Très
chère amie,
…
Le
groupe des situationnistes n'a pas vraiment pu élaborer une
véritable science des situations : mai 68, paradoxalement, l'en a
empêché avec l'agitation politique qu'il a entraîné, tout
d'abord, son échec, ensuite, et la dissolution du groupe,
finalement, avec les querelles autour de ces questions politiques.
Donc, dans l'ensemble une science des situations favorables à un
développement voluptueux des humains n'a pas pu être élaborée.
Les querelles ont pris le dessus. La critique politique. L'index
des noms insultés. Ensuite, les considérations désabusées sur
le prolétariat et sur les cadres, ou sur les “prolétaires”
devenus “cadres”, n'ayant pas tenu leurs promesses historiques.
Et puis les analyses autour du complot et autour du spectaculaire
intégré.
Une
partie négative en quelque sorte a été élaborée mais l'I.S n'a
pas pu illustrer la partie positive. Du fait de ces querelles. De ces
désillusions. De ce constat amer.
J'ai
quitté le monde à 19 ans, c'est-à-dire plutôt jeune — comme
beaucoup d'autres d'ailleurs à ce moment. Ma
rencontre avec Héloïse marque la fin de la période de cette
première Odyssée dont je parlais en 2003 dans le texte
Passage au Nord-Ouest ; et commencée là.
Elle
coïncide avec le poème “Shakti” ; il était,
chronologiquement, précédé de la toile intitulée : “Thanks
to Héloïse”, tableau aussi confus et plein d'espoir que je
l’étais moi-même à cette époque. Ce premier poème marque
l'hésitation et l'impression que j'avais à ce moment que cette
rencontre se soldait par un échec, et qu'après trois mois de cour
assidue notre relation était vraisemblablement amenée à cesser. Le
“Premier Poëme”, lui, écrit dans le train qui m'emmenait
à Paris, marque le début de notre aventure sentimentale et
poétique. Ensuite, il y a la création de l'Avant-garde
sensualiste à laquelle ont assisté certains de nos amis, la
suite des poèmes, des peintures, des sculptures, des installations
etc., et la désoccultation de l’A.S en 2001. Notre volonté
de faire entendre cette voix particulière au milieu du cynisme, des
cris de rage et de haine de tous contre tous.
Qu'arrivera-t-il
à celui dont vous me transmettez les interrogations ? Chaque
histoire est absolument unique. Evidemment. Dans chaque moment neuf
du temps.
Pour
notre part, nous avons découvert une forme très forte de
l'intimité, une forme, pour nous très neuve, de la maturité
sentimentale, voluptueuse. Je l'ai décrite dans :
“Post-psychédéliques dandys.” (A.S 3)
Cette
forme-là est-elle seulement une forme neuve mais fortuite ou, à
l'inverse, comme nous le pensons et “travaillons” à ce qu'il en
soit ainsi, un déploiement attendu et évident du grand et bel arbre
de la poésie et du libertinage européens, né de la rencontre de
ses branches courtoises et libertines — qui portèrent et que
manifestèrent tant d'esprits nobles et libres — avec cette autre
que représente le mouvement d'émancipation et d'affirmation,
poétiques, voluptueuses, des femmes en Occident.
Les
libertins, précédemment, avaient parfois tendu à l'idyllisme tel
que nous l'entendons, tel Choderlos de Laclos dont on a oublié qu'il
fut, dans sa vie personnelle, un partisan de l'amour électif.
Mais c'était encore des hommes seuls (très rarement des femmes) qui
s'exprimaient. Lorsque la conjonction amoureuse existait — ce qui
fut rare —, les femmes le plus souvent ne pouvaient pas la célébrer
parce que la société de leur époque ne le leur permettait pas. Et
lorsque, enfin, elles purent s'affirmer, elles le firent le plus
souvent aux dépens de la conjonction amoureuse.
Une
brève histoire de la maturité dans l'amour nous montrerait aisément
à la fois un progrès et toujours une insuffisance sur un point ou
sur un autre : l'affirmation individuelle, la maturité charnelle,
l'harmonie entre les sexes.
Pour
répondre à cette interrogation de votre ami — que vous me
transmettez —, je lui dirais que s'il s'imagine qu'il restera dans
cette forme encore infantile de la volupté qu'il connaît (telle
qu'il la décrit et que je la découvre en lisant) avec l'alcool, les
psychotropes et le goût pour les objets de l'enfance sexuelle (les
seins, la bouche, le cul...), s'il s'imagine que la suite de sa
relation avec cette femme sera la continuation de ce qu'il a connu
dans ses plus beaux premiers moments avec elle, il se trompe.
Bien
sûr, il pourrait en être ainsi, tant les individus sont attachés à
ces formes encore immatures de la jouissance et de l'amour charnel
parce que, en premier lieu, elles leur sont douces en apaisant, un
bref instant, les souffrances et les tristesses de l'enfance, et
parce que, en second lieu, l'usage des psychotropes qui leur
permettent quotidiennement d'affronter la réalité, perturbe
gravement toute maturation possible de leur sensualité comme aussi
de leur érotisme en ramenant toujours à la surface leur inconscient
plus ou moins profond, et enfin, parce que cette avancée dans
l'inconnu de la maturité amoureuse qui aboutit à ce que j'ai appelé
l'extase harmonique (en reprenant l'expression de Rimbaud qui
lui ne connaissait vraisemblablement pas cette forme-là de l'extase)
parce qu'elle est une avancée sur un territoire totalement inconnu
de l'enfance, qui ne rassure pas, qui ne ramène pas une complicité
consolatrice par le partage de plaisirs déjà connus, finalement
terrorise.
La terreur
de la maturité à sa pleine puissance, la terreur de l'inconnu, la
terreur génitale, la terreur de la puissance harmonique, les
béquilles de l'alcool et des drogues qui perturbent gravement les
possibilités d'accès à cette maturation de la personnalité en
ramenant constamment à la surface le terreau inconscient et refoulé
à l'origine des maladies infantiles
du sensualisme, les fixations infantiles de la prégénitalité,
bref la misère des conditions sentimentales, architecturales,
sociales, économiques etc. et l’attachement que l’on y a, tout
donne à penser que votre ami, qui imagine vraisemblablement la suite
de son histoire d'amour avec son amante comme étant du même ordre
que ce qu'il a connu de mieux avec elle dans ce début de leur
rencontre, a probablement raison et que cette conjonction ne pourra
pas trouver le terrain de son déploiement.
Après
cette première
Odyssée
de la rupture avec le monde, de l'exploration de la souffrance et de
la destruction en soi-même et hors de soi-même, et après cette
rencontre, cette chance de la rencontre, s'ouvre une deuxième
Odyssée
qui est celle de la découverte de la conjonction harmonieuse des
puissances poétiques et voluptueuses de la féminité et de la
masculinité à égalité, dans l'amour. C'est-à-dire quelque chose
dans lequel l'encore infantile, l'encore puéril du “sexuel”
post-adolescent, “adulescent”, se trouvent dépassés. Peu
d'hommes et peu de femmes ont avancé dans cette voie. Parce que peu
d'hommes et peu de femmes ont rompu avec le monde. Et que ceux qui
l'ont fait ont été encore moins nombreux à rencontrer quelqu'un
qui l'avait fait lui-même. Ou prêt à le faire. Et que seule une
minorité d'entre eux a eu les moyens, le royaume et le temps
nécessaires à cette exploration et à cette découverte.
Que feront ceux dont vous me parlez, dans 15 ans ?
Avec beaucoup de chance, quelque chose qui ressemblera à une
exploration de ces territoires que défriche et parcourt
l'Avant-garde sensualiste.
Votre
ami transformera-t-il ce qui ressemble encore à un fortin conceptuel
et littéraire, en une forteresse médiévale, défensive et
protectrice, ou le transformera-t-il en un Palais Idéal plein
de fenêtres, d'ouvertures, de bassins, de jeux d'eau, de cours
d'honneur, d'escaliers en queue de paon, de Galeries des Cerfs, de
parcs etc. ?
L'injouissant
conceptualisant construit le fortin philosophique ou littéraire, le
Libertin-Idyllique, tel un authentique cynique, au sens antique, plus
philosophe que toute une légion d'universitaires desséchés, vit
libre et digne, dédaignant la gloire mineure de grand écrivain
(pour paraphraser ce que Schlegel écrivait de Chamfort) et s'entoure
du Palais Idéal, ouvert sur le monde, ouvert au monde.
On
pourrait imaginer comment il pourrait s'engager dans la nouvelle
aventure qui s'ouvre à lui ayant trouvé celle qui pourrait être
l'Ariane de son labyrinthe. La première chose consisterait à
bâtir le Palais Idéal pour cet amour. Le domaine. Le
royaume. Il peut être itinérant, et là l'essentiel résidera dans
le choix des pays, des villes ou des campagnes, et aussi des époques
de l'année durant laquelle on y séjournera. Cela peut être une
cabane quelque part dans une campagne plus ou moins perdue de
l'Europe, de l'Asie, de l'Extrême-Orient etc. ou un grand
appartement dans une capitale quelconque du monde. Le Palais Idéal
n'a pas de formes très définies : c'est l'endroit où l'on arrête
le monde à sa porte pour lui faire rendre compte et où commence
l'exploration de l'Éden. Où se déploient le sujet et
l'intimité et ce que l'on appellera plus tard la maturité : après
les errances de la fleur de rage — qui est aussi, parfois, la
jeunesse de l'âge —, le délié constamment approfondi de la joie.
Cette exploration particulière-là.
Peu
à peu, les drogues, les dérives hallucinées, les fêtes allumées,
les ivresses exagérées vont laisser place à la jouissance
puissante et paisible du Temps, et à ce que j'ai appelé les
Illuminescences.
Bien entendu, l’amante de votre ami devra, à
son tour, plus ou moins, déserter. Pour ne plus se prendre pour rien
du tout du monde. Pour ne plus lui appartenir, fixement — dans ce
cas, c'est la fixité qui compte.
Vous
me dites qu'ils ont un appartement à Paris. Il pourrait convenir à
leur aventure. Au déploiement de la vraie vie. J'avais parlé, dans
Sensualisme
Princeps,
dans la deuxième partie, dans Passage
au Nord-Ouest,
de Dorothea Tanning et de Max Ernst et de leur cabane dans l'Arizona.
J'avais dit qu'ils étaient encore trop “artistes”. La découverte
de la vraie vie, de la forme de la jouissance amoureuse qui
l'accompagne, dans laquelle peu à peu les fantasmes marqués encore
par l'enfance laissent place à une forme de jouissance dans laquelle
s'affirme une forme de volupté que ni les enfants ni les adolescents
ni les post-adolescents longtemps prolongés ne connaissent dans
leurs rencontres de passage, dans les situations éphémères et non
maîtrisées et donc mal construites qu'ils vivent, demande, pour le
dire comme Breton, que l'on ramène l'art, tous les arts, à leur
plus simple expression, qui est l'amour.
Le déserteur doit donc trouver celle qui sera son
Ariane. Qui doit elle-même déserter. (Et vice versa). Ils
doivent bâtir le Palais Idéal où se déploie la puissance,
pour l'une, de sa féminité, pour l'autre, de sa virilité, quelque
chose que ni l'un ni l'autre n'a pu vraiment ni connaître ni
approfondir auparavant et où tous les plaisirs précédents de la
recherche et de l'errance peu à peu s'estompent parce que ce qui les
avait rendu nécessaires disparaît. La déesse et le royaume une
fois trouvés, quel intérêt le délire halluciné, les discussions
d'ivrognes cocaïnés avec tous les marauds et les noirauds de la
Terre, peuvent-ils présenter ?
On
s'engage dans les territoires inexplorés de sa propre maturité, de
la maturité de l'humanité, et ceux-là personne ne les a beaucoup
explorés ; ils sont différents pour chacun et chacun s'y déploie
tel qu'il est vraiment ; la puissance de l'un renforçant la
puissance de l'autre, la jouissance de l'un renforçant la jouissance
de l'autre.
L'audace
de l'un dans la puissance renforçant l'audace de l'autre dans la
puissance.
Max
Ernst et Dorothea Tanning, je l’ai dit, et d'autres, avaient en
partie réussi cela. Certains étaient trop artistes et d'autres trop
politiques. D'autres trop spectateurs.
Aucun n'avait vraiment mis la
découverte de l'accord du féminin et du masculin à leur apogée, à
leur programme.
Donc,
ce qui s'ouvre, à la fin de ce premier voyage, c'est l'Éden,
(Madam, in Eden I’m Adam) dans le Grand Hôtel de
l'Univers, qu'il faut construire, aménager ou trouver. Ou faire
exister à travers des endroits variés. Les ivresses s'estompant,
les psychotropes peu à peu disparaissant, la grande santé va
s'affirmer. Le goût pour tout ce qui n'est pas cette grande santé
et cette grande volupté qui ouvre sur l'extase harmonique va peu à
peu s'estomper. On va s'ouvrir à soi-même, à l'autre et au monde
en négligeant le reste. Le poème va prendre une autre tournure,
moins énervée, le grand silence illuminé va se multiplier. Les
toiles, les danses, les chants, tout ce qui manifeste et intensifie
en même temps cette nouvelle exploration, va se déployer,
s'accumuler.
Les
autres (ceux-là mêmes dont les luttes, dans la nouvelle période,
se développent — et nous entrons dans une période de grandes
luttes, de grands conflits mais avec une génération complètement
soumise au spectacle et à la marchandise, et qui n'a aucune
confiance en elle ni en l'avenir) continueront d'aller au travail,
sur les routes, dans des bureaux. Puisqu'il faut bien que se
maintiennent l'animation culturelle et la production des biens.
Et
toutes ces expériences (les nôtres, celle dont vous me parlez et
toutes celles qui leur ressemblent) avec la jouissance du Temps et
l'amour, la poésie, qui constituent en quelque sorte cette
partie positive de la science des situations que les
situationnistes dans le ressac de l'histoire avaient inaugurée à
leur manière, contribueront, par leur force poétique, à cette
révolution — qu'il faut souhaiter, elle aussi, poétique — du
monde, et que l'on voit d'ores et déjà, tsunamique, sous nos yeux,
emporter, en les dressant les uns contre les autres, les sociétés
et les hommes qui les composent.
In
Avant-garde
sensualiste 4 (juillet 2006/mai 2008)
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