Arrivant
sur le ponton, Louis-Ferdinand a tout de suite remarqué les deux
Allemands. D'un petit signe de la main, il nous a fait comprendre
qu'il arrivait — après les avoir salués.
Casanova
en a profité pour demander à Héloïse — qui n'en avait rien dit
— ce qu'elle pensait de la pornographie, et si nous en avions
l'usage dans notre forme — idyllique — de libertinage.
Héloïse,
que je sentais, elle aussi, charmée par les manières plutôt
directes du bel escogriffe, a d'abord tenu à préciser que, si elle
partageait avec moi, depuis toujours, le goût exclusif de l'amour
contemplatif — galant (je me suis permis d'intervenir pour rappeler
que c'était à elle et à son grand caractère que nous en devions
la découverte…), elle n'avait pas mes raisons théoriques pour
élaborer, à la suite de Freud ou de Reich, ainsi que je le faisais,
une analyse critique des différentes formes de la sexualité de ses
contemporains ; et que, par ailleurs, elle n'en avait pas le goût.
Elle
n'était pas moraliste — c'est-à-dire, au sens originel, elle
n'étudiait pas les mœurs de son temps —, et encore moins
moralisatrice.
Et,
en me jetant un sourire, elle ajouta que même si, à l'inverse, elle
me connaissait des prétentions de moraliste, elle savait bien que
comme à elle-même nos contemporains m'indifféraient trop — et
que j'avais reçu, et que je m'étais fait, une trop bonne éducation
— pour que j'en aie à être moralisateur.
La
façon dont les gens menaient leur vie sentimentale — entre adultes
consentants – selon la formule consacrée – et tant qu'elle n'y
était pas directement confrontée — ne l'intéressait pas.
Et,
précisa-t-elle, pas davantage le reste de leurs activités — pour
ce qu'elle en connaissait.
Vivant
sur nos terres, à l'écart de la place publique, sereine,
contemplative, ténébreuse, bucolique — comme Brassens l'avait si
bien chanté —, elle n'avait d'ailleurs qu'une très vague idée de
ce à quoi cette vie sentimentale contemporaine pouvait ressembler.
La
dernière forme de pornographie qu'elle connaissait remontait au
début des années 90 — à ses années de fac — et à ce qu'en
diffusait à l'époque une chaîne cryptée. Et pour ce qu'elle avait
pu en apercevoir depuis cette époque, elle avait cru comprendre que
le genre s'était beaucoup envenimé — ce qui n'était pas pour lui
plaire lorsqu'elle n'avait déjà pas goûté, alors, le rôle qui y
était, en général, aux femmes assigné.
Elle
précisa à notre cher ami vénitien, et pour que les choses soient
bien claires, qu'elle était ni servante ni maîtresse, ni mère ni
putain, ni boxeuse ni punching-ball, ni dominatrice ni soumise, que
les numéros de cirque pas plus que les monstres de foire ne
l'intéressaient… mais qu'elle aimait la danse… et qu'elle
m'avait depuis toujours réservé l'exclusivité de son petit carnet
de bal, ayant trouvé en ma personne — ce qui – nous en
convenions, elle et moi, d'un sourire – ne se trouvait pas tous les
jours sous les sabots d'un cheval — le cavalier qui lui convenait…
Le
beau Vénitien apprécia le mot, qui lui rappela un peu le sien,
quand, par le même hasard mais dans le même genre d'esprit, à Monsieur de Richelieu qui lui faisait remarquer qu'une actrice —
pour laquelle il avait marqué de la préférence — avait de
vilaines jambes, il avait répondu: « Dans l'examen de la beauté
d'une femme la première chose que j'écarte sont les jambes. »
Pour
lever toute ambiguïté, sans en avoir l'air, j'ajoutai que moi-même
je ne dansais jamais qu'avec elle, et qu'elle était ainsi ma seule
et unique cavalière…
Elle
continua sans se démonter : « Même dans sa forme la moins violente
et se voulant refléter le plus fidèlement un acte mené par l'amour
— bien que provoquer la nostalgie sentimentale, précisa-t-elle, ne
me semble pas le but de la pornographie, qui me paraît bien plutôt
faite pour exciter encore davantage ce que notre cher R. C. appelle
des pulsions prégénitales – à commencer par le voyeurisme –
rendues mauvaises, dirait-t-il, par l'inhibition de la génitalité
– et de la sentimentalité, tout aussi bien — même sous
cette forme-là, donc, la pornographie me paraît fade.
S'en
servir pour sa vie sentimentale serait un peu comme faire du karaoké
en voulant imiter une chanteuse qui non seulement ne sait pas chanter
mais qui en plus chante en play-back, accompagnée au piano par un
machiniste de théâtre — remplaçant au pied levé le pianiste
empêché — ne sachant pas jouer mais feignant, avec emphase et
maladroitement, les gestes de la main de l'artiste sur le clavier. Le
tout pour jouer du Clayderman. »
Casanova
opinait du chef, tout en semblant essayer de se souvenir de ce
qu'avait composé ce musicien — probablement allemand.
«
Je ne sais pas s'il y en a de bons, continua-t-elle, mais plus
généralement la vie de mes contemporains me paraît comme un
mauvais karaoké. Et pas seulement dans ce domaine.
Singer
passionnément ne me semble pas la meilleure chose que l'on
puisse faire, mais singer passionnément me paraît être leur
principale occupation, — et, pire encore, singer passionnément
ce qui est mauvais. Au sens où l'on dit d'un chanteur qu'il est
mauvais. »
Casanova
acquiesça.
Elle
poursuivit : « La vie amoureuse en Occident après avoir été
déterminée par la religion, l'est aujourd'hui par le commerce. Qui
en est une autre, tout opposée.
Une
vie sans otium, et donc sans flottance — ainsi que,
pour ma part, j'ai nommée cette vacance poétique de l'esprit et du
corps, que R. C. appelle « jouissance du Temps », et les
Japonais « satori » —, une vie dévorée d'une façon
ou d'une autre par l'organisation du monde tout entière centrée
autour du négoce — qui, aujourd'hui, n'y est pas assujetti et ne
le sert pas, d'une manière ou d'une autre ? —, voilà, me
semble-t-il, qui explique, en partie, les formes bizarroïdes
que prend la « vie amoureuse » chez nos contemporains :
ils ont d'autres choses à faire — qu'on leur fait faire, pour
lesquelles ils sont programmés, qu'ils plébiscitent des deux mains ou qu'ils inventent
— que de cultiver l'art d'aimer. »
« Et
de l'otium aujourd'hui, ajoutai-je, qui, hors quelques rares gentilshommes de fortune — même pessimistes —, s'en soucie ; de
sorte que dans le monde sadien du libre-échange, l'échangisme
sadien est de mise. Un objet chasse l'autre : marchandise oblige.
Réflexe d'employés interchangeables et de consommateurs capricieux,
tout à la fois. Quand il ne s'agit pas de simple
troussage de domestiques — pour le dire comme l'a
dit de façon lumineuse un médiatique. Ou bien encore de la guerre
des sexes, des classes, des castes et des races continuée par
d'autres moyens.
Le
monde dans lequel nous vivons est fait des rêves des usuriers, de
leur représentants de commerce, de leurs propagandistes et de leurs
courtiers en bourse… Si j'ose dire. »
« Non,
ce qui ouvre à la contemplation galante, ce sont les rires et la
joie ! Et la danse de la vie ! » reprit à son tour
Héloïse, en riant.
Cela
mit Casanova tout en gaieté ; puis il s'assombrit :
«
Ah ! La banque…, dit-il, c'est la passion du jeu — conséquence
de l'injouissance contemplative galante, elle-même conséquence du
patriarcat esclavagiste, anti-sensualiste, religieux, monothéiste,
diriez-vous… si je vous ai bien appris… — et cette connaissance
qu'à la fin c'est toujours cette banque qui gagne — pour peu que
les probabilités aient été correctement calculées — qui ont
mené mon siècle, après avoir été initiées au précédent par un
roi de France qui avait fait de Versailles un casino pour y éblouir
et y assujettir, par le luxe et le jeu, sa noblesse rebelle — tout
en lui faisant les poches.
Cela
nous a paru à tous, joueurs invétérés que nous étions, un moyen
si simple de fixer le peuple tout en le tondant — ce pour quoi je
pensais qu'il était fait. Et tellement plus efficace que la gendarmerie
féodale.
Vous
savez sans doute que j'ai présenté, à l’École militaire, en
1757, le projet d'une loterie, mise au point par les frères
Calzabigi — auxquels je m'étais associé —, qui est à l'origine
de votre Loterie Nationale. Comment aurions-nous pu imaginer, alors,
ce à quoi aboutirait — ce monde que j'ai aujourd'hui sous les yeux
— la démocratisation de ce divertissement, pour le
dire comme Pascal ; — Pascal dont la méthode de résolution
du problème des partis permit la théorie mathématique
du calcul des probabilités, et qui n'est pas pour rien dans le monde
dans lequel vous évoluez.
Ce
monde où le premier venu est un « entrepreneur », un « parieur sur l'avenir », ce monde
« où l'on joue le tout pour le tout et où l'on prend des risques »
— à commencer par celui de faire disparaître toute forme de
vie évoluée ; – si tant est que l'on puisse appeler
ainsi ce que nous voyons se mouvoir sous nos yeux.
Certes,
nous avons contribué à faire céder le carcan de l'oppression
religieuse et féodale en Europe continentale, mais cela n'a servi
qu'à libérer et à permettre l'exploitation des malformations
caractérielles et sentimentales qu'il produisait et contenait tout à
la fois, par les vainqueurs de cette lutte, déterminés par les
mêmes vieilles haines pluriséculaires. Et je vois bien maintenant que
nous avons été, nous aussi, des idiots utiles. Mais que pouvions-nous être d'autre ?
Certains
marxistes lacaniens — qui, probablement renseignés par un
lusitanien, semblent avoir mis à profit votre idée de monde sadien
– que vous évoquiez dans la lettre-préface de votre Manifeste
— paraissent penser qu'il suffirait de remettre des bornes — du
Père, donc — à l'hybris que nous avons déchaîné pour que les
choses rentrent dans l'ordre — et éviter ainsi le Pire —, quand,
à vous entendre, vous semblez penser que rien n'arrêtera ces choses
— la lutte des sectateurs des monothéismes antisensualistes –
auxquels il faut ajouter ceux qui arrivent, les Hindous, les
Confucéens, les Animistes, et tous les autres, qui ne le sont pas
moins —, que « l'époque contemporaine est comme un interrègne
pour le poète qui n'a point à s'y mêler : [qu']elle est trop en
désuétude et en effervescence préparatoire, pour qu'il ait autre
chose à faire qu'à travailler avec mystère en vue de plus tard ou
de jamais et de temps en temps envoyer aux vivants sa carte de
visite, stances ou sonnet, pour n'être point lapidé d'eux s'ils le
soupçonnaient de savoir qu'ils n'ont pas lieu », comme vous l'avez
écrit dans cette même lettre-préface en citant Mallarmé, — que
le Pire – si peut se nommer ainsi, à vos yeux, la fin de
l'esclavagisme, de l'assujettissement des femmes et de
l'antisensualisme – est certain —, et qu'il s'agit plutôt, en
laissant ouverte la porte du Bureau où se trouvent les
archives de vos recherches sur l'amour et le merveilleux, de
permettre l'émergence, au sortir du chaos où nous sommes, de cette
nature sensualiste, contemplative, galante, — un des possibles, à
votre sens, de l'Homme — dont vous nous avez montré des
avant-goûts préhistoriques, et dont vous dites avoir trouvé la
mine et le filon … »
« L'homme
actuel n'est qu'un pont jeté vers l'avenir. Pour ceux qui s'exilent
volontairement, seul ou à deux, il reste encore des lieux où
souffle l'haleine des mers silencieuses.
Une
vie libre reste possible aux grandes âmes. »
Celui
qui venait de l'interrompre ainsi, un peu cavalièrement et
pompeusement, s'appelait Nietzsche. C'était un des deux allemands
que Céline avait salués. Il se présenta cérémonieusement — il
me sembla qu'il avait claqué des talons —, s'inclinant
respectueusement pour baiser la main des dames.
Billie,
qui buvait du Bourbon, un peu décontenancée, prit des poses
de lady sudiste.
«
Schopenhauer et votre ami Céline vont nous rejoindre, si votre
compagnie le permet. » nous dit-il.
J'ai
regardé l'heure. Il n'était pas tard. Le temps s'était comme
arrêté.
Et
moi qui ne bois jamais, j'ai commandé un cognac hors d'âge
qui m'a paru — à cette soirée étrange comme un mirage — bien
adapté.
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