Alors
que nous venions de reposer nos verres, Arété me fit remarquer que
l'on pouvait voir, sur Arte,
un documentaire
Guerre de l'ombre au Sahara qui
éclairait un peu ce qu'avait dit notre voisin de table en affirmant
que « sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au
point de confluence d’un très grand nombre de mystères ». « On y
voit en effet, me dit-elle, comment la lutte pour les matières
premières entraîne les
différentes grandes puissances à maintenir — du moins, à ne pas
totalement détruire — des groupes rebelles — en l'occurrence
islamistes — permettant de justifier une présence militaire
permanente dans des régions stratégiques, et, dans le même temps,
de faire la démonstration du savoir-faire et de l'excellence tant des hommes que des matériels, ce qui pour une puissance comme la
France — qui ne vend pas que du chiffon de luxe — représente une
occasion de présenter ses autres "talents" et de
développer ses autres industries. »
«
Enfant, lui répondis-je, ma villa donnait sur le Parc
de Galland.
Mes arrière-grands-parents, propriétaires terriens et rentiers de
Savoie, avaient vendu la plupart des biens qu'ils y possédaient pour
s'installer dans l'Algérois, au début du siècle dernier. Ce
n'étaient donc pas des colons à qui l'on avait donné des terres,
mais des amants soucieux de profiter de leur fortune et pensant que
pour l'asthme de Flavie le climat serait à Alger encore meilleur
qu'à Nice, où ils avaient hésité à s'installer, préférant
Alger, poussés, je le sais, par la vague, dixneufiémiste,
tout
à la fois orientaliste et sensualiste, vers cette ville, qui en
était tout auréolée.
Ils
avaient donc acheté des fermes, quelques centaines d'hectares, dans
ce département, et cette villa, à côté du Palais d'Été du
Gouverneur, villa où je suis né — enfin, tout à côté de là, à
la clinique des Glycines —, villa où, enfant unique et, à
l'époque, tardif mais surtout inespéré du fait de la santé
fragile de ma mère, j'ai été choyé durant mon enfance, comme un
roi.
Les
meilleures choses ayant souvent une fin, je dus quitter Alger, et —
mes parents s'étant séparés, ma famille maternelle étant par
ailleurs quasiment ruinée — ce fut mon père, qui n'était qu'un
jeune aventurier, un légionnaire désargenté lorsque ma mère, en
femme du monde romanesque et gâtée, s'en était amourachée, ce fut
mon père, donc — qui était le seul à travailler —, qui eut ma
garde et que je suivis, de mon plein gré, en Normandie, plus
précisément à Rouen, où il était né.
Je
fus d'abord pensionnaire chez les Frères, au château de
Mesnières-en-Bray, et puis, à partir de la sixième, en 1965/66,
j'entrai au collège, à Saint
Jean-Baptiste
de La Salle,
à Rouen. Cette année-là, c'était l'année de notre Confirmation,
notre grande affaire, à cause de l'aube que nous devions porter,
probablement, et de la claque — en fait un tapotement — que
devait nous donner l'évêque de Rouen. Il y avait donc, dans la cour
de récréation de ce sévère mais juste établissement, et pour
cette Confirmation,
avec moi, un petit François, qui a été récemment, en tant que
président, chef de guerre — au Mali, justement. On en parlait dans
ce documentaire.
Et
tandis que je le regardais, hier, je me demandais : "à sa
place, il y a deux ans, qu'eussé-je fait de différent ? Me
fussé-je présenté devant l'ensemble des autres aimables chacals —
américains, chinois, et j'en passe — pour leur prôner l'amour
contemplatif — galant (bien que je doute que j'eusse pu mener une
carrière de politique tout en ayant le loisir de me laisser aller à
découvrir de nouveaux territoires de l'amour et de la
contemplation) ?" Je ne le crois pas.
Lorsqu'on
accepte de jouer aux échecs, le génie n'est pas d'inventer les
règles — contrairement à ce qu'il est en poésie et en
philosophie, comme
l'a si bien écrit Schopenhauer
— : le seul génie consiste à y jouer, le mieux possible, comme le
jeu l'exige.
»
Arrêté
m'a interrompu alors pour me dire qu'elle préférait, et de
beaucoup, les philosophes, les aventuriers et les poètes — surtout
lorsqu'ils étaient galants et mystiques — aux chefs de guerre.
Aristippe
a ajouté : « Si, dans les siècles qui s'ouvrent, dans ce nouveau
millénaire, on parle encore votre langue, ce sera pour beaucoup
grâce aux Africains — s'il faut en croire les démographes —, et
s'ils doivent se souvenir de quelqu'un, j'ai peur pour votre camarade
de cour de récréation qu'ils ne préfèrent votre poésie aux faits
d'armes de ceux qui auront dirigé votre pays… Car enfin, au nom
d'intérêts que l'on ne peut certes pas contourner, combien de leurs
parents auront été sacrifiés pour s'être trouvés en terrain miné
— et en terrain minier, aussi. On naît parfois dans des endroits
où, pour des raisons obscures, la foudre historique s'abat…Vous en
savez quelque chose… »
«
Amor fati. Il faut accepter, affirmatif tant qu'on le peut, le
tragique et le fatum. Pour moi, lui dis-je, je ne peux que
remercier le destin, quelque cruel qu'il ait été avec les miens, et
je ne peux que citer, encore une fois, notre ami Nietzsche, ici
présent (et qui ne faisait qu'écouter depuis qu'il était arrivé),
et dire : "Si nous disons oui, à un seul instant, nous disons
oui par là, non seulement à nous-mêmes, mais à toute l'existence.
Car rien n'existe pour soi seul, ni en nous, ni dans les choses, et
si notre âme, une seule fois, a vibré et résonné comme une corde
de joie, toutes les éternités ont collaboré à déterminer ce seul
fait — et dans cet unique instant d'affirmation, toute l'éternité
se trouve approuvée, rachetée, justifiée, affirmée." Et que
de fois la vie ne m'a-t-elle fait la grâce de pouvoir la bénir, —
ravi, muet, perdu dans la contemplation et la jouissance du Temps !
Mais,
si la guerre ne m'a pas affecté, je dois dire à ma décharge que
pour un enfant tout est aventure — même, j'allais dire presque
surtout, une guerre – particulièrement si elle est vue d'assez
loin. Et, plus encore, un dépaysement lointain.
Les
belles et voluptueuses Mauresques d'Alger — les Juives aussi, qui
ne l'étaient pas moins… je ne les oublie pas — qui, enfant,
s'occupaient de moi, les fières et sauvages femmes et filles
berbères qui vivaient aux alentours de nos terres, et que nous
allions souvent visiter, avec lesquelles j'ai souvent joué, et que
j'ai retrouvées pour certaines, ici, près de ma campagne, puisque
mon oncle avait pu les sauver, avec leurs familles, du massacre
(Pierre
Godeau,
notre cousin, qui lui non plus ne s'est pas laissé arrêté —
pour
déployer son génie — par
le tragique du monde, l'a évoqué dans Une
aventure algérienne),
ces belles, dis-je, m'ont fait sentir la puissance de la sensualité
féminine, presque primitive, que chante Cheikh Nefzaoui dans son
Jardin
parfumé.
L'architecture
des châteaux de la Loire, que l'on retrouve à Mesnières, dans le
pays de Bray — j'ai tant aimé Mesnières alors que je venais de
quitter les opulences des jardins du Palais d'été d'Alger —, m'a
sensibilisé à la Renaissance européenne et sa gracieuse et
somptueuse beauté, très différente, mais très
complémentaire, des transes, très sexuelles, que dansaient les
femmes des douars, au rythme des tambourins, dans les volutes du kif,
dans les soirs et les nuits d'été.
D'une
certaine façon, de tout cela, j'ai fait le miel de ma vie. Éclairant
en retour, d'une clarté inattendue, ce qui m'avait nourri : l'amour,
la poésie, ma langue — et la philosophie aussi.
Enfant,
j'ai donc été traité comme un pacha ; plus tard, je n'ai jamais
travaillé. N'avoir jamais appartenu à aucune hiérarchie — pour y
subir ou pour y commander — préserve de bien des aigreurs et de
bien des mépris. Aujourd'hui, et depuis plus de vingt-ans, je vis
retiré sur mes terres avec l'amour de ma vie. Et j'écris comme
Montaigne, et un peu mieux même, puisque j'écris uniquement pour
moi-même, et pour celle que j'aime. Et je n'ai pas eu
à être magistrat ni maire de Bordeaux pour cela.
Mes
modèles s’appelaient Villon, La Rochefoucauld, Chamfort, Casanova,
Nietzsche, Rimbaud, Cravan, Debord, Lin-tsi, Ikkyū, Bashō, etc.,
des gens que l'on ne voyait pas beaucoup — et que l'on imagine pas
non plus — sur les tréteaux.
Je
voulais n'avoir de main pour rien : j'y ai parfaitement réussi. Je
ne suis pas un professionnel. Et je ne suis pas un homme public.
L'être eût été une réalité trop épineuse pour mon grand
caractère. Mais je ne suis pas seulement
contemplatif,
et je sais que lorsque l'on trouve une mine d'or —
et
a
fortiori
s'il s'agit de l'or
du Temps,
dont nous parlait Breton —,
la moindre des choses est de mettre, pour ceux qui suivront, la carte
dans un coffre, bien à l'abri. J'ai donc envoyé, une fois, un
manuscrit, à un éditeur, parce qu'il avait écrit sur Casanova et
fait un film sur Debord. Quatre mois plus tard, le livre était en
librairie. Et j'ai mis ainsi la carte en lieu sûr, à la « Banque
centrale ». À partir de là, ceux que cela intéressera
trouveront le reste.
Appartenant
à une génération de pervers — au sens non pas moral mais
analytique — appartenant eux-mêmes à une longue lignée
d'obsessionnels moraux bien refoulés, pour la première fois depuis
des siècles désinhibés — d'abord plutôt légers et joyeux, puis
aigris et rancis avec l'âge, pour finir tout à fait dangereux —,
j'ai évité, par miracle, cet écueil de la misère amoureuse et
sexuelle.
Sentimental,
j'ai toujours été aimé. J'ai, certes, été blessé au champ
d'amour, pour le dire avec emphase, — et j'en porte encore, en
balafre, la cicatrice, — mais c'est, bien que très stupide, plus
noble encore, à mon sens, que de l'avoir été à la guerre, — où
l'idéal est de servir, et jamais de mener ses propres
aventures.
Ayant
aimé et ayant été aimé, je n'ai pas eu le temps de savoir,
ailleurs qu'en analyse, ce qu'est la « sexualité glauque du
mâle occidental », dont il est souvent question en ce moment —
et qui va avec le genre d'emploi de la vie et les fréquentations
auxquels je me suis toujours refusé — mais je sais par contre
avoir trouvé de nouveaux horizons, contemplatifs — galants, à
l'amour ; — ce qui n'arrive pas tous les jours. Comme Sollers nous
l'avait fait très pertinemment remarquer.
Les
sectes, le terrorisme, l'arrivisme médiatique, la drogue surtout,
ont mangé certains de ceux de mon âge — que
je connaissais. Les anarchistes, les situationnistes, les
socialistes, les gaullistes, les communistes, les royalistes et tous
les autres, que j'ai croisés, boivent tous du vin — honnête et
naturel, au moins pour les premiers — et fument, récréatifs, du
mauvais shit ; les beatniks, les provos, les hippies — enfin ce
qu'il en reste — les artistes underground, les alternatifs, les
humanitaires, les écologistes, eux, font l'inverse, et les
médiatiques tournent sans doute à la cocaïne — ou, pire, à la pervertine
(ne
parlons pas de ceux que mènerait encore la moraline)
— quand je suis sobre comme un chameau et ne m'enivre quasiment que
d'amour et de beau.
La
plupart se sont usés au travail, aux familles, aux impérieuses
routines. Je le dis aujourd'hui sans agressivité ni mépris, car
j'ai compris qu'à vivre ainsi que je le fais et que je l'ai fait, on
ne peut rien partager avec personne — sinon d'anciennes impressions
ou de nouvelles jouissances —, ni vraiment comprendre les
souffrances, les colères, et les idées qui en découlent, ni les
rêves — s'ils en ont encore — de ceux qui ont suivi des chemins
forcément différents.
Mais
— et puisque les guerres passent, et que la poésie, seule, demeure
— laissez-moi, pour finir, mes chers vrais amis, vous chanter un
petit air. »
Et
je leur chantai ce petit air-là… de circonstance :
Enfant,
ma villa donnait sur le Parc de Galland…
En
montant un petit escalier
— Au
fond de notre jardin —
Sous
une tonnelle aux croisillons de bois
S'ouvrait
la porte
Qui
donnait sur l'Éden
La
jungle
Les
singes
Les
palais
Les
bassins
Les
poissons rouges
Le
merveilleux ara bleu…
La
villa Flavie
Rue
[…]
1,
rue […]
Que
je n'ai plus jamais revue de ma vie
Aujourd'hui
La
villa où je suis maintenant
La
villa des Amants
S'ouvre
sur le […]
Enclos
lui-même dans le Domaine des Amants
À
cet instant
Je
n'entends que l'eau au bassin
Et
des oiseaux le chant…
Dans
la jungle foisonnante
D'où
jaillissent et embaument
Les
lilas
Je
regarde le palmier
Toute
cette nature déployée
Les
charmilles
Avec
leur magnifique intensité…
Et
Tout
près de me taire
Je
salue la vie sur la Terre
Je
salue la vie et la Terre..
Je
remercie le ciel...
Sans
plus pouvoir rien dire…
Le
2 mai 2013, pour le poème.
Le
28 janvier 2015, pour le reste.
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