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R. C.
Vaudey
« Sans titre »
Acrylique sur bois ; 64x54cm
Le 26
mars 2006
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Cher ami,
…
Debord
avait déjà insisté justement
sur la séparation et sur
la perte de tout langage commun, perte marquée dans l’art par les
dadaïstes (Hausmann : « De
la suite rythmique des consonnes,
diphtongues,
et comme contre-mouvement de leur complément de voyelles, résulte
le poème »), puis par les lettristes (qui finiraient dans la
« poésie aphonique ») ; lui-même voulait achever
le cinéma : lorsque les Hommes en sont réduits à grogner des
voyelles ou à contempler un écran vide pour communiquer
(Hurlements en faveur de Sade) c'est que la
séparation —
qui est maîtresse du jeu et qui
découle
des
eaux glacées du calcul égoïste qu'implique la domination de la
religion marchande —
a
fait son œuvre.
Aujourd’hui,
la pornographie et les relations calculées par les algorithmes
signifient plus clairement que jamais que la faculté de rencontre
s'est perdue ; ce que montre assez bien une jeune humoriste
française, Blanche Gardin, en racontant les éléments de cette
pseudo-rencontre charnelle qu’est la sexualité prégénitale
basique que subissent le plus souvent les jeunes filles et les jeunes
femmes, aujourd’hui, qui leur glace le cœur avant que les
violences obstétricales et gynécologiques ne les brisent
physiquement encore davantage et ne rendent leur accès à la
jouissance galante encore un peu plus improbable. (Nous qui ne
jurions que par Leboyer, il semble que, là comme ailleurs, nos
justes rêves utopiques n’aient pas trouvé d’écho… )
Donc,
au moins entre gens de qualité, un langage commun doit être
retrouvé, et un nouvel un art de la rencontre élaboré. L'art des
contemplatifs — galants c'est cela : cet art dit en plus que
la faculté d'immersion
océanique
dans le pur présent s'est perdue (Nietzsche le disait déjà à
propos des facultés étouffées de l’enfance, dans Sur
l’avenir de nos établissements d’enseignement)
et que ce sont donc ce langage commun, cette faculté de rencontre et
cette disposition à rencontrer mystiquement le monde qui doivent
être cherchés — ou plutôt, pour cette dernière, favorisée —
et trouvés. C’est en quelque sorte ça, la définition du
sensualisme contemplatif — galant.
La
société du spectacle, au sens de Debord, c'est, à l’inverse,
l’exploitation mercantile de cette séparation, de cette
injouissance : c’est bien sûr l’exploitation de la force de
travail — ce qui est classique de tout système de domination depuis
la disparition des chasseurs-cueilleurs — mais c’est surtout
l’exploitation de la mine de l’or noir des souffrances refoulées,
inconscientes, et le gavage consumériste de cette nouvelle variété
d’oies (ce que j’ai appelé l’injouissant moderne) qui
ne voient pas qu’elles ne sont si bien gavées que pour étouffer
chez elles toute possibilité de rencontrer la vie —, et, aussi,
pour satisfaire les pulsions brutales des morts-vivants qui les
élèvent, pulsions de destruction qui coulent de la même source :
l’injouissance poétique, amoureuse, mystique.
La
Folie, la séparation, la névrose, l’injouissance : ce sont
différentes façons de nommer la même chose, — ou presque.
Notre
tentative poético-philosophique de proposer à nos contemporains
d'abandonner une sexualité masturbatoire — non pas sentimentale
mais revancharde (Sartre écrivant : je ne suis pas un coïteur,
je suis un masturbateur) — pour une génitalité transcendantale,
extatique, mystique, poétique et sentimentale, a échoué : les
esprits forts et les autres, s'ils en ont entendu parler, il y a dix
ou quinze ans, se sont plutôt laissé pousser la barbe, façon
hipster (et pourquoi pas) : comme quoi, esprits forts ou pas,
c'est toujours la puissance coercitive du troupeau qui domine. On peut
dire aussi qu'elle est apparue sur la scène du monde au plus mauvais
moment : au début de ce siècle, alors que s'offrait à la multitude (avec
le développement d'Internet) l'opportunité d’explorer, comme jamais
peut-être auparavant dans l'Histoire, les pulsions destructrices et
auto-destructrices de la pré-génitalité. Enfin, plus généralement, cet
échec est dû au simple fait que, dans ce domaine, on ne choisit pas :
l'existence (passée et présente) détermine l'inconscient — et la « conscience », aussi.
Donc,
toutes nos œuvres poétiques, littéraires, philosophiques
sensualistes précédentes
sont à réserver aux happy
few — à celles et ceux qui
connaissent déjà ce dont elles parlent.
…
Je pense que
cette étude des causes de la gynophobie — si visible dans la
sexualité pornographisée de nos contemporains où se côtoient des
femmes et des hommes qui paraissent ne pas avoir la moindre idée de
l’amour, soit qu’ils demeurent à ce degré zéro,
qu’illustrent
les humoristes, de la rencontre
et de l’abandon à la puissance extatique de la vie jouissant, soit qu’ils raffinent cette impuissance orgastique
en la scénarisant, en distribuant les rôles et en feignant d’aimer
ce qu’ils subissent, leur névrose (et je ne minimise pas les
fièvres du masochisme ou du sadisme en actes) —, je
pense que cette étude des causes de la gynophobie, disais-je,
ramènera nécessairement aux problèmes que traitent nos recherches
sur l'amour et le merveilleux : c’est-à-dire à l’origine, dans
l’histoire tant individuelle que collective, des pulsions
destructrices et auto-destructrices chez les femmes et chez les
hommes, et, de là, à leur dépassement dans l'amour contemplatif —
galant.
Pour
le moment, une génération ou deux, sacrifiées et enfumées par le Spectacle
depuis un demi siècle, passent, avec leurs illusions, et
s'aperçoivent peut-être qu'on s'est joué d'elles : elles ont pris
pour modèle ou pour référence des êtres sortis de la
pop-culture (romans, bandes dessinées, cinéma, télévision, internet etc.),
en oubliant une culture plus raffinée, qu'elles ne connaissent pas
et qui ne les a pas influencées. D’où
l’importance des recherches savantes, comme celles que mène Madame
Ganofsky —
qui
nous a fait, par parenthèse, une réponse charmante —,
qui
sauvent de l’oubli des formes de relations entre les femmes et les
hommes, qui sont déjà inimaginables pour les jeunes
générations, — avec ou sans gilet jaune.
…
Les
femmes les plus révoltées proposent simplement de supprimer les
mâles : on
peut les comprendre mais
il faut vraiment n’avoir jamais rien connu des délices fabuleuses,
indicibles et incomparables de l’accord charnel entre les femmes et
les hommes pour en arriver là. Les mânes de Madame de Beauvoir doivent
en être révulsés, elle que sa lucidité sur la condition de la
femme n’avait pas empêchée d’accepter la beauté convulsive,
dans l’amour charnel, avec un homme, et
qui écrivait : « Je
suis encore toute [illisible]. Je ne me sens ni arrivée ni partie,
je ne sais pas où je suis, je ne suis nulle part. En tout cas, pas
loin de toi, ça, c’est impossible. Je ne sais pas comment le
dire : je n’ai pas encore réussi à être séparée de toi.
Je sais que ça m’arrivera ce soir, ou demain, quand je serai tout
à fait réveillée et
que le temps se mettra de nouveau à couler.
Depuis
hier, je suis vraiment hors du temps […
]. Mon amour, je ne savais pas que ça pouvait être comme ça
l’amour » (clic)
…
Que ce continent encore peu exploré (malgré Ovide, malgré les courtois
et tous ceux qui les ont suivis) de la relation sentimentale et
mystique entre les hommes et les femmes devienne le terrain du jeu
d’une humanité future, post-analytique et post-économiste,
pourrait paraître comme une utopie délicieuse à un moment où la
disparition du travail de la classe moyenne, et des autres aussi, semble programmée (voir
le texte sur Rome, l’esclavage, la fin du travail etc.), si, dans le
même temps, la considération de l’état du monde et des peuples, dans ce moment de l'anthropocène,
n’incitait plutôt à voir venir des chaos collapsologiques que fleurir de délicates sociétés de thélémites.
Cela
dit, notre propos est de faire comme si, demain, nos recherches
pouvaient être utiles. De sorte qu’il faut voir notre « réserve
naturelle » comme une nouvelle œuvre d’art sensualiste totale —
dans l’esprit de ce qu’avait initié Yves Klein —, et le
dépassement de l’ère duchampienne : plutôt que de consacrer un urinoir industriel en œuvre d’art, il s’agit de faire voir,
soudainement, la beauté naturelle encore sauvage, — préservée
pour un monde encore à venir ; de sorte que dans cette œuvre d’art sensualiste totale : ce n’est
plus le regardeur qui fait l’œuvre ou le tableau mais le tableau
(de cette nature sauvage) qui défait (mystiquement) le regardeur.
Même
si elle soulève des objections, gageons que cette partie-là de
notre art sensualiste pourra être plus facilement acceptée que tout le
reste.
Acceptée
ou non, elle constitue, pour nous, l’œuvre et l’écrin, et
complète, comme il nous plaît, le tableau de nos vies.
À
vous,
Vaudey
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