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Couverture
et quatrième de couverture possibles
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«
Les hommes, le plus souvent, sont si portés à obéir à
d'impérieuses routines, que lors même qu'ils se proposent de
révolutionner la vie de fond en comble, de faire table rase et de
tout changer, ils ne trouvent pas pour autant anormal de suivre la
filière des études qui leur sont accessibles, et puis ensuite
d'occuper quelques fonctions, ou de s'adonner à divers travaux
rémunérés qui sont tous au niveau de leurs compétences, ou même
un peu au-delà. Voilà pourquoi ceux qui nous exposent diverses
pensées sur les révolutions s'abstiennent ordinairement de nous
faire savoir comment ils ont vécu. Mais moi, n'ayant pas ressembler
à tous ceux-là, je pourrais seulement dire, à mon tour, "les
dames, les cavaliers, les armes, les amours, les conversations et les
audacieuses entreprises" d'une époque singulière. D'autres
sont capables d'orienter et de mesurer le cours de leur passé selon
leur élévation dans une carrière, l'acquisition de diverses sortes
de biens, parfois l'accumulation d'ouvrages scientifiques ou
esthétiques qui répondaient à une demande sociale. Ayant ignoré
toute détermination de cette sorte, je ne revois, dans le passage de
ce temps désordonné, que les éléments qu'ils l'ont effectivement
constitué pour moi — ou bien les mots et les figures qui leur
ressemblent : ce sont des jours et des nuits, des villes et des
vivants, et au fond de tout cela, une incessante guerre. »
Guy
Debord. In girum
En
mai 2002 paraissait le Manifeste
sensualiste,
grâce à un éditeur qui sans me connaître ni même m'avoir jamais
rencontré, ayant reçu le manuscrit par la Poste, avait, dès qu'il
avait pu en prendre connaissance, aussitôt décidé de le publier.
Tel quel.
Cet
ouvrage n'était, dans mon esprit, pas destiné à un grand public,
quoique la diffusion des thèses qu'il défend soit, bien entendu,
son objet : j'entends par-là qu'à considérer simplement le public
d'aujourd'hui, il m’avait semblé que, tant par son ton que par sa
forme, et, tout aussi bien, par son fond, il ne pourrait pas être
vraiment lisible par beaucoup, et qu'il pourrait encore moins plaire
à ceux capables d'en comprendre les bases — ce à partir de quoi
il avait pu se développer —, d'en deviner les sous-entendus et d'y
déceler, pour les connaître et être capables de les concevoir, les
différents jeux de l'art de vivre et de l'art d'écrire qui avaient
présidé à sa composition.
Finalement,
j'avais vu juste sur un point : cet ouvrage a trouvé peu d'échos,
et c'est donc qu'il n'a pas plu, ni à ceux qui, faute des bases
théoriques, ludiques et existentielles nécessaires, ne pouvaient
pas le lire, ni, non plus, aux quelques-uns, dont on connaît bien
sûr par avance les positions, qui, capables un peu mieux de le
comprendre, avec son ton singulier et sa composition particulière,
ne pouvaient que le rejeter à cause des positions qu'il défend, et
qui contredisent si parfaitement aux leurs.
Cet
ouvrage n'était pas là pour plaire à ceux dont il propose le
dépassement, aussi bien de la vie que des idées, ni non plus à
ceux qui n'ont ni vie ni idées, (et qui n'en ayant jamais eu, n'en
auront probablement jamais) ; et il ne leur a pas plu : ils ne l'ont
pas lu, ou n'en ont pas parlé.
Mais
je m'étais trompé sur les suites qu'il aurait puisqu'il a été,
assez étonnamment, favorablement reçu et compris par des gens dont
j'ignore, et j'ignorais, tout (Jacques Sterchi, Joseph Raguin) et
parfaitement incompris et piteusement critiqué par d'autres — qui,
je l'espère pour eux, ont choisi le plus démuni des leurs pour en
rendre compte — que je connaissais aussi peu, mais dont on aurait
pu croire, a priori, qu'ils auraient été capables d'en sentir les
raffinements, les allusions et les différents modes de composition,
surtout, et dont je ne pensais devoir heurter que les idées.
Ainsi
la Quinzaine
Littéraire,
et alors même que j'avais fait parvenir personnellement, et par le
biais de Gallimard, un exemplaire de ce livre à une femme de lettres
qui collabore à ce périodique — parce qu'il y a douze ans de
cela, une jeune poétesse de mes amies l'avait croisée chez des amis
qu'elles avaient en commun (l'auteur de : Critique
de la séparation,
et sa femme), que nous avions lu
et discuté certains de ses ouvrages, qui nous avaient plu, et parce
que, plus généralement, elle nous avait paru avoir de la tenue —
ainsi la Quinzaine
Littéraire,
parfaitement renseignée donc, au prétexte de polémique (et
pourquoi pas ?) s'est-elle déconsidérée en ne reconnaissant rien,
ne comprenant ni ne sentant aucune allusion, ne devinant aucun des
modes de composition — particuliers certes, mais que l'on aurait pu
pensés familiers à ceux qui écrivent dans cette revue —, se
prenant les pieds dans tous les tapis, et qui à force de ferrailler,
à l'aveugle, finit par se tuer toute seule de ridicule, avec sa
petite plume, en tombant sur Mallarmé (un comble pour elle...),
poussant même l'excès, emportée par sa frénésie comique
vraisemblablement motivée par l'aigreur envers mon éditeur, jusqu'à
nier mon existence ; ce qui est un bien mauvais procédé, et que
l'on n'avait pas vu utilisé de longtemps à l'encontre d'un auteur,
pour ce genre d'écrit ; un genre pour lequel ils n'étaient pas
préparés.
Le
Manifeste
sensualiste,
texte poético-théorique inaugural de l'Avant-garde
sensualiste,
a bien sûr une histoire — qui est bien évidemment aussi la mienne
— et qui, pour remonter aux origines, découle de ce simple fait
que, contrairement à beaucoup qui l'avaient lu aussi, je m'en suis
tenu, à vingt ans, il y a quelque temps déjà, à la lecture de
l'auteur de In
girum
et à la considération de sa vie, à suivre ses conseils sur la
façon de mener son existence, en aventurier de la vie, à la
recherche de l'intelligence de l'aliénation et de celle du monde, et
que je n'ai rien fait d'autre depuis que — sur les instances d'un
autre, qui avait écrit L'amour
fou
— de rechercher, moi aussi, la liberté, l'amour, la poésie, en
utilisant dans cette quête le résultat des recherches, sur ces
mêmes questions, de quelques autres encore. C'est tout cela qui,
combiné avec mes propres expériences et aussi « les dames, les
cavaliers, les armes, les amours, les conversations et les
audacieuses entreprises » de mon existence singulière, a abouti au
Manifeste
de cette avant-garde, fondée il y a dix ans dans une atmosphère de
jeu, d'amour et de poésie, comme il se doit, vécue toujours ainsi
depuis, et maintenue dans l'occultation depuis tout ce temps ; ce qui
n'étonnera que ceux qui ne connaissent pas les gens — leurs façons
et leurs mouvements — à partir desquels j'avais engagé ma vie.
Les
autres avant cela, et depuis, ont suivi « sans y penser les chemins
appris une fois pour toutes, vers leur travail, leur maison, vers
leur avenir prévisible. Pour eux déjà le devoir était devenu une
habitude, et l'habitude un devoir. Ils ne voyaient pas l'insuffisance
de leur ville. Ils croyaient naturelle l'insuffisance de leur vie.
Nous voulions sortir de ce conditionnement, à la recherche d'un
autre emploi du paysage urbain, de passions nouvelles. » (G.-E.
Debord. Sur
le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité
de temps)
Pour
supporter le ton du Manifeste,
qui n'en manque pas, il fallait un certain aplomb, de sorte que les
mal assurés, même ceux qui jouent aux affranchis, l'ont trouvé
insupportable ; et il fallait aussi, puisqu'il n'en manque pas non
plus, ne pas avoir perdu le sens de l'humour et du jeu.
J'ai
écrit ailleurs que le Manifeste
sensualiste
s'adressait à des artistes, au sens de Nietzsche. Et en effet ! Mais
cela n'a pas été senti. Des gens ont-ils vraiment pu me croire
assez inconséquent pour penser que je voulais engager tout à coup
l'ensemble de la population francophone à « Lâcher tout » pour se
livrer, aussi totalement que les Libertins-Idylliques, à l'amour, à
l'intelligence et à la poésie ? Je l'affirme ici : il n'y a pas de
théorie possible du sensualisme dans un seul pays !
C’est
l’Internationale
Sensualiste,
l'Internationale
du Plaisir Total,
partout et pour tous, et en même temps, sinon rien. Mais arrivé à
ce point de ces considérations, il me faudrait écrire sur les
sensualistes et l'automation, les « machines idylliques », et
peut-être aussi le travail du négatif... et ce n'est ni le lieu, ni
le moment.
A-t-on
pu croire, une seconde, que je ne sens pas combien beaucoup, dans
l'état technologique et idéologique présent du monde, sont
nécessaires, à leur place dans la division du travail, au maintien
d'une certaine forme de culture, à l'existence d'un certain nombre
d'idées et à leur développement — dont les idées sensualistes —
et particulièrement dans ces mouvements de grands affrontements
économiques, idéologiques et culturels qui se déploient sous nos
yeux ?
Comment
a-t-on pu penser, pour s'en offusquer, que je pouvais vouloir, par
exemple, que les gardiens de musée ne gardent plus le patrimoine et
que les enseignants cessent de gloser les livres rares, au prétexte
que j'en ai fait publier un ? Les sensualistes font seulement ce que
toute avant-garde fait toujours : dégager, en artistes de vie, en
éclaireurs, des perspectives, donner des lignes de force, analyser
les mouvements précédents, prévoir, et influer sur ce qui en
découle, et, parce qu'ils se consacrent totalement et uniquement à
l'amour, à l'intelligence du monde et à la poésie, comprendre tout
cela — pour pouvoir le goûter plus complètement — et le
célébrer vraisemblablement plus subtilement que ceux que toutes ces
choses n'intéressent pas vraiment — quoiqu'ils en disent — et
qui en ont tant d'autres à faire. Nécessairement.
Nos
prétentions
qui, on le sent bien, sont grandioses et par ailleurs
parfaitement assurées d'elles-mêmes, ne dépassent cependant pas ce
cadre-là : nous n'avons jamais prétendu que nous étions des
artisans appliqués, des techniciens zélés, des fonctionnaires de
l’Éducation nationale, plus ou moins qualifiés. Pas plus que nous
avons remis en cause tous ceux-là. Ce sont bien plutôt, à
l'inverse, de tristes réveille-matin « tripotée d'abrutis débiles
mentaux bafouilleurs, hébétés par les dernières vacances et déjà
tout médusés par le calendrier des prochaines... Toute cette
racaille bêle... » (L-F
Céline, Lettres à la N.R.F.)
qui viennent partout prétendre à l'amour, à la poésie, à
l'intelligence et à leurs expressions artistiques ou littéraires,
et même à leur révolution, par la violence et la misère le plus
souvent, tout en menant leur plan de carrière et en tenant à jour,
« artistes » ou pas, leur « curriculum vitae ». Et comme le
spectacle de la marchandise culturelle ou artistique trouve tout son
intérêt à cela, c'est partout que s'étend le règne du faux et du
préfabriqué, improvisés de la veille.
Lorsque
j'écris que le Manifeste
sensualiste
s'adresse à des artistes, au sens de Nietzsche, est-ce à dire que
les conclusions de l’Avant-garde
sensualiste
n'intéressent pas le grand public ? Je ne le crois pas : il y a
encore, et j'en veux pour preuve la lettre que m'a adressée un homme
(Pierre Godeau, pour ne pas le nommer...) qui a, par sa grande
spécialisation et son grand savoir été durant toute sa carrière
constamment confronté à la mort et à la souffrance dans leurs
formes les plus énigmatiques — très à l'opposé de l'atmosphère
de la vie des sensualistes, donc — et qui m'écrit que mon « essai
philosophique renouvelle en les modernisant les conceptions
classiques d'épicurisme et d'hédonisme injustement critiquées et
laissées dans un relatif oubli. Le XVIIIe siècle et la Régence
trouvent aussi un renouveau dans ce texte. »
Voilà
un des meilleurs spécialistes du diagnostic qui en fait un, simple,
clair, précis, parfaitement argumenté, et aucunement gêné par le
ton et par le style du Manifeste
; il y a donc encore des gens qui peuvent comprendre ce que sont
vraiment l'art et la réflexion poétiques et philosophiques sur le
monde, et quel genre de vie, et donc de ton et de style, ils peuvent
entraîner, simplement parce que, parfaitement assurés de ce qu'ils
font eux-mêmes dans ce monde, ils n'ont pas besoin des champs —
qui semblent si faciles alors que c'est le contraire qui est vrai —
des Arts ou des Lettres pour donner un semblant de poids à leurs
existences routinières.
Il
y a, par ailleurs, beaucoup d'artistes et d'écrivains, très
éloignés de nos positions, dont l’œuvre est nourrie de poésie
et de sensibilité, et même de difficulté d'exister — dont
l'exploitation artistique n'est pourtant pas dans nos goûts — et
que nous pouvons apprécier sur un plan personnel : les déclarations
des sensualistes ne les gêneront guère. Elles ne sont pas faites
pour cela. On peut très bien faire un splendide art d'hier, et même
d'aujourd'hui, et accepter les éclaireurs. Non, ce sont plutôt ceux
qui, parfois avec la complicité des institutions d'État, parfois
avec celle des trafiquants internationaux des Arts ou des Lettres
(pour des raisons évidentes, et aussi occultes), occupent
abusivement le terrain et noircissent à l'envi l'horizon
intellectuel et artistique, qui se sont sentis et se sentiront
menacés par le retour de la Raison dans l'histoire, et dans l'art et
la poésie.
Par
ailleurs, et c'est aussi pourquoi on sacrifie un peu de ses délicieux
plaisirs amoureux à l'écriture, on peut penser que certains
lecteurs, pourront trouver dans l'éloge que les sensualistes font de
l'égalité des amants, et dans leur dithyrambe à la volupté et à
la jouissance savourées, délectées, une nouvelle orientation à
donner, ou une confirmation, à leurs propres expériences, quand
presque partout ailleurs ce sont la violence et l'abusement, ou le
désabusement, qui font entendre leur voix d'autorité.
Enfin,
d'autres, jeunes ou moins jeunes, lâcheront tout, comme les
sensualistes le firent ou le font eux-mêmes, pour s'engager
totalement dans ce genre d'art de vivre particulier — que tout
honnête homme admet, même s'il n'y trouve pas son goût — auquel
nous appartenons, et que nous perpétuons en lui donnant une toute
nouvelle tournure, après Nietzsche, Ikkyu, les anciens Chinois,
Debord, Breton, Ernst ou Marx, que l'on n'avait pas vus non plus
beaucoup « travailler », genre qui doit se perpétuer, se
développer, s'étendre et, selon nous — c'est bien naturel, chacun
veut la victoire de ce qu'il aime... — gagner l'humanité tout
entière. Pour un monde nouveau.
Certains
penseront que tout cela est un jeu, puisque nous n'en verrons pas la
fin. Ils ont raison : c'est le jeu de l'amour et du hasard (objectif
ou non) et, aussi, c'est « le jeu de la guerre » ; mais la façon
dont ils entendent cela — négativement, bien sûr — permet là
aussi de comprendre à quel point cette triste époque, enfoncée
dans sa misère, ne parvient pas à comprendre le rapport essentiel
qu'il y a entre les choses les plus essentielles, l'intelligence la
plus profonde de la vie et du monde, et aussi celle des relations
entre les êtres humains, et le jeu. Ces gens lisent Nietzsche et Le
gai savoir,
ils ont sans doute vaguement parcouru aussi son Zarathoustra,
et puis ensuite ils viennent tout gris et tout tristes, et tout
sérieux, former leurs nouveaux groupes de plasticiens, leurs écoles
littéraires ou politiques, en miséreux, en espérant bien pouvoir
retrouver là l'occasion de battre et d'être battus, de craindre et
de terroriser, d'humilier et d'être humiliés, d'enrégimenter et
d'être enrégimentés qui sont les seules choses qu'ils connaissent,
et que leur engeance, de pères en fils et de mères en filles,
depuis des générations, a jamais connues.
Bien
entendu, la création d'une avant-garde qui défend le plaisir et le
jeu, la grande santé, l'amour, l'égalité des amants, la jouissance
abandonnée, ne peut être qu'un jeu, ne doit être qu'un jeu, une
aventure lyrique, un mouvement romanesque — celle-là est née de
cela, d'un départ, à vingt ans, sans autre buts que ceux que j’ai
dits plus haut, de la beauté des rencontres, et d'un poème —, et
le jour où nous n'aurons plus la force de penser et de vivre ainsi,
nous ne serons plus des sensualistes, et d'autres, qui auront lu nos
livres ou admiré nos œuvres d'art, viendront creuser un grand trou
pour nous y mettre. Vite fait, bien fait.
Que
vos vie ne soient jamais que des aventures lyriques, des mouvements
romanesques, un beau mouvement, un beau geste, un beau sentiment, une
belle théorie, un bel amour. Le monde, on le sait, est fait pour
aboutir à un bel amour, à la plus belle idée de l’amour, et,
éventuellement, ensuite, à un beau livre.
L'Avant-garde
sensualiste, dans ce village planétaire, est une association de
bienfaiteurs — les amis du genre humain — parfaitement anonymes,
et qui pour la plupart le resteront, d' « individualistes », une
nébuleuse composée d'électrons libres. Parfaitement insaisissable.
Nous attendons nous-mêmes de voir apparaître, ici et là, la beauté
et l'amour et l'intelligence éperdus, en écho à nos propos. Nous
engageons le mouvement, et nous savons que rien de ces idées que
nous faisons courir maintenant, en
pleine guerre,
sur la belle et puissante jouissance, les beaux sentiments, l'égalité
des amants, l'art et l'indépendance ne sera sans belles conséquences
; tout cela finira par bouleverser le monde.
Quant
à tous ceux qui frétillent déjà à l'idée du fouet des
excommunications, des polémiques et du reste, nous avons
malheureusement le regret de leur faire savoir que les voluptueux de
l'Avant-garde
sensualiste
n'ont pas l'intention de satisfaire beaucoup sur ces points-là. «
Il y a des temps où l'on ne doit dépenser le mépris qu'avec
économie, à cause du grand nombre de nécessiteux » ; et puis,
tout cela finirait par nuire à nos délicieux plaisirs amoureux...
J'y ai sacrifié dans cet ouvrage, tout d'abord parce que tous ceux
qui dans leur existence sociale ou professionnelle rampent, et qui
sont donc gouvernés, ordinairement, par les coups, « qui
collectionnent toutes les misères et les humiliations de tous les
systèmes d'exploitation du passé », « qui n'en ignorent que la
révolte, qui ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu'ils sont
parqués en masse, et à l'étroit, dans de mauvaises bâtisses
malsaines et lugubres ; mal nourris d'une alimentation polluée et
sans goût ; mal soignés dans leur maladie toujours renouvelées ;
continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans
l'analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui
correspondent aux intérêts de leurs maîtres », « transplantés
loin de leurs provinces, de leur quartier, dans un paysage nouveau et
hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l'industrie
présente », qui « ne sont que des chiffres dans des graphiques que
dressent des imbéciles », qui « meurent par séries sur les
routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à
chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque
innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d'un
décor dont ils essuient les plâtres », « tous ceux dont les
éprouvantes conditions d'existence entraînent la dégénérescence
physique, intellectuelle, mentale » (Debord ; In
girum),
tous ceux-là donc, au respect et au mépris si faciles, dès qu'on
s'adresse à eux autrement, pour ainsi dire humainement, (« gentils
seigneurs », « gentes dames », « belle assemblée ») sont
persuadés que ceux qui leur parlent ainsi ne sont eux-mêmes pas
grand-chose — puisque ceux qu'ils respectent, eux, leur parlent, et
les traitent, si mal — et qu'ainsi ils vont pouvoir se laisser
aller à se défouler des humiliations chaque jour ravalées, et du
sentiment torturant, qu'ils ont, de leur indignité, de sorte que le
mieux, à leur encontre est, dès l'abord, d'en réduire à quia et
d'en renvoyer au néant, dont ils viennent, quelques-uns, pour mettre
en déroute le reste de la troupe, qui n'aboiera après cela plus que
de très loin.
Ces
Précisions
sensualistes
qui vont nuire, gravement, à ces gens, qui ne sont pas grand-chose,
risquent donc de déplaire, d'un autre côté, aux connaisseurs pour
lesquels j'écrivais, puisque je reviens dans ce texte à des formes
anciennes, du siècle dernier — l'explicitation théorique de
détail, la polémique, la lourde démonstration théorique — qui
pourront blesser les oreilles plus délicates et les esprits libres
de ceux qui auraient pu souhaiter que j'en reste au genre poétique
et théorique inauguré par le Manifeste,
ou même que je m'engage plus avant dans ceux du dithyrambe et de la
poésie, utilisés, à l'intérieur de celui-ci, dans Éloge
de l'insouciance.
Je viens d'expliquer les raisons qui me poussent à y renoncer pour
le moment.
Enfin,
il se peut que d'autres encore, des esprits intéressés mais moins
avertis, que le genre du Manifeste
avait rebutés, comprennent mieux, au travers des réactions que je
vais maintenant donner à ce qui s'est écrit à son sujet, après sa
parution, où nous voulons en venir, et comment.
Mais
tout de même, dans le Passage
au Nord-Ouest
— qui finira cet ouvrage en répondant, un peu, à son exorde —
on retrouvera ce même style, poético-théorique, du Manifeste
sensualiste,
qui est celui que j'aime vraiment.
R.C.
Vaudey
Octobre 2002
(Seules
quelques phrases concernant une vieille querelle avec un auteur avec
lequel je n’ai plus de raisons de polémiquer ont été modifiées.
Le 20 décembre 2015)
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