À
la suite du précédent billet, que nous
terminions
par une citation d'un article, daté du 21 septembre 2016, du gauchiste
Ignacio Ramonet, à propos de l'élection américaine, article
envisageant le cycle identitaire-autoritaire que l'élection du
candidat républicain pourrait inaugurer, billet que nous concluions par un « pas mieux » (qui traduisait autant
le fait que nous
partagions son analyse sur ce qui vient que celui que nous désirions
mettre ce billet en ligne, sans
nous appesantir plus longuement),
un lecteur nous
fait aimablement remarquer que nous
avions
écrit et mis en ligne, le 3 avril 2015, un article exposant un point de vue bien plus panoramique
que celui que nous
citions
—
dont
l'auteur, rappelons-le, n'envisageait pour sa part que les élections
américaines.
Nous
remettons donc en ligne le billet en question.
Cornucopianisme et national-festivisme — ou non
Cher ami,
…
Je
sens bien tes objections mais je crois que tu confonds simplement des
niveaux d'analyse différents.
Par
exemple, si nous considérons le court terme, nous voyons qu'une des
possibilités qui se profilent pour les prochaines années, c'est la
concrétisation de cette fameuse contradiction essentielle du
capitalisme que Marx avait évoquée dans les Grundrisse —
et qui provoquait entre nous ces discussions si passionnées, qui
tournaient autour de la question de la négation du travail salarié par
le jeu de la concurrence
productiviste, aboutissant à l'automatisation totale du processus
de production —, et que Marx évoque à la page 222 du tome II
des Fondements de la critique de l'économie politique, dans
l'édition Anthropos, celle-là même que nous lisions et qui
ne m'a pas quitté depuis tout ce temps :
«
Le capital est une contradiction en procès (c'est moi qui
souligne) : d'une part, il pousse à la réduction du temps de
travail à un minimum, et d'autre part il pose le temps de travail
comme la seule source et la seule mesure de la richesse. Il diminue
donc le temps de travail sous sa forme nécessaire pour
l'accroître sous sa forme de surtravail. Dans une proportion
croissante, il pose donc le surtravail comme la condition —
question de vie ou de mort (en français dans le texte) — du
travail nécessaire.
D'une
part, il éveille toutes les forces de la science et de la nature
ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales,
afin de rendre la création de la richesse indépendante
(relativement) du temps de travail utilisé pour elle. D'autre part,
il prétend mesurer les gigantesque forces sociales ainsi créées
d'après l'étalon du temps de travail, et les enserrer dans des
limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de
la valeur déjà produite. »
Et
un peu plus haut, auparavant :
«
Dès que le travail, sous sa forme immédiate, a cessé d'être la
source principale de la richesse, le temps de travail cesse et doit
cesser d'être sa mesure, et la valeur d'échange cesse donc aussi
d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail des grandes
masses a cessé d'être la condition du développement de la
richesse générale ; tout comme le non-travail de quelques-uns
a cessé d'être la condition du développement des forces générales
du cerveau humain.
La
production basée sur la valeur d'échange s'effondre de ce fait, et
le procès de production matérielle immédiat se voit lui-même
dépouillé de sa forme mesquine, misérable et antagonique. C'est
alors le libre développement des individus. Il ne s'agit plus dès
lors de réduire le temps de travail nécessaire en vue de développer
le surtravail, mais de réduire en général le travail nécessaire
de la société à un minimum. Or, cette réduction suppose que les
individus reçoivent une formation artistique, scientifique, etc.,
grâce au temps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous.
»
Nous
comprenions cela ainsi : contrairement à ce qui était le cas
pendant l'époque féodale où les hommes se battaient pour
l'honneur, l'amour, ou telle ou telle vision religieuse du monde, la
révolution industrielle et capitaliste implique
qu'ils se battent pour l'argent — chacun de ces deux termes
soutenant l'autre : l'industrie ayant besoin de capitaux pour se
développer, le capital d'industries pour se multiplier, par le jeu
de la production de surtravail, donc de la plus-value, qui se
résume, pour le dire grossièrement, au fait que les producteurs
sont payés beaucoup moins que ce qu'ils ne rapportent, c'est-à-dire
seulement ce qui est nécessaire, dans un premier temps du jeu
capitaliste, à la reproduction de leur existence, et, dans un
deuxième temps de ce même jeu — par l'exploitation de leurs
souffrances, de leurs fantasmes, auxquels on fournit des consolations
et dont on satisfait les caprices, sous forme de marchandises
spécifiques — ce qui est nécessaire à la reproduction du jeu
capitaliste lui-même.
Donc,
des hommes se battent pour savoir qui produira plus pour beaucoup
moins cher. En recherchant toujours de nouveaux marchés et de
nouveaux filons de misère — « matérielle »,
émotionnelle, sentimentale, « sexuelle » etc. — à exploiter ;
ou de rage, à satisfaire, Pour cela, ils mobilisent d'autres hommes.
Pour le moment, négligeons les façons — qui sont nombreuses —
dont ils les soumettent à leurs entreprises.
Pour
gagner cette guerre que se mènent ceux qui ont les moyens de se
battre, ces derniers doivent équiper leurs troupes —
techniquement. C'est le point essentiel.
À
la fin — et c'est cette concurrence à produire toujours plus, avec
des machines de plus en plus sophistiquées et qui emploient le moins
d'hommes possible —, à la fin la guerre se joue toute seule, et
les hommes ne sont plus nécessaires ; et là est le
capital comme double contradiction en procès, puisque,
premièrement, la plus-value — qui nourrit la Banque — est
extraite du travail vivant et que, deuxièmement, le travail vivant,
c'est-à-dire les non-possesseurs de capitaux, les salariés,
sont des esclaves qui se nourrissent exclusivement de
marchandises, marchandises qu'ils ont pour tâche de produire
mais également, afin que le jeu puisse continuer, de consommer,
— marchandises qu'ils ne peuvent se procurer qu'avec de l'argent —
argent qu'ils ne peuvent obtenir qu'en travaillant…
Donc,
automatisation (robotisation) du processus de production et
d'incitation à la consommation signifie suppression du travail. Pas
de travail signifie pas d'argent. Pas d'argent veut dire pas de
marchandises, et bientôt plus de salariés. Morts d'inanition. Fin
du « jeu du Kapital dans les palaces… » Pour reprendre
ton expression de l'époque.
Nous
voyions dans cette contradiction fondamentale du jeu capitaliste la
nécessité d'une révolution de la vie quotidienne — que Marx
évoque dans cette même page — rendue nécessaire par les lois
même du développement du productivisme capitaliste, et, assurés de
ce dénouement pour ainsi dire préprogrammé par les règles même
du « jeu économiste », nous nous sommes attachés, chacun à notre
façon, avec plus ou moins de bonheur, et plus ou moins longtemps,
selon les aléas de l'existence, à imaginer, à peindre et même à
vivre cet au-delà — dont nous rêvions — d'un monde dominé par
le travail et la spéculation financière sur le travail.
Les
quarante dernières années — qui nous séparent de ces discussions
passionnées autour de cette question — ont plutôt vu la ruine des
États-nations et la victoire d'un capitalisme financier, casinotier
et mondialisé. Le temps historique n'est malheureusement pas le
temps des hommes. Et notre assurance que cette contradiction
fondamentale du capitalisme entraînerait son dépassement, dans
le cours de notre existence, s'est trouvée en quelque sorte
démentie. Ne soyons cependant pas trop sévères avec les rêves des
jeunes gens idéalistes que nous étions, et avec notre réflexion de
l'époque, car un des problèmes qui se profilent pour les tenants de
l'ultralibéralisme — particulièrement aux États-Unis — est
justement cette révolution en cours de la robotique qui risque, à
très court terme, de rendre inutile, dans une multiplicité de
secteurs, le travail humain, et à une vitesse telle que rien ne
pourra être fait pour réorienter le « capital variable »
(le travail vivant) vers de nouveaux secteurs d'activité, comme cela
fut le cas pendant le siècle dernier qui, tout en réduisant à
presque rien le temps du travail agricole — qui était presque tout
dans les sociétés traditionnelles du temps cyclique — a réorienté
sinon l'ensemble du moins les 80 % de l'activité sociale que
représentait l'agriculture, dans de nouveaux secteurs d'activité.
Cette
fois, le temps manquera.
La
révolution de la robotique qui est déjà en route menace de
supprimer près de 50 % des emplois aux États-Unis, d'ici vingt ans.
Plutôt qu'un long discours, je te laisse consulter le tableau
ci-dessous.
On
peut certes penser que se créeront d'autres besoins, et que se
créera une migration, en quelque sorte, des populations vers de
nouveaux secteurs, comme ce fut le cas pour l'agriculture. La
différence, encore une fois, c'est la brutalité et la rapidité du
processus en cours de la robotisation du monde, qui avec les
recherches sur la génétique et les nanotechnologies représente un
des plus grands « risques » de mutation pour la société
telle que nous la connaissons.
Déjà
les drones (qui, eux, n'ont pas une femme ou une mère qui les attend
à la maison) prouvent que les profits du complexe
militaro-industriel se réalisent tout aussi bien sans les hommes,
dont la mort chagrine parfois d'autres hommes — ce qui rend la
guerre quelquefois impopulaire et donc difficile à faire — :
demain, avec les véhicules autonomes, sorte de Google-cars
militarisés, s'autoguidant, programmés pour choisir et éliminer
leurs cibles, avec les robots-tueurs sur pattes, qui ressemblent à
des chiens, et surtout avec les minis-drones, gros, dans un premier
temps, comme des scarabées, équipés pour tuer, téléguidés par
des computers à reconnaissance faciale, vocale, faceboucale etc.,
puis, dans un deuxième temps et un peu plus tard encore, avec les
nanorobots — la fameuse « gelée grise » —, le complexe
militaro-industriel pourra se passer toujours davantage des humains,
même s'il ne pourra pas se passer des « méchants » —
qui, on le sait, n'ont rien d'humain, et à la mort desquels – tout
au contraire de celle des troufions – les foules applaudissent…).
Les
robots-traders, de leur côté, prouvent, déjà, que le complexe
financiaro-casinotier peut se passer de plus en plus de traders «
humains » — ce qui tombe bien puisque « trader humain »
est une contradiction dans les termes —, mais les robots-traders
claquent-ils leurs primes en montres tape-à-l'œil et en art
financiarisé ? Là est le hic : ils ont été inventés pour
supprimer les primes ; ici comme ailleurs, moins d'hommes signifie
plus d'efficacité, plus de profit.
J'imagine
une de tes objections : tu me diras qu'il existe un frein énergétique
et écologique à ce développement. Épuisement des ressources,
réchauffement climatique par la combustion des énergies fossiles
etc.
Permets-moi
de te rappeler qu'en 2010 la firme américaine Lockheed a annoncé
qu'elle travaillait sur un concept de réacteur compact de fusion
nucléaire qui serait dix fois plus efficace que les modèles
actuels basés sur la fission nucléaire.
On
peut bien sûr penser que c'est un coup d'esbroufe pour attirer les
capitaux. Cependant, Lockheed avait racheté en 2006 la société
Sandia, dont les laboratoires avaient, par hasard, réussi à
produire une température équivalente à deux milliards de degrés,
quand cent millions de degrés (seulement !) sont nécessaires pour
réaliser cette fameuse fusion nucléaire.
Ce type de réacteur, toujours selon Lockheed, pourrait tenir dans un
semi-remorque et générerait suffisamment d’énergie pour éclairer
l’équivalent de 80 000 foyers, en consommant seulement
20 kilogrammes de combustible par an. Ce combustible, le
deutérium, serait fourni en abondance par l'eau de mer qui en
contient 33 grammes par mètre cube ; le seul rejet, si j'ai bien lu,
de ce type de réacteur est l'hélium.
À
vingt ans, nous avons eu affaire à des jeunes gens, j'allais dire,
tout à fait républicains, qui prenaient les fondements de la
République (liberté, égalité, fraternité) tout à fait au
sérieux, et qui voulaient les mettre en pratique. Radicalement.
Au grand dam de leurs pères et de la société bien établie… On
aurait pu, tout aussi bien, les dire chrétiens, mais au sens des
premiers Chrétiens… Christiques leur aurait d'ailleurs mieux
convenu : beaucoup vivaient en petits groupes, plus ou moins nomades,
tels de nouveaux Jésus, les filles étaient belles et, comme
Marie-Madeleine, elles avaient plus souvent le genre bohémien que le
genre aristocrate, grand-bourgeois, petit-bourgeois ou encore ouvrier
qui avait été celui de leurs mères. Ces gens, auxquels nous
ressemblions, par certains côtés, voyaient la révolution du monde,
et l'amour, au coin de la rue. À un tournant prochain de leur vie.
Aujourd'hui,
à l'inverse, nous avons affaire à des vieux — il me semble que,
dans cette société, les gens se sentent vieux à quarante ans, mais
je ne m'avancerais pas car c'est une société que je ne connais
guère —, des vieux, donc, j'allais dire tout à fait
antirépublicains, qui prennent les fondements de la
République (liberté, égalité, fraternité), tout à fait
pour une blague, et qui, en pratique, s'en moquent. Radicalement.
On pourrait, tout aussi bien, les dire chrétiens, mais au sens des
pires Chrétiens… Et l'Histoire ne manque malheureusement pas
d'exemples, à commencer par ceux qui boulottaient de l'enturbanné,
bien mijoté au court-bouillon, pendant les Croisades. À l'inverse
des christiques dont je parlais, ceux-là n'attendent pas le Paradis
sur Terre pour demain, mais plutôt l'Enfer, au même endroit, et à
la même date.
Bref,
ils rêvent de la fin du monde comme les autres rêvaient de sa
révolution. Ce sont parfois les mêmes, qui ont viré vinaigre, et
qui projettent leur fin, qu'ils voient venir et qu'ils souhaitent,
sur le monde — qui ne leur demande rien – et qui n'en fera, comme
à son habitude, qu'à sa tête.
Donc
après ceux qui rêvaient d'utopie, et qui, mordicus,
la savaient pour demain, voici le temps de ceux qui rêvent de
dystopie, et qui, tout aussi mordicus, la savent pour
demain. Mais, les espoirs dystopiques des vieux
pourraient être, demain ou après-demain, tout aussi bien déçus
que le furent les espoirs utopiques des jeunes — hier.
Si
— au moins depuis qu'existe l'arme nucléaire — la vie de
l'humanité ne tient qu'à un fil qui peut à tout moment être rompu
(mais je ne sache pas que les dinosaures aient disparu du fait de
leurs névroses et de leurs rancœurs meurtrières techniquement
suréquipées…), et si beaucoup veulent voir dans les problèmes
énergétiques ou écologiques le début de la fin de l'ère
techniciste, il n'est pas exclu que la fin de l'ère techniciste —
ou la disparition de l'humanité, pour les plus enragés —
ne prennent plus de temps qu'ils ne le rêvent.
Cette
question de la fin de l'ultralibéralisme mondialisé et
casinotier que pourraient entraîner les révolutions combinées de
la robotique, de la génétique et des nanotechnologies est une
question qui préoccupe d'ailleurs les ultralibéraux qui craignent
le retour de l'État, dans sa forme la plus coercitive, État que les
millions de désœuvrés — sans plus aucun « espoir » de pouvoir
jamais s'adonner à quelque tâche bien répétitive, bien
abrutissante, bien industrielle, bien commerciale ou autre —
pourraient se donner, par leurs suffrages, pour redistribuer les
richesses — robotiquement produites.
Google
est déjà un exemple de ce genre de gigantesque robot à tout faire
qui, à chaque instant, renseigne des milliards de gens, prend leurs
commandes, fait leurs courses, tournent les pages de leurs livres, en
même temps qu'il les sonde et stocke et exploite les informations
qu'ils lui donnent — en en faisant ainsi une mine d'or —,
gigantesque robot que les États, au moins en Europe, tentent de
mettre à contribution, en lui faisant payer l'impôt, pour donner,
chichement, à leurs masses déjà oisives, le pain et les jeux
qu'elles réclament. Et voilà bien le point.
Marx
avait analysé comment l'afflux d'esclaves, à Rome, après les
guerres de conquête, avait permis à une minorité (dont César
faisait d'ailleurs partie) qui possédait des bataillons d'esclaves
composés des prisonniers faits pendant les campagnes militaires, de
s'enrichir colossalement, en les revendant après les avoir formés à
toutes les professions — de l'enseignement à l'agriculture —,
ruinant ainsi tous les corps de métier, la plus grande partie des
Romains, et la République avec.
C'est
un exemple historique de ce qui est advenu d'une société dans
laquelle brutalement le travail et les valeurs traditionnelles de
liberté et d'indépendance qui s'y attachent ont été défaits par
une forme d'automatisation, de robotisation — en quelque sorte
primitive. Et qui a vu naître un État puissant, multiculturel,
multiracial, s'appuyant sur un clientélisme de masse fondé sur la
distribution gratuite du pain et des jeux.
Le
mode d'ordre pour l'époque qui s'ouvre pourrait bien être : « Vous
ne travaillerez jamais ! ». Les Ultralibéraux, surtout américains,
craignent que cela ne s'accompagne d'une « soviétisation » de la
société, et particulièrement des États-Unis. C'est d'ailleurs un
facteur de déséquilibre politique interne prévisible pour ce pays,
et le peu qu'a fait l'administration Obama dans ce sens, avec les
réactions qui s'en sont suivies, le montre à l'envi. On connaît
par ailleurs la violence dont sont capables les gens qui représentent
ce courant de pensée.
Donc,
à court terme, ce que certains appellent d'un méchant mot la
robolution pourrait entraîner la re-création d'États forts,
organisés autour du clientélisme, s'appuyant ainsi sur une plèbe
oisive, et jouant des oppositions entre ses différentes factions,
séparées et montées les unes contre les autres, par leurs
différences ethniques, religieuses, etc., ou tout simplement par des
haines de clocher. Le sport en donne déjà des exemples. Ce qui
laisse présager l'apparition d'États nationaux-festivistes ou, à
l'inverses, nationaux-religieux.
Parmi
les festivités et les produits que l'on peut prévoir pour les plèbes oisives dont
on parle, il y a bien sûr la drogue, le divertissement (au
sens pascalien) culturel et les sports de masse, avec les
grandes messes qu'ils génèrent, qui canalisent si bien le
défoulement de la rage et des frustrations contenues le reste du
temps. Parallèlement, ou plutôt en opposition, aux Gay Prides
et autres Nuits Blanches empruntées au festivisme de la
période ultralibérale mondialisée (que Debord qualifiait de
spectaculaire intégré), il faudra certainement aussi compter
avec le retour de Nuits de cristal, et autres
Saint-Barthélemy. La figure du bouc émissaire pouvant bien
entendu prendre des formes différentes de ce qu'elle fut dans les
deux exemples que j'ai cités.
Quant
au cirque romain, avec ses excès dans la boucherie
grand-guignolesque, j'ai cru comprendre qu'Internet en offrait déjà
les spectacles (bûchers, crucifixions etc.) avec l'exposition
permanente : Sade, attaquer le soleil ? Pourquoi pas !…
mais surtout attaquer le reste !, qui se tient au Proche et au
Moyen-Orient, et qui, soit dit en passant, est un peu plus dans
l'esprit de l'auteur des Cent-vingt journées que celle que
des chaisières de son culte ont organisée — dans le cadre de
ce divertissement culturel dont je parlais —, à Paris…
Marx
qui, analysant le jeu même du capitalisme, envisageait déjà que le
déroulement de la partie — suivant les règles de ce jeu qu'il
avait mises à jour — amènerait ce remplacement de l'homme par
l'automatisation, pensait qu'il était nécessaire que « les
individus reçoivent une formation artistique, scientifique, etc.,
grâce au temps libéré et aux moyens créés au bénéfice de tous.
»
Si
j'en crois ce que je lis ici et là sous la plume des enseignants
(les professeurs ayant disparu…), je doute que le dépassement
de l'ultralibéralisme casinotier, spectaculaire et injouissant,
se fasse dans ce sens. Mais, plus radicalement encore, je crois que —
contrairement à ce que pensait Marx — le mal est plus profond
qu'un simple manque de culture artistique, scientifique,
philosophique : ce qui doit être dépassé ce n'est pas
seulement l'ignorance, ce sont l'idolâtrie diffuse aussi bien
que l'idolâtrie concentrée, qui enferment les hommes dans
leur délires hallucinatoires, — avec leur petit personnel
religieux, toutes confessions confondues — dont font bien sûr
aussi partie les chaisières dont je parle. Je m'en expliquerai plus
clairement plus loin.
Les
jeux sont donc déjà prêts, les drogues sont disponibles, quant au
pain, il sera fait, puisqu'il le faut, avec du minerai d'insecte.
Les bidonvilles et les camps de réfugiés couvriront la moitié de
la planète. Autour, des illuminés de toutes sortes s'entretueront à
la machette — lorsque les munitions seront épuisées. Derrière de
hauts murs parsemés de miradors, protégés par des nano-insectes
tueurs, les fils et les filles des injouissants d'aujourd'hui
continueront, pour les uns, sectateurs de l'idolâtrie concentrée,
dans la pratique de leurs rituels obscurs, et, pour les autres,
sectateurs de l'idolâtrie diffuse, ils poursuivront la
party et l'orgie ad nauseam, c'est-à-dire dans un
dégoût d'eux-mêmes et de la vie, inchangé. J'ignore quel type de
contradiction mettra fin à tout cela. Et quand.
La
question que nous soulevons n'est donc pas celle des contradictions
techniques, d'une organisation matérialiste du monde, ni même celle
de l'élévation culturelle de ses divertissements ; la question que
nous soulevons est celle du dépassement d'une forme, maladive, de la
personnalité et, donc, de la perception de soi-même de l'autre et
du monde. Une pathologie que Marx ignora complètement.
Freud,
à l'inverse, s'il a négligé les contradictions techniques internes
du jeu capitaliste, s'est concentré sur la déformation maladive de
la perception, et il évoque cette question dans L'avenir d'une
illusion où il caractérise la religion comme un fait
hallucinatoire typique de la névrose obsessionnelle ; il écrit
d'ailleurs : « La religion serait la névrose obsessionnelle
universelle de l'humanité ; comme celle de l'enfant, elle dérive du
complexe d'Œdipe, des rapports de l'enfant au père. D'après ces
conceptions, on peut prévoir que l'abandon de la religion aura lieu
avec la fatale inexorablilité d'un processus de croissance, et que
nous nous trouvons à l'heure présente justement dans cette phase de
l'évolution. »
Laissons
de côté la théorie du complexe d'Œdipe — même si dans ce
cas-là les rapports de l'enfant au père me paraissent
particulièrement pertinents —, ce qui me paraît important c'est
de voir que la névrose, que l'on considère généralement comme un
mal bénin, entraîne une perception hallucinatoire de la réalité,
une adhérence forcenée à cette distorsion du réel, adhérence
hallucinée néanmoins capable d'organiser efficacement et «
rationnellement » la réalité dans le sens de son délire.
C'est
le dépassement de la structure caractérielle injouissante et
délirante produite par la misère infantile et sociale qui
est au cœur de nos préoccupations. L'amour, et particulièrement
l'amour physique, montre bien les distorsions hallucinatoires du réel
dont souffre l'injouissant : tel homme d'âge mûr redevient un
nourrisson en prenant une jeune femme — qui pourrait être sa fille
—, qu'il paye pour cela, pour sa mère, jeune femme dans la bouche
de laquelle il enfonce sa verge — verge qui dans son délire
représente le sein tout-puissant de sa Mère archaïque
toute-puissante, à laquelle il s'identifie et dont il se venge tout
à la fois —, bouche dans laquelle il finit par éjaculer tout en
intimant à la fille l'ordre d'avaler, fille dont il caresse la tête
en la gratifiant d'un « Good girl… » — si elle est
docile et s'il est anglophone. Il faut être aveugle — ou halluciné
comme un dévot — pour ne pas voir là une resucée, si j'ose dire,
de la scène : « Je te fourre, de force, il le faut, une cuillère
(un sein, un biberon) pour maman, une autre pour papa, et braille
tant que tu peux si ça t'amuse… Voilà, c'est bien… Good boy…
»
Bien
entendu, on pourrait reprendre toutes les séquences, sadiques ou
masochistes, du petit cinéma de la pseudo-sexualité de
l'injouissant, qu'il s'agisse de l'analité, de la pseudo-génitalité
masturbatoire, des manifestations de la libido musculaire ou
corporelle, bref, des différentes manifestations du masochisme —
ou du sadisme — féminin, ou masculin, il ne serait pas très
difficile, lorsqu'on n'est pas soi-même saisi par ces hallucinations
névrotiques, de trouver les scènes prototypiques d'où elles tirent
leur puissance de projection hallucinée. Peut-être devrais-je
consacrer du temps à cela : désenchanter, pour ainsi dire,
dans un écrit, les scènes de la misère sexuelle de l'injouissant
contemporain en les ramenant à leur origine, comme on détrompe les
dévots de leur délire en leur donnant une explication rationnelle
des miracles — par exemple.
Mais, évidemment, cela n'aurait guère d'autre effet que d'irriter ces
drôles de paroissiens dans leurs pratiques cultuelles, puisque seul
le revécu émotionnel autonome de ce genre de scènes archaïques
— et non pas seulement leur intelligence ou leur évocation, comme
le croyait Freud — peut permettre au processus de croissance (pour
le dire comme lui) émotionnelle, sentimentale, amoureuse et sexuelle
de reprendre son cours et d'aller vers les horizons insoupçonnés de
la maturité et de la complétude, tout en libérant un réflexe
archaïque jusque-là bridé, et bridé justement par ce type
d'hallucinations sexuelles dont souffre l'injouissant, le névrosé,
donc, — ce qui ajoute encore au désespoir de son existence
matérielle.
Sans
doute les prisonniers du salariat, ou de son absence dans un monde
bâti sur ce qu'il en reste, n'ont-ils guère le loisir ni le cœur
de rechercher l'intelligence de leurs délires ou de leurs transferts
qu'ils ne peuvent même pas percevoir comme tels. La robolution
pourrait leur en donner le temps et les moyens : je doute qu'ils s'en
servent.
Notre
propos, tu le vois, est tout à fait celui de Freud lorsqu'il
écrivait, encore dans L'avenir d'une illusion : « Le temps
où sera établie la primauté de l'intelligence est sans doute
encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous en
sépare n'est sans doute pas infinie. »
Freud
voulait que là où était le Ça vienne le Je. En
suivant la route qu'il avait ouverte, j'ai trouvé que là où, après
le Ça, était venu le Je, il fallait que revienne le Ça
— redevenu, par ce passage par l'intelligence synthétique et
l'abréaction cathartique, innocent dans son Jeu.
La
pulsion primaire n'est ni sadique ni masochiste. L'identification de
la jouissance aux souffrances à subir ou à faire subir est «
secondaire », elle découle des distorsions, par la souffrance et
les agressions, infligées à la pulsion première de volupté — la
libido.
Revivre
en partie ces souffrances et ces agressions, et comprendre,
intelligemment, comment, sous quelles formes, elles
rejaillissent, inconsciemment, du passé, permet sans doute
d'échapper pour une part aux possessions
hallucinatoires de la sexualité prégénitale infantile (orale,
anale, masochiste, sadique, exhibitionniste, voyeuriste etc.), et de
découvrir la forme aboutie de la jouissance amoureuse, tout à fait
inconnue de l'enfance dans son mouvement même, — même si on peut
observer les mouvements spontanés du clonus orgastique chez des très
jeunes enfants lorsqu'ils rêvent, et même si une grande part du
cœur des amants se nourrit à la source de l'immense générosité
amoureuse enfantine.
![]() |
R.C.
Vaudey — en divin
enfançon
|
Freud,
qui était, par ses origines, un modeste Juif viennois, pensait que
la rationalité était déjà un bien beau présent à faire à
l'Humanité. Porté, tout à l'inverse, par une audace et ce
sentiment que le monde est fait par et appartient à ceux qui
naissent et vivent servis — audace et sentiment offerts par
mes origines « sudistes », très différentes des siennes, — et qui ne
se sont jamais démentis quand bien même plus rien ne les justifiait
et ne les justifie —, j'ai aussi eu la chance de vivre à une tout
autre époque. Au jeu dont Freud nous avait offert les prolégomènes,
et sans m'attacher davantage ni à ses théories ni à ses
conclusions, il m'est apparu que ce jeu de la primauté de
l'intelligence débouchait, finalement, sur une forme tout à la
fois neuve et archaïque de la jouissance amoureuse, qu'accompagne
une forme tout aussi neuve de la contemplation — que j'ai appelée
la jouissance du Temps — dans cette forme encore inexplorée
du libertinage — que j'ai qualifiée d'idyllique — que
connaît cette sorte d'amour encore in-ouï, — auquel j'ai
donné le nom d'amour contemplatif — galant.
Ainsi,
il m'a semblé que ce qu'avaient cherché et trouvé, à leur façon,
en Occident, les mystiques d'abord — Sainte Thérèse d'Avila —, les
quiétistes ensuite — Madame Guyon —, se trouvait plus véridiquement,
et plus débarrassé de ses manifestations hallucinatoires encore
dévotieuses — qui ne manifestent que la divine volupté,
contrariée —, dans le mouvement et les aventures amoureux,
et il m'a paru que la gaieté amoureuse d'un Casanova qui aurait
dépassé sa fixation phallique-narcissique, dans un temps qui ne
l'aurait pas trop maltraité, était un meilleur et plus sûr chemin
pour arriver aux extases océaniques dont on parle.
Pour
paraphraser Freud, je dirais : « Le temps où sera établie la
primauté de l'amour contemplatif — galant pour arriver à
la jouissance du Temps — après avoir connu celle de
l'intelligence (“le sens du jugement qui accompagne la grâce
de la catharsis”) — est sans doute encore immensément éloigné
de nous, mais la distance qui nous en sépare n'est sans doute pas
infinie. »
Nietzsche
avait écrit : « Le nouveau sentiment de la puissance : l'état
mystique. Et le rationalisme le plus clair et le plus hardi pour y
parvenir. »
Le
sentiment de la jeune puissance, la clarté, l'intrépidité et la
hardiesse dans la rationalité, l'état mystique, ne sont-ce
d'ailleurs pas là les seules choses qui, avec l'amour, m'aient
occupé et qui m'occupent encore, et à jamais !
Porte-toi
bien.
R.C. Vaudey, le 3 avril 2015