
Étendre ces
formes de la relation entre êtres humains, et ces formes sublimes de
la conjonction des sexes opposés — étendre ces formes supérieures
de la rencontre entre êtres humains — à l'ensemble de la population
de la planète est une question qui ne nous concerne pas vraiment.
C'est un travail de très longue haleine et le temps que prendrait sa
réalisation nous verrait très évidemment ailleurs.
Donc,
en gros, cela concerne ceux qui nous jettent des pierres et leurs
enfants et leurs petits-enfants. Pas nous
Cependant, nous indiquons.
Et
nous prônons.
A.S. 4
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