Aristippe, alors que la messe commençait à toucher à sa fin, me demanda :
« Il
y a quelques heures de cela, lorsque nous sommes arrivés au
Lineadombra, alors que nous parlions des racines historiques
et philosophiques de ce que vous appelez l'injouissance, vous avez précisé que vous pensiez que "ces
considérations ont peu d'intérêt dans les conditions actuelles,
qui voient et vont voir des affrontements et des effondrements
géo-politiques d'une magnitude encore inconnue", et,
parlant de vos dérives, vous avez même précisé : "avant
nous, la notabilité des pubertaires-libertaires, qui auront été
les chiens de guerre de l'américanisation du monde ;
après nous, le déluge du monde géré par la technique du chaos !
Une sorte de colonialisme anti-colonialiste, qui loin d'être
primaire est très favorable au lobby militaro-industriel !"
Pensez-vous
que ce à quoi nous assistons soit la manifestation de votre théorie
de la gestion du monde par la technique du chaos ? », me
demanda-t-il.
« Mon
cher, répondis-je, je le crains. Certes, "il est
difficile d’appliquer le principe Cui prodest ? dans un
monde où tant d’intérêts agissants sont si bien cachés. De
sorte que, sous le spectaculaire intégré, on vit et on meurt au
point de confluence d’un très grand nombre de mystères."
— ainsi que l'a si parfaitement énoncé notre voisin de table —,
mais on ne voit pas pourquoi ce qui est appliqué avec tant de profit
partout ailleurs serait épargné aux Européens, — qui l'ont déjà
subi deux fois au siècle dernier.
Cette
technique ne crée pas ex nihilo les antagonismes : elle
exacerbe ceux qui sont latents — l'argent et les propagandistes
servent aussi à cela —, et elle permet de ramasser la mise non
seulement à la fin de la partie, si j'ose dire, mais également dans
la préparation et dans le déroulement des conflits qu'elle
entraîne.
La
technique de la conquête — ou de la domination — par la
manipulation et l'exacerbation des rivalités, entre les communautés
religieuses, les ethnies, les clans, n'est pas neuve : c'est
elle qui avait déjà permis à Jules César de gagner la guerre des
Gaules. Mais au moins les Romains avaient-ils instauré, à cette
époque, une Pax romana. Alors que l'on ne voit rien qui pourrait
ressembler à quelque chose s'en approchant dans le chaos — qui ne
peut aller qu'en s'amplifiant — du temps présent.
Mais,
pour le dire tout net en parlant crûment, toutes ces affaires de
manipulations, de complots et de « neo-philosophes »
médiatiques, ou d'agents « littéraires » double ou
triple, m'emmerdent.
Qu'importe
qui tire les ficelles, et qui est la marionnette de qui et de quoi.
Toutes ces histoires sont des histoires d'injouissants délirants —
lisez les livres qu'ils écrivent ou ceux auxquels ils croient —,
impuissants du libertinage idyllique — qui va des simples joies de
l'amitié jusqu'à la puissante sensation de la vie dans l'accord –
poétique et sans voix – au monde —, injouissants qui sont nés
et baignent depuis toujours dans cette guerre des sexes
plurimillénaire, rendus fous par les pulsions secondaires
prégénitales, sadiques ou masochistes, qu'elle entraîne et qui la
reproduisent en retour, pulsions que l'inhibition de la génitalité
attise encore, infernalement, en eux — qu'ils s'y abandonnent
hystériquement, ainsi que le font les tenants de l'ultra-libéralisme
occidental – et la plupart de ses opposants, tout aussi bien – ou
qu'ils essayent de les refouler grâce à leur Père sévère et
tout-puissant – comme le font tous les bigots du monde, de quelque
sorte qu'ils soient –, Père sévère et tout-puissant au nom
duquel ils finissent toujours par leur donner libre cours.
Qu'ils
aillent au diable — et ils y vont — avec toutes leurs
bondieuseries — athées, croyants, spiritualistes, matérialistes,
et tous leurs dieux et tous leurs saints patrons — ; et il est
difficile de dire si ce sont les bondieusards ou les techniquards qui
les y entraînent le plus vite.
L'Homme
est un sensualiste, un jouisseur contemplatif — galant ! Il
aura
toujours son avenir devant lui lorsqu'il suivra cette voie, mais il
l'aura dans le dos chaque fois qu'il s'en détournera ! J'ai
dit ! »
Aristippe
— qui ressemblait étrangement à Orson Welles, dont il avait la
voix — a levé son verre et a tonné :
« Aux
jouisseurs contemplatifs — galants ! »
Nous
l'avons tous imité — sans hésitation.
.