Cher
ami,
...
À
force de les invoquer depuis plus d’un siècle et demi, ils ont
fini par se dévoiler au grand jour, et nous savons aujourd'hui à
quoi ils ressemblent, ces damnés
de la Terre — sur
lesquels tant d'espoirs étaient fondés
—, à
quoi ressemblent
leur intimité, leur “sexualité”. L’intimité et la sexualité
de ceux que j'appelle les
injouissants
contemporains.
Le
développement de la pornographie amateur et, depuis quelques années,
d'Internet, nous offrent une collection assez complète de leurs
occupations. On pouvait se demander — et
l’introspection et l'analyse nous permettaient déjà de nous en
faire une très malheureuse idée
— à quoi se livraient ces masses de “damnés” dans ces
endroits déshérités de l'Amérique profonde, de la France
profonde, de l'Allemagne profonde etc., quelle était la vie
“sexuelle” de ces caissières, de ces garagistes, et aussi de ces
dentistes, de ces petits notables locaux ou régionaux, de leur
encadrement politique etc.
Tous
nous l'exposent sans plus de problèmes. Il y a 30 ans, la plupart
étaient ravagés par la peur, la honte, ou tout simplement le
refoulement de cela. Aujourd'hui, ils font en quelque sorte, eux
aussi, une exploration des pulsions secondaires et de leurs fixations
prégénitales ou de leurs expressions dans la sexualisation
prégénitale.
Mais
ils ne le font pas en considérant ces phantasmes et cette fixation
dans la prégénitalité comme étant symptomatiques de la misère de
leur passé, de leur présent ; ils ne leur indiquent pas et ne leur
permettent pas de retrouver, de revivre, de dépasser un désespoir
terrible, une fureur et une rage intenses, une souffrance
incoercible, pas plus qu'ils ne les engagent à souhaiter la ruine du
monde qui a ainsi ruiné leurs capacités amoureuses et poétiques.
Non,
ils ouvrent un club, ou bien un site Internet, et tentent de
rentabiliser leurs délires d'enfants malheureux en trouvant un
certain nombre d'autres malheureux qui partagent leurs “fantaisies”.
Et — Ô miracle! pour les plus anciens... — ceux qui partagent
leurs délires (un “Traité de savoir-vivre sadomasochiste” paru
chez Gallimard dernièrement en dresse, parait-il, une liste…)
apparaissent soudainement comme les champignons après la pluie : la
misère n'est plus la misère et dans la troupe il n'y a pas de
jambes de bois.
Tout
ce qui se manifeste ainsi, dont nous savons très bien — pour
l'avoir vu des dizaines de fois à l'œuvre et l’avoir reconnecté
avec son fonds émotionnel originel miséreux — que ce n’est que
la partie
déjouée,
et visible, d'un iceberg de souffrances, d'angoisses, de désespoirs
passés et présents (et aussi anticipés du futur), ils
l'institutionnalisent,
en quelque sorte, en en revendiquant la particularité — ce qui est
une forme historiquement plutôt neuve, me semble-t-il, de résistance
dans “l'analyse”.
La
société de l'Injouissance,
telle que je la définis, quasi autogérée, est même grandement
fondée sur l'exploitation « économique » de ce filon-là.
Les
damnés de
la terre
ne se sont donc pas levés mais plutôt couchés et, dans la très
petite portion de temps qu'ils peuvent sauver au travail, aux
transports en commun, aux “divertissements” familiaux, conviviaux
etc., ils organisent quelques petites explosions “dionysiaques”
de cette misère ritualisée, “sexualisée”.
Les
plus pauvres, comme je l'ai dit, essaient d'en faire un gagne-pain,
sur Internet ou ailleurs. Les plus cultivés essaient d'en faire des
livres, et, dans le dernier courant de “l'art”, il s'agit de
transformer cela en œuvres de “plasticiens”.
Dans
un genre : “J'ai la gale, je l'ignore, ça me démange mais j'ai
fait de cette démangeaison une très belle performance.”. Et dans
le genre, la pauvre Millet a le pompon
On
sait donc aujourd'hui parfaitement à quoi pensent, à quoi rêvent,
non seulement les jeunes filles mais aussi les sous-préfètes, les
“plasticiennes performers”, les critiques et les
mathématiciennes. Et encore, les boulangers et les boulangères, les
joggers et les randonneurs, la caissière et son vigile.
C’est
moche.
De
toute façon, ils n'ont le temps pour rien d'autre que cela. Le
reste, l'essentiel, c'est la lutte qu'ils doivent mener pour se
nourrir, pour leur carrière, pour se loger, se battre pour ou contre
leurs enfants, pour ou contre leur conjoint, et pour acquérir les
différentes farces et attrapes produites par le spectacle, sans
lesquelles — et même avec lesquelles — ils se sentent si peu de
chose.
Exceptée
pour les professionnels, cette résurgence plus ou moins violente de
la souffrance refoulée et ce divertissement de l'angoisse et du
ressentiment — qui les saisissent par moments, par cette prétendue
“sexualité”, comme pour leur permettre de “décompresser” —,
ils ont peu de temps à y consacrer. D'ailleurs, « décompressés »
leur va bien.
C'est
donc certainement là l'activité “sexuelle” la plus compatible
avec leur réalité première de producteurs de plus-value, de
servants du spectacle marchand, de serviteurs surmenés du vide,
d'adorateurs de la marchandise — ou même de contempteurs
professionnels de ses insuffisances ou de ses injustices – ou même
encore de sa destructivité.
Dans
ces conditions, sortir dans le monde est quelque chose que nous ne
faisons guère. Encore une fois, nous finirions comme des curiosités
pour ceux qui, il y a quelques années encore, se seraient rangés
eux-mêmes au rayon des curiosités. Dans l'enfer des bibliothèques.
Le
dernier homme ne connaît pas le diable. Ce dernier est mort avec
Dieu.
Il
le pratique donc avec une innocence feinte et il s'étonne que la
société autour de lui, et le monde en général, soient si violents
— mais c'est la même violence qui se manifeste, différemment –
ici et là.
C’est
ce qu’énonçait un collage sensualiste, de 1987 :
Voici l'histoire secrète
des
événements qui se déroulent aujourd'hui
cette
anti-révolution
et
avec
la
démocratie pour mot d'ordre
Dans
tous les pays
du
monde
les
pépés,
morts
très jeunes,
font
la loi
contaminés,
emportés dans le tourbillon,
les
kids dans leur majorité
déploient
d’immenses efforts pour être encore plus coriaces
la
nouvelle génération,
le
cerveau lavé de toute velléité de beauté céleste
fraîcheur,
vitalité oubliées se reconnaît dans les
momies,
leurs
goûts, leurs rêves, leurs fantasmes.
Frénésie
des masses
JE
N’INVENTE RIEN. J’OBSERVE.
En
face sourit la beauté
l’harmonie
Une
fraîcheur rassurante
Tout
est chic
nous
jouissons
intensément
nous
transmettons de folles émotions
aux
femmes
même
lointaines etc.
On peut dire que ceux
qui étaient jeunes en 1987, ce sont ces adultes qui pour beaucoup
ont déjà des enfants qui effectivement ont, comme leurs
trentenaires de parents avant eux, le
cerveau lavé de toute velléité de beauté céleste.
Avant-garde
sensualiste 3
Janvier 2005/Juin
2006
 |
Collage 1987 |
.