Nous
en étions là, à Venise, sur les Zattere, avec Héloïse, Aristippe et Arété, lorsque le serveur apporta les commandes. Il me demanda :
— «
Lorsque vous dites que l'Homme a créé le monde, qu'entendez-vous
exactement par là ? ».
— «
J'entends que l'Homme est un artiste-né, — qui s'ignore ; et
au lieu de comprendre les dieux ou le monde comme le résultat de son
activité créatrice, il croit en être la créature.
Il
doute, il cherche à se rassurer, et il aime imaginer une sorte de
pérennité à ce qu'il appelle le monde — son œuvre, donc, qu'il
ne reconnaît pas comme telle — qui aurait existé avant Lui, et
qui existerait après ; c'est sa façon de se tranquilliser : il
aime se sentir faire partie d'un grand Tout immuable, dominé par le
hasard, — ou un strict déterminisme.
C'est
sa façon, infantile encore, de
comprendre ce qui l'entoure, et de se le représenter.
En
fait, on en revient toujours à ce Being
Beauteous,
à cet
Être, primal,
de
Beauté —
bon ou mauvais.
Mais
cette simple perception qu'il a de ce monde change déjà constamment
; — et, pour commencer, dans la vie d'un même homme.
Ce
que vous en comprenez vous-même est certainement très différent de
ce que vous en compreniez il y a 20 ans. Et, malgré le formatage
culturel (ou a-culturel, comme il vous plaira de le penser), votre
appréhension du monde est non seulement changeante mais elle est
aussi unique : elle disparaîtra avec vous.
Seriez-vous
le plus prolifique des écrivailleurs, le plus lu, le plus étudié,
nul ne pourra plus jamais voir le monde ainsi que vous le voyez.
On
se passe des rêves. Des instants de grâce, et l'art de les faire
exister. Dans le meilleur des cas.
Voilà
pour ce qui est des hommes.
Mais
que dire de votre crocodile ? Tous ces beaux paysages, avec leurs
couleurs irisées et chatoyantes, que sont-ils à ses yeux ?
Et
encore restons-nous là dans une organisation du vivant assez proche
de la nôtre…
Une
simple réflexion, à partir de ce que vous croyez connaître du
monde, vous permettra de mieux approcher ce dont je parle. Pensez à
la "matière noire"… Et demandez-vous à quoi
ressemblerait le "monde" pour un être qui serait constitué
non de "briques de carbone" mais de "matière noire"
?
Et
tout cela n'est toujours qu'une organisation du monde fantasmée à
partir de présupposés conçus par l'Homme…
Ce
bel univers, ce beau "multivers" pour certains, qui
existeraient depuis des milliards d'années, depuis l'éternité —
ce que vous ne pouvez absolument pas penser, et pour cause… — et
qui existera pour des milliards d'années, ou pour l'éternité, ce
Dieu, ces dieux, cette énergie primordiale, cette Volonté, cette
Volonté de Puissance, toutes ces visions du monde, animées ou non
par la causalité, le principe de non-contradiction, et quelques
autres assertions en dehors desquelles nous avons tendance à perdre
notre latin, ce sont là les tableaux que peint l'Homme, c'est le
monde qu'Il crée, qu'Il a créé et qui disparaîtra avec Lui.
À
jamais.
Le
temps, le mouvement, le hasard, la nécessité, leur opposition, ou
même leur non-opposition, et tout le reste, rien de tout cela
n'existe au sens où vous l'entendez, ce sont les couleurs de cet
artiste qu'est l'Homme, — et il n'y a pas à s'en offusquer…
Et
tout ce beau "Monde" qu'il peint, avec son Dieu, ses dieux,
ses étoiles, ses galaxies, ses couleurs chatoyantes ou irisées, ses
"sciences" — leurs "découvertes" —, ses
philosophies — leurs "Vérités" —, ses religions —
leurs "dogmes" —, sa matière, son antimatière, son
temps, son énergie (quelle qu'en soit la couleur…) — ce tableau
que l'Homme analyse, étudie, prie, vénère comme s'il n'était pas
le sien —, tout cela n'existe que par et pour l'Homme, — et
cessera d'exister avec Lui.
Le
monde n'existe pas. »
Aristippe
avala une gorgée de Spritz et se mit à rire : « Protagoras, à
côté de vous, cher ami, est un modéré ! »
Le
serveur regarda les Zattere,
tout en se demandant ce que son
crocodile en matière noire
en voyait.
L'apercevant
ainsi, le regard un peu perdu devant ce monde qui n'existe pas — au
sens où il l'entendait l'instant d'avant —, je lui dis simplement
:
«
Le
crocodile en matière noire,
c'est rien : juste une façon de vous faire imaginer. En fait, c'est
pire : c'est ce que vous ne pouvez même pas imaginer. »
C'est
à cet instant-là qu'il a eu une sorte d'illumination.
Et
puis nous sommes restés tous comme cela, sans mots dire. Dans
l'éblouissement.
Plus
tard, on s'est remis à siroter nos verres. Dans la chaleur de l'été,
— tout juste caressés par un léger zéphyr.
Sur
les Zattere.
Dans
la Beauté.
À
un moment, Arété m'a demandé où nous en étions avec le
capitalisme, Wall Street et les Chinois…
Je
me souviens lui avoir dit qu'il avait fallu 10 ou 12 000 ans pour
créer les milliards de spécimens de l'injouissant actuel — la
plus stupide, la plus perverse – et la plus heureuse de l'être –
de toutes les créatures —, et qu'il en faudrait à mon avis
beaucoup moins pour les voir disparaître, — les avis divergeant
quant à ce à quoi ils laisseraient la place.
Elle
m'a encore demandé à quoi j'attribuais le pullulement de cette
sorte de vermine — qui avait proliféré depuis le siècle d'où
elle venait —, ce genre de nuisibles tout à la fois idolâtres,
bigots, anti-sensualistes à mort et sadomasochistes au dernier
degré, égoïstes moutonniers de masse, cupides jusqu'à
l'aveuglement et au point même de s'être rendus capables de couper
la branche sur laquelle leurs différentes factions s'entre-tuaient…
Si
ma mémoire est bonne, je crois lui avoir répondu qu'à
l'explication qu'avançait Reich sur les causes de ce qu'il appelait
« l'irruption de la morale sexuelle », c'est-à-dire de ce qui a
contrecarré la capacité, le goût à l'abandon au mouvement
sensualiste (dans le jeu, dans la création, dans l'amour ou dans la
danse) et le caractère contemplatif du pré-injouissant
préhistorique (toutes choses que l'on pouvait encore voir aux
farouches indigènes des îles Andaman, il y a une trentaine
d'années, — pour ceux qui ont eu la chance de les voir), il
fallait ajouter l'envenimement caractériel et la dégradation
physiologique provoqués par l'esclavage — dont l'invention remonte
à peu près à la sédentarisation et au début de l'agriculture —
qui par l’institutionnalisation, du rapt, du viol et des violences sexuelles
faites aux femmes
avait fait apparaître la haine meurtrière des mères pour les
enfants nés
de ces viols, et déjà aussi in
utero, et donc l’apparition
de la peste émotionnelle, tout en ne permettant pas l'affrontement,
le combat (et éventuellement l'élimination) entre les rivaux, ce
qui avait constitué une sorte de boîte de Petri tout à fait
favorable au développement de toutes les pathologies
psycho-physiologiques ayant proliféré à partir de
l'intensification du sadomasochisme et de ses ruminations — qui ont
trouvé là leur milieu nutritif idéal.
Je
lui disais encore que certains — dont je fus – et dont je reste,
par tendresse pour le « cœur pur » que j'avais, moi aussi, été —
pensent (ainsi que je l'écrivais à la fin des années 80 du siècle
dernier) que : « Le pauvre sauvage moderne il en est encore à la
tentation d'Antoine. L'ébat du zèle écourté, les tics d'orgueil
puéril, l'affaiblissement et l'effroi. Mais il se mettra à ce
travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales
s'émouvront autour de son siège. Des êtres parfaits, imprévus,
s'offriront à ses expériences. Dans ses environs affluera
rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. Sa
mémoire et ses sens ne seront que la nourriture de son impulsion
créatrice. Quant au monde, quand il sortira, que sera-t-il devenu ?
En tout cas, rien des apparences actuelles.
L'expérience
du bon côté de la vie, lorsqu'on la vit ensemble, elle dissout
d'elle-même ce monde où des fantômes gouvernent des morts.
Le
plan du coup du monde est donc effectivement très simple. Il
consiste à remplacer la Société de l'Injouissance — le
Spectacle, l'argent, l’État, le Marché, la métaphysique et les
religions — par la poésie, l'amour et la jouissance puissante,
paisible et voluptueuse du Temps.
La poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et voluptueuse du Temps sont la base réelle de l'Histoire, la base réelle de l'esprit.
La
poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et voluptueuse
du Temps sont l'unité du but et du moyen. Ils sont le but. Ils sont
le moyen.
C'est
l'unité du système et de la méthode.
La
poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et voluptueuse
du Temps organisent et produisent la poésie, l'amour et la
jouissance puissante, paisible et voluptueuse du Temps.
Tout
ce qui les contrecarre, ils le sacrifient impitoyablement.
Tout
ce qui contribue à la poésie, à l'amour et à la jouissance
puissante, paisible et voluptueuse du Temps est développé par la
poésie, par l'amour et par la jouissance puissante, paisible et
voluptueuse du Temps.
Toute
la vie s'organise autour de la poésie, de l'amour et de la
jouissance puissante, paisible et voluptueuse du Temps.
Quand
les humains vivent l'amour, la poésie et jouissent paisiblement,
voluptueusement et puissamment du Temps, le vieux monde tremble sur
ses bases.
Mais
la poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et
voluptueuse du Temps ne peuvent triompher que si les humains
découvrent que non seulement on peut vivre de poésie, d'amour et de
jouissance puissante, paisible et voluptueuse du Temps, mais encore
que la poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et
voluptueuse du Temps sont la vie même.
La révolution poétique, historique qui vient est entièrement suspendue à cette nécessité que ce sont la poésie, l'amour et la jouissance puissante, paisible et voluptueuse du Temps qui doivent être connus et pratiqués par tous les humains. »
Et
j'ajoutais que d'autres, plus radicalement pessimistes, pensaient que
l'Homme disparaîtra tout à fait, — et donc aussi, comme je
l'expliquais précédemment à notre fier Vénitien, le monde, ses
planètes, ses galaxies, ses couleurs chatoyantes ou irisées, et
tout le reste…
Arété
m'a dit : « Sept milliards d'injouissants déchaînés, ce n'est pas
réjouissant… mais j'aime bien la façon aporétique que vous avez de détourner… ».
Et
puis, peu soucieux d'être abîmés par le temps, nous nous sommes
tus — pour nous abîmer dans le Temps…
Sur
les Zattere.
Dans
la Beauté.
Petite
scène vénitienne
Le 31 octobre 2014
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