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Pierre
Bonnard
Paradis
terrestre
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Lorsque Billie et Amy eurent fini leur duo inattendu, nous avons tous
applaudi, très émus. Je voyais en face de moi cette vieille
canaille de Lin-tsi qui fredonnait : « And we don't want nothing but
joy ! », et il y mettait beaucoup d'intensité, tout en prenant un
air très inspiré. Bien entendu, la petite Marlène l'accompagnait —
portée par l'afghan… —, et tout ça faisait le plus drôlatique et
en même temps le plus charmant des tableaux.
J'ai
oublié de dire qu'ils s'étaient levés, dès le début du morceau,
et s'étaient mis à danser un slow…
Tandis
qu'ils se frottaient en ondulant encore, la petite Marlène m'a
demandé : « Qu'est-ce que vous avez donc tant contre les
idéalistes, et en quoi peuvent-ils vous déranger ? »
Les
questions théoriques, c'était pas son fort à la belle effrontée
mais étant donné l'anti-intellectualiste
primaire
qu'elle fréquentait, ça n'allait pas la gêner.
« Prenez, dis-je, ce crétin de Platon, avec ses Idées à la con : quelque part existe une perfection dont le sensible n'est qu'une pâle copie. Une ombre, en quelque sorte. Voilà bien une idée de boutiquier de l'expérience contemplative ! »
Lin-tsi
approuvait, le nez dans les cheveux de Marlène, tout en continuant à
danser en fredonnant Cigarettes and coffee,
ce qui la forçait à sans cesse tourner la tête pour me regarder.
«
Un peu plus de 2000 ans plus tard, on finit avec ce pauvre Hegel et son : "Il
n'y a rien de nouveau sous le soleil de la nature", les plantes
et des animaux étant censés avoir été fixés une bonne fois pour
toutes lors de la Création, tandis que "seule la marche de
l'Esprit est progrès".
À peu près au même moment, notre ami
Schopenhauer, ici présent, se laisse aller en appliquant la règle à l'Homme : "Eadem,
sed aliter (la même chose, mais d'une autre manière). Celui qui a
lu Hérodote a étudié assez l'histoire pour en faire la philosophie
; car il y trouve déjà tout ce qui constitue l'histoire postérieure
du monde : agitations, actions, souffrances et destinée de la race
humaine, telles qu'elles ressortent des qualités en question et du
sort de toute vie sur terre."
Et puis arrive Malinowsky. Et, comme pour Freud, il apporte de mauvaises nouvelles. »
Schopenhauer, tout occupé avec la belle Amy qui l'avait rejoint, s'arrachant un instant à leurs caresses et à leurs baisers, me souffla, très détendu — il avait entre-temps récupéré le joint — : « Ach ! Herr Doktor ! On voit que vous n'avez pas connu ma mère, qui me désespérait ; j'étais jeune, je voulais être admiré, l'effacer des Lettres, où elle brillait ; certes, j'ai un peu hypostasié mais, de toute façon, le plus souvent, l'Homme est un loup pour l'Homme… vous allez pas m'en faire tout un foin… »
« En parlant de foin… », a dit Marlène, et hop, toujours collée comme une liane à notre Lin-tsi — qui chantait toujours Cigarettes and coffee, avec la voix d'Otis, en la faisant danser —, elle lui a repiqué le joint.
Ça devenait une habitude.
À ce moment-là, Casanova a fait remarquer en riant que ce n'était pas du foin mais du pollen.
Marlène lui a répondu : « À propos de pollen, savez-vous que le pollen des plantes transgéniques — comme celui des autres d'ailleurs — essaime à des dizaines de kilomètres à la ronde, contaminant toutes les cultures identiques des environs… »
— Puisque
vous en parlez, ai-je relevé du tac au tac, voilà un exemple des
ravages de l'idéalisme. Pour éviter ce problème, alors que l'on
présume les espèces et les variétés fixées une fois pour toutes,
et pour en prévenir toute disparition, on prélève en quelque sorte
le modèle « idéal » de chacune d'entre elles, et on stocke, au
Sptizberg, ce qu'on pense en être le catalogue prétendument
complet, quant à la vérité il n'y a pas de semence « idéale » ni de catalogue figé,
tout est emporté dans l'infini mouvement de l'auto-création du
monde, et le vivant lui-même est la manifestation de ce mouvement, de cette éternelle
transformation.
— La
Volonté ! Rien que la Volonté, disait Schopenhauer
— De
puissance ! ajoutait Nietzsche.
— Et
cette peste de l'idéalisme avant d'avoir infecté les zombies de la
financial
agronomy
avait déjà ravagé les esprits qui, au XIXe siècle, ont fixé les
règles qui commandent aux semenciers français. Si vous voulez
savoir ce qu'est une critique pratique de l'idéalisme à la con de
Platon et consorts, regardez Pascal Poot, un type qui fait pousser ses
tomates sans eau, quasiment sur les cailloux, sans soins, et sans les
tuteurer. »
Personne
— sauf Lin-tsi — n'était jardinier, mais l'extravagance de mes
propos m'acquit l'intérêt de la noble assemblée tout occupée,
dans la nuit vénitienne étoilée, à s'embrasser et à se peloter
délicatement, à qui mieux mieux — d'une façon que les « clubs
libertins » et
les « rêves partis »
ont (heureusement
!) rendue
aujourd'hui interdite, ringarde… « vieux jeu » — :
Casanova et Arété ; Aristippe et Billie ; Schopenhauer et Amy, et
même la môme Marlène et Lin-tsi, tous se sont arrêtés de
s'agourmander,
pour me regarder.
Lin-tsi,
que le jardinage intéressait puisqu'on le pratiquait dans tous les
monastères qu'il avait fréquentés, m'a demandé : « Sans arroser
? Dans le Midi ! Avec la canicule de ces mois derniers ! Et il
fait comment, votre hippie ? »
Je
lui expliquai rapidement la technique, que j'avais vue sur son site,
qui consiste à mettre en place, la première année, des pieds des
tomates — dans les conditions que j'ai décrites — qui ne
donneront quasiment pas de fruits. À récolter ensuite les quelques
fruits que l'on a obtenus, à recueillir les graines — avec tout
l'art délicat qu'il détaille — pour les faire germer et les
mettre en terre l'année suivante. Après avoir acclimaté ainsi
pendant trois ou quatre ans les plantes, on obtient des sujets
résistants à toutes les maladie, et qui poussent sans eau, dans des
sols caillouteux, sans tuteurage, et sans aucun entretien. La même
technique étant valable pour tous les fruits et légumes, pour les
céréales, le maïs etc. »
«
Merde ! » a fait Lin-tsi, puis, avec sa vulgarité légendaire : «
Avec leurs barrages et leurs systèmes d'irrigation, qui leur coûtent
un bras, leurs désherbants et leurs produits phytosanitaires, qui
leur foutent le cancer, leurs heures de tracteur et le gasoil, ils
se font quand même niquer grave, vos paysans ! »
— C'est
le but, ai-je répondu. Enfin, le but est plutôt la valeur
d'échange, pas la valeur d'usage. Le paysan dans tout ça, c'est
juste encore un peu de viande humaine dans un processus financier qui sera
bientôt entièrement automatisé. Mais c'est une chaîne, c'est le
cas de le dire : il faut compter également avec les bêtes humaines
qui avalent le produit final. Et qui font partie du cycle.
— Les
bêtes humaines, élevées hors sol, elles sont pareilles, tout
affaiblies, elles aussi, a dit Marlène. Par l'asepsie. Vous voyez le
parallèle… Lorsque l'organisme n'a plus d'ennemis, il s'attaque
lui-même. On appelle ça les maladies auto-immunes. Heureusement,
pour faire du profit, y'a la financial
pharmacy
qui va bien avec la financial
agronomy.
C'est bien prévu tout de même.
Aujourd'hui,
faut manger des vers parasitaires du cochon ou bouffer de la poussière
d'étable si on veut pas finir direct au cimetière. D'ailleurs,
c'est ce qu'on fait avec le vieux
brigand »
— elle parlait, bien entendu, de son amant.
À
bien les regarder, ces deux-là, avec leur dégaine de hippies —
parfumés au patchouli – je le sentais d'où j'étais —, ils
craignaient rien de l'asepsie. De toute façon, ils étaient morts, —
je ne voyais pas pourquoi ils devaient avaler de la poussière
d'étable pour se préserver des allergies…
«
Tout ça à cause de Platon et de son idéalisme à la con ?, a
demandé Marlène.
— Non,
à cause d'une distorsion misérable de la perception qui rend
possible l'échange en créant l'équivalence : un baiser de Marlène
est semblable à un baiser d'Arété.
C'est
l'injouissance — la projection hallucinée dont nous parlions —
qui fait que pour ceux
qui n'ont pas lieu :
« un trou est un trou », — et je m'excusais auprès des dames de
devoir citer la canaille.
Ce
sont la femme esclave et son fils né d'un viol — et qu'elle hait à mort —, ce sont ceux-là même qui sont à l'origine de
l'Histoire — qui commence justement avec l'agriculture et l'élevage
—, qui, surchargés de souffrance, de désespoir, de haine
refoulés, ayant perdu toute capacité à la jouissance du Temps, ont
régressé et projettent de façon hallucinatoire un monde suprasensible
consolateur : des Idées, ou un Père-Dieu omnipotent.
— Moins t'es sensible, plus tu tombes dans le suprasensible ! Mince
! a fait Marlène, les idées, même à la con, c'est puissant.
— Elles
ont
la puissance des œuvres d'art, ai-je dit. »
Avec
Nietzsche on s'est regardés, et puis il s'est lancé : ce
jardinier était son Zarathoustra, le Zarathoustra des champs et des
vergers… Un nietzschéen, un vrai… Et pas de gauche, le
jardinier… : sacrifier les faibles pour permettre à la
puissance de se déployer, faire l'inverse de ce qu'avait prêché
pendant deux mille ans le christianisme chandâla… voilà ce qu'il
faisait avec ses Solanacées.
Nietzsche
en avait assez, il voulait qu'on bute tout de suite tous les
malvenus, tous les fumiers de la financial
agronomy…
et
tous ceux du capitalisme financiarisé, et pendant qu'on y était les
sectateurs de toutes les religions, de toutes les idolâtries, tous
idéalistes,
héritiers de Platon, qui
avaient réifié la vie, qui
la
niaient et l'affaiblissaient
en la surprotégeant, en
l'enfermant dans des carcans…
Pour faire du profit… Ou des béni-oui-oui… Et, tant qu'à faire, on buterait tous les autres aussi… Les
socialistes, les anarchistes, les
gauchistes, les frontistes,
les sémites et les antisémites, les promariagegays
et les antimariagegays,
tous
les genres
—
des
genres de cons, oui !, qu'il disait, dans son accès… — les
mahométans, leurs ennemis, les confucéens, les mallarméens, les
rimbaldiens, les debordistes, les nietzschéens, surtout les
nietzschéens, et tous les autres, il en oubliait forcément… Il
enrageait de pas pouvoir tous les citer, et il commandait une autre
vodka…
À
la table d'à côté, je voyais Céline qui bichait.
« Laissez
tomber, ce serait trop dur, ils sont trop nombreux. C'est pire que le
chiendent : en buteriez-vous cent que mille, que dis-je,
dix-mille, seraient déjà sur les rangs. Qu'ils
se butent
tous entre eux.
Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris et la poudre
qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »
ai-je dit avec la voix de Gabin dans Le
baron de l'écluse, une
blague entre nous qui d'habitude l'amuse,
mais qui
là
ne l'a pas calmé.
Il voulait tuer tous les affreux. J'avais du mal à l'apaiser. Il
avait toujours été du genre nerveux.
Finalement,
c'est Casanova qui a fait diversion.
« Faire
pousser des fruits merveilleux, gorgés, juteux, en terrain hostile,
c'est un peu votre style, à vous deux —
il s'adressait à Héloïse, tout doucereux —, et,
pour en revenir à des choses plus terre à terre, entre le bois
raméal fragmenté, vos variétés adaptées à l'environnement où elles sont
nées, et le reste, à la fin, vous allez pouvoir la sauver, votre
Humanité.
— Parlez
pas de malheur ! », a murmuré Schopenhauer.
Amy
a compris que Nietzsche, qui était plus ivre que mort, pouvait vite grimper dans les tours, elle a tendu son
verre en disant : « Je suis sur les graviers : qui me
ressert ? », une fois que je lui eus rempli de Vignes
de l'Hospice, elle l'a vidé et
s'est levée, seule, et a attaqué, toujours d'Otis, Try a little tenderness,
un truc bourré de testostérone —
mais de la bonne, de la sensualiste… en somme.
Quelque
part sur les Zattere, les instruments sont entrés dans le
mouvement, les uns après les autres… jusqu'à l'acmé.
« Try
a little tenderness », c'était vite dit : Nietzsche
n'était pas Gandhi.
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