ABANDONS
ET ARDEURS ENCHANTERESSES
ÉLOGE
DE LA JOUISSANCE DU TEMPS
Ce
qui exalte le chant sensualiste c'est le plaisir des sens, et la
paix féconde des amants.
C'est
l'amour comblé, et non la passion de l'amour.
Car
la passion signifie souffrance. La poésie doit s'inspirer de la
plénitude, et non de la déchirure — de sorte que la poésie des
Illuminescences est à l'opposé extrême de la poésie
lyrique qui se constitue « à distance de l'émotion qui l'a fait
naître et qui s'efforce de rétablir une présence dont elle sait
l'impossibilité ».
Cette
forme, neuve en Europe, de la poésie naît ainsi dans cet air de
lendemain ouvert profusément à la sensation immédiate et
poétique du Temps et du monde.
La
« muse », qui était perçue comme « un avatar de l'amoureuse
absente et désirée », figure de l'inaccessible ayant les traits de
l'idéal, a disparu.
La
femme étant devenue poète, elle aussi, comme l'avait pressenti
Rimbaud, les relations de la femme et de l'homme, que cette poésie
dévoile, sont très différentes de celles qui unissaient le
chevalier courtois à sa Dame — même si demeurent la confiance et
le don passionné.
L'union
accomplie a fait disparaître la nécessité de la compensation du
manque par l'éternisation du désir dans le poème : l'amour lance
la parole dans une infinie spirale où elle semble perpétuellement
posséder ce qui ne lui échappe jamais.
Ainsi
le mouvement de l'écriture coïncide-t-il avec celui de la
jouissance : fortuné, émerveillé, exaucé, ample, déployé.
Le
« travail d'écriture » et le « travail d'amour », l'un et
l'autre, font à peu près les mêmes gestes, dans la même lumière.
Ils
regardent clairement du côté de la plénitude et du miracle
réalisé, et ils cristallisent des images qui manifestent la
présence et la rencontre.
C'est
pourquoi l'on entend battre dans la poésie sensualiste le
grand cœur du Temps.
N'importe
où, et à chaque instant, l'Homme est à même de paraître et
d'éprouver soudain le sentiment merveilleux de sa plénitude.
Toutes
choses et tous lieux sont donc susceptibles, en poésie, de dire la
vie...
Faire
ainsi s'ouvrir l'horizon, faire apparaître le ciel dans la pierre,
donner à voir les astres proches à travers les murs, voilà ce que
peut le lyrisme de la vie, et ce qui signe sa présence.
Lorsqu'elle
engendre de telles formes, la vie pousse ce lyrisme sensualiste vers
ses confins. Le voici donc prêt de se taire pour se recueillir en
extase, stoppé dans son élan, tranquille dans une immobilité qui
est dans sa nature... Mais, plus souvent, la vie se dévoile dans le
langage : au travers d'un masque harmonieux, elle manifeste son très
visible visage.
Ce
Journal est donc, en quelque sorte, un journal de bord : on y
a consigné les beautés que l'on découvre — que l'on contemple et
qui vous confondent — au long de ce genre de courses et de dérives
auxquelles faisait allusion la quatrième de couverture du
Manifeste sensualiste : on y voit des cartes — au trésor,
bien entendu —, des villes fabuleuses, féeriques et tendres, des
îles merveilleuses, lointaines, des repaires, et aussi les traces
ithyvulviques et ithyphalliques de ces embarquements pour Cythère,
le Pays du Grand Ciel.
L'histoire
et les signes des chemins parcourus y tracent, évidemment, la route
à suivre.
La
poésie y coule aisément, d'une nouvelle (re)source : tous les
excès, les déchirements, les râles, les cris, les glapissements,
les décompositions, tout le hagard et le déchiré qu'elle a
expérimentés, traversés, explorés tout au long du siècle
dernier lui donnent en effet aujourd'hui tous les droits, et
d'abord celui-ci : d'aller de soi, gracieusement.
Elle
dit :
« L'ennui n'est plus mon amour. Les rages, les débauches, la folie, dont je sais tous les élans et les désastres, — tout mon fardeau est déposé. Apprécions sans vertige l'étendue de mon innocence. »
Et
aussi, en détournant…
Bénis
soient à jamais les amants subtils
Qui
voulurent les premiers, dans leur félicité,
S'éprenant
d'un problème utopique mais fertile,
Aux
choses de l'amour mêler la grâce abandonnée !
Ceux
qui voudront unir dans un accord mystique
L'ombre
avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Chaufferont
toujours leurs corps athlétiques
À
ce soleil rouge que l'on nomme l'amour !
Et
encore…
Loin
des peuples torturés, vagabondes, vivantes,
À
travers ces déserts jouez comme des loups ;
Faites
votre destin, âmes bien ordonnées,
Et
trouvez l'infini que vous portez en vous !
Dans
son style même comme dans son fond, cette forme de la poésie est un
scandale et une abomination pour le goût dominant. Il y cherche en
vain la mélancolie et la tristesse qui sont déjà, on le sait, le
commencement du doute, qui est lui-même le commencement du désespoir
; lui-même commencement cruel des différents degrés de la
méchanceté. Il y cherche la pente fatale vers la méchanceté et le
mal qui font que les yeux prennent la teinte des condamnés à
mort.
Il
soupçonne que cette poésie ne retirera pas ce qu'elle avance et
qu'elle pourrait bien — en Traité de savoir-jouir à l'usage
des jeunes générations — finir par être lue par les jeunes
filles de quatorze ans.
Il
faudrait d'ailleurs qu'elle le fût.
Elle
n'est plus la transe, hystérique, hagarde, possédée, secrètement
ou non, par la terreur et la souffrance refoulées ; cet abandon
qu'il y a, il est à la puissance première, pleine et aisée,
emportée-rugissante, extasiée, déliée, tendre, aimante, raffinée.
On
s'y enivre d'air pur et de beauté — comme à Venise —, et, dans
l'amour, dans le sentiment, dans la caresse, dans la perception de la
vie, on a tous les sens éveillés. On est ce que l'on appelle un
éveillé.
Le
sentiment de l'amour et de la vie est intense, frais ; il est dense,
et la sensation ardente : c'est, toujours, le bel air de Venise,
l'air du large.
On
y a pris le large.
C'est
l'amour, l'amitié partagés. Sur ces bases.
On
voit, aussi, dans ces phrases de réveil de sommeil d'amour et
dans le florilège d'illuminescences rapporté dans ce Journal
— où il n'est question que de ce qui touche à la grâce,
expérimentée en comme-un dans l'extase harmonique, et
à la jouissance du Temps qui suit et accompagne cette forme
sentimentale et accomplie de l'amour charnel (« Je ne fais pas état
des moments nuls de ma vie. » écrivait André Breton) — on voit,
donc, des Libertins-Idylliques peindre et puis enrouler leurs
peintures pariétales (« le lobe pariétal joue un rôle
important dans la sensibilité de la peau, la connaissance du corps
et de l'espace, et le langage »), et les emmener avec eux à travers
le monde ; sculpter des phallus et des conins merveilleux : primitifs
avec élégance et avec cœur.
R.C.
Vaudey. Le 31 décembre 2009
(Présentation
du Journal d'un Libertin-Idyllique ; première mise en ligne : le
24 avril 2013)
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