Chère amie,
J’ai
pris connaissance du message — que vous avez eu l’amabilité de
me transmettre — que vous a adressé un lecteur du Bureau,
et l’importance des questions qu’il soulève me pousse à publier
ma réponse par le biais de ce même Bureau.
Vous
m’écrivez qu’il note — sur un ton où vous distinguez
cependant de la révérence — que : « [notre] projet est
élitiste et inapproprié au monde réel » ; « qu’il
ne concerne que les amants », — et il rappelle avec raison
que l’amour courtois, historiquement, fut toujours celui qui liait
l’amant à sa Dame, et non le mari à sa femme ; il fait
valoir, de surcroît, que les femmes qu’il concernait n’étaient
pas des mères de famille telles qu’on les connaît aujourd’hui,
devant assurer l’intendance d’un foyer, leur vie professionnelle,
et une partie de l’éducation de leurs enfants, le plus souvent
dans des lieux confinés — que mine ordinairement la promiscuité.
Les
« Dames du temps jadis », dit-il, « ne s’occupaient
pas de l’intendance de leur maison, pas plus qu’elles ne
s’occupaient de l’éducation de leurs enfants, confiée à des
précepteurs ; quant à travailler, n’en parlons même
pas. »
…
Mais
ce qui m’a le plus intéressé
dans sa
critique,
c’est sa remarque sur le « déficit de femmes » (deux
cent millions, rien que pour l’Asie), qui lui fait dire qu’il
faut soutenir le programme initié, selon lui, par les universités
et les fondations américaines, s’appuyant sur le
« prestige français » des penseurs d’élevage de
la « French
Theory »,
auxquels elles avaient au préalable donné le crédit (dans tous les
sens du terme) fourni par les moyens de
l’
« Office
of war
information
»
américain
(ou
de
son équivalent du temps de la Guerre Froide)
—
crédit auquel sont si sensibles les intellectuels des provinces
européennes —,
programme qui veut, toujours selon lui, faire passer le « mouvement
du genre » pour avant-gardiste, ou rebelle, ou révolutionnaire,
bref, pour attirant,
car, vous écrit-il, « seule une pratique décomplexée, et
même glorifiée,
d’un infantilisme sexuel pervers-polymorphe, de surcroît décérébré
par les attrape-nigauds (nigauds qu’il définit par ailleurs comme
« kékés balnéaires, et
planétaires,
modernes ») que produisent les industries de la fête, de la
mode, de l’art contemporain et
du reste,
permettra à ces masses de vivre non pas des « extases
poétiques ou mystiques hors-du-commun » mais d’être
abruties « extatiquement » et « volontairement »
de spectacles,
de musiques,
de transes, d’alcools,
de drogues diverses, d’activités masturbatoires désinhibées,
décomplexées et
anesthésiantes
(dans lesquelles il inclut, ironiquement mais justement, les
« activités conflictuelles philosophiques liées à la
glorification de ces pratiques ») qui, à défaut de produire
un mode de vie « contemplatif —
galant », éviteront
peut-être la guerre. »
Cela
paraphrase
quelque peu Napoléon, qui écrivait : « Il
faut
des fêtes
bruyantes aux populations, les sots aiment le bruit, et la multitude
c'est les sots. »,
mais Napoléon,
lui, destinait les
sots
également
à la guerre.
Votre
correspondant explique encore que la jeunesse occidentale, qui sert
toujours de modèle à une partie de celle de l’ancien Tiers-Monde,
(au moins à ceux qui, parmi elle, sont les plus riches, et qui
eux-mêmes influencent à leur tour les plus pauvres de leurs
coreligionnaires ou de leurs compatriotes), que la jeunesse
occidentale, donc, doit être sacrifiée à cela, — elle qui ne
demande rien d’autre, et à laquelle on n’a pas mieux à offrir.
Il
poursuit : « L’éloge de la fluidité des genres et de
leur consommation dans les jeux pervers-polymorphes de la
pré-génitalité ne doit pas être critiqué mais encouragé, et
cet éloge doit être relayé : il permettra
peut-être à deux cent millions de mâles (qui ne
risquent pas, déjà faute de femmes, de connaître les joies de la
« complétude amoureuse » et de « l’amour —
contemplatif galant ») de défouler et d’abrutir une
libido qui, enfermée dans les carcans de la morale
patriarcale (confucéenne, hindouiste, mahométane etc.) et les
logements sordides des célibataires pauvres, d’Asie et d’ailleurs,
explosera sans cela dans des guerres inévitables »,
alors qu’il y a « tout à gagner » à la
« détourner » dans des Fêtes, des Fiertés, des Raves, des Clubs,
des Marches, et tout
ce que l’on voudra du même tonneau — qu’on prendra bien soin
de promouvoir et d’encourager, partout et tout le temps.
« Leur vie vie, dit-il encore, doit être une Fête, une Party, une Rave, sauvages, officielles, géantes, continuelles, un Burning-Man, un Spring-Break, un Endless-Summer, permanents, festifs comme jamais, dans un monde devenu un San Francisco, un Goa, un Ibiza, une Miami Beach Art Fair planétarisés, pour « kékés balnéaires planétaires » totalement hallucinés, artistiquement plastiqués et hormonés, pour se bodybuilder ou se féminiser, ou les deux. »
« Leur vie vie, dit-il encore, doit être une Fête, une Party, une Rave, sauvages, officielles, géantes, continuelles, un Burning-Man, un Spring-Break, un Endless-Summer, permanents, festifs comme jamais, dans un monde devenu un San Francisco, un Goa, un Ibiza, une Miami Beach Art Fair planétarisés, pour « kékés balnéaires planétaires » totalement hallucinés, artistiquement plastiqués et hormonés, pour se bodybuilder ou se féminiser, ou les deux. »
Ses
considérations — qui ne vont ni dans le sens de la
« décroissance » ni dans celui la « sensualisation »
qui vous sont chères — sur les profits immenses que l’on peut
attendre d’investissements judicieux dans la production des stupéfiants légaux ou illégaux, dans l’industrie de la
chirurgie plastique, dans celle de
l’art-contemporain, de la production pharmaceutique, ou dans celle,
encore balbutiante, des sex-dolls, me paraissent pertinentes mais ne
me concernent pas, pas plus que ses remarques sur les profits
géo-politiques que l’on peut espérer tirer de ces pratiques
d’enrégimentement festiviste — pour l’organisation
industrielle desquelles la France possède un « savoir-faire »
acquis dès le début des années quatre-vingt du siècle dernier.
Je
note cependant que la France possède également un savoir-faire
remarqué dans la production d’armes, et que, intelligemment, elle
mise sur ces deux tableaux, sûre ainsi de ne pas perdre : d’un
côté le Louvre Abou Dhabi, de l’autre les corvettes et les
Rafales.
…
C’est
une approche critique de notre poésie, de notre philosophie et de
notre art (de vivre et d’aimer) que nous avions envisagée. Et,
vous me pardonnerez de devoir me citer, j’écrivais déjà
dans le premier numéro d’Avant-garde
sensualiste, en
juillet 2003 : « Qui
devrons nous sensualiser — puisque d'une façon ou d'une autre nous
serons toujours là —, que restera-t-il, en fin de compte, des
riches ou des pauvres, des puissants ou des exclus, des Mahométans
furibonds, des Talmudistes fanatisés, des Protestants froidement
surexcités, des Catholiques réveillés, des Confucéens assurés,
des Orthodoxes déchaînés, des Hindous exaltés, des Animistes
aujourd'hui réanimés, des Verts vidés, décolorés, des
Altermondialistes confusionnistes plus ou moins spontanés, des «
gauches illusionnistes » déprimées, des Bleus galvanisés, des
Bruns forcenés, des membres des sectes, hallucinés, des
consommateurs idolâtres, hystériques ou extasiés, ravis,
gavés,
de ceux qui meurent de trop manger de nourriture frelatée ou des
autres qui meurent de faim, oubliés, ou des étonnants et à coup
sûr détonants mélanges que tout cela donnera dans la suite du
mouvement du temps ?
Une
chose est sûre : il faudra sensualiser pour humaniser et raffiner.
Pour
le moment l'affrontement est général. » (clic)
J’entends
donc parfaitement cette critique mais je vous fais remarquer que nous
avions intitulé notre première sortie dans le monde, en 2001 : Prolégomènes à un troisième millénaire sensualiste ou
non.
Un
millénaire, c’est long. On peut comprendre que ces considérations
— qui concernent l’Homme portefaix, et donc la
plèbe, celle d’en-haut comme celle d’en-bas, soumise ou
dominante — ne concerneront pas les « maîtres sans
esclaves », de demain ou d’après-demain, dont nous parlons,
— s’il y en a jamais.
Enfin,
on peut aussi penser que notre poésie, notre philosophie et de notre
art (de vivre et d’aimer) sont d’une trempe très particulière,
— unique, et appelée à le rester.
Et
qu’ils ne devraient jamais embarrasser personne.
Avec
mes respectueux hommages,
R.C. Vaudey, le 18 juin 2018
.
R.C. Vaudey, le 18 juin 2018
.
Terreur
et fureur masochistes
(Avant-garde
sensualiste 1 ; Juillet/Décembre 2003)
On
découvre souvent ces derniers temps, et toujours davantage, ça et
là dans les médias, de jeunes idolâtres plus ou moins fanatisés,
exemplaires de cette jeunesse qui joue au dur et à l’affranchi
mais en fait prosternée par sa terreur masochiste, vraisemblablement
motivée, du monde, et que l'on sent prête à tout pour défendre,
si les occasions l'y conduisent encore un peu plus qu'aujourd'hui, sa
soif inextinguible d'un garde-fou et d'un maître à la fois terrible
et bon que lui provoque sa si grande détresse infantile et
existentielle que lui donne le monde tel qu’il est.
Et
cependant, à d'autres moments on sent bien, malgré tout, qu'une
autre partie de cette jeunesse, si l'Histoire et les situations
voulaient bien le lui permettre, pourrait tout aussi bien, éveillée
en cela par les trésors poétiques, la belle liberté de parole et
de mœurs que certains, acteurs de ce mouvement de la liberté issu
des années soixante et soixante-dix -– en fait issu de 68 –-
déploient aujourd'hui devant elle, et excitée de surcroît par les
sensualistes, être la génération la plus intelligemment sensuelle,
la plus sensuellement intelligente et la plus humainement consciente
de l'ensemble des problèmes du monde, que l'on ait jamais vue.
Sensualisme contemplatif — galant ou Barbarie
«
La question de savoir si l'Homme est bon ou non est un passe-temps
philosophique. L'Homme est un être social ou une masse de
protoplasme réagissant irrationnellement dans la mesure où ses
besoins biologiques fondamentaux sont en harmonie ou en conflit avec
les institutions qu'il a créées. » affirmait, impérial, le
docteur Reich, très supérieur en cela au docteur Destouches
puisqu'il envisageait ainsi l'Homme tel qu'il peut et doit être, et
non tel qu'il est, et même si l'on peut imaginer en souriant le
style de ce qu'aurait pu être la réaction de Céline à cette
proposition reichienne et aussi à cette autre de Guy Debord : « Une
science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à
la psychologie, aux statistiques, à l'urbanisme et à la morale. Ces
éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une
création consciente de situations. »
Sensualiser
le monde et les situations, et libérer l'enfance d'un même
mouvement — des versions savamment améliorées du ghotul des Murias
et de l'Abbaye de Thélème de Rabelais pourraient nous y aider —,
c'est-à-dire enfin masculiniser véritablement les hommes et
féminiser réellement les femmes en supprimant la fixation collante
des enfants sur leurs parents — et celle des parents sur leurs
enfants — et donc, aussi, celle des hommes et des femmes entre
eux et sur eux-mêmes — et
qui est du même ordre —, et leur permettre ainsi de se sexensualiser,
pour ainsi
dire ; et,
de fait, éliminer du même coup la puissance hypnotique du Spectacle
en libérant la puissance créatrice, poétique, individuelle des
uns, des unes et des autres, puissance que les tristes psychologues
d'aujourd'hui disent être mauvaise — et de leur point de vue, et
puisqu'il s'agit pour eux d'adapter les pauvres Hommes au pauvre
monde, ils ont raison — puissance dont on n'a vu le plus souvent
que des formes contournées par cette misère des mœurs, des
caractères et de la division du travail, qui se perpétuent les unes
les autres, puissance qu'il s'agit, à l'inverse, de favoriser et
dont il faut attendre bien au contraire le raffinement et
l'humanisation des Hommes, et à laquelle il faudra adapter le monde.
Qui
devrons nous sensualiser — puisque d'une façon ou d'une autre nous
serons toujours là —, que restera-t-il, en fin de compte, des
riches ou des pauvres, des puissants ou des exclus, des Mahométans
furibonds, des Talmudistes fanatisés, des Protestants froidement
surexcités, des Catholiques réveillés, des Confucéens assurés,
des Orthodoxes déchaînés, des Hindous exaltés, des Animistes
aujourd'hui réanimés, des Verts vidés, décolorés, des
Altermondialistes confusionnistes plus ou moins spontanés, des «
gauches illusionnistes » déprimées, des Bleus galvanisés, des
Bruns forcenés, des membres des sectes, hallucinés, des
consommateurs idolâtres, hystériques ou extasiés, ravis,
gavés, de
ceux qui meurent de trop manger de nourriture frelatée ou des autres
qui meurent de faim, oubliés, ou des étonnants et à coup sûr
détonants mélanges que tout cela donnera dans la suite du mouvement
du temps ?
Une
chose est sûre : il faudra sensualiser pour humaniser et raffiner.
Pour
le moment l'affrontement est général.
On
voit aussi dans cette mêlée le vieux matriarcat hystérique,
sorcière et vaudou, mégère et gourou — qui avait profité, lui
aussi, de cette disparition du carcan moral petit-bourgeois —,
revanchard, tenter de regagner le maximum de terrain ; il provoque en
retour, avec d'autres facteurs plus pragmatiques, cette réactivation
fanatique du vieux patriarcat qui du coup ressort — habitué qu'il
est à traiter les adorateurs et adoratrices du Veau d'or, et leurs
transes, tous plus ou moins sectateurs de la Déesse-Mère
nourricière, et surtout castratrice — là où elle avait disparu,
la camisole (burka ou, à tout le moins, voile) qu'il sait être un
remède, certes précaire, mais dont il espère qu'il pourra
contrecarrer cette résurgence du féminin autonomisé, donc
égaré, qu'il connaît déjà,
et aussi ce surgissement historique possible de la sensualité et de
la volupté alliées à la raison, qu'il ignore ne l'ayant que
rarement rencontré, et pour cause, mais qu'il pressent peut-être
intuitivement dans certaines attitudes neuves des femmes et des
hommes d'aujourd'hui, et qui le terrorise encore davantage, comme
il terrorise également toutes les autres sortes d'idolâtres.
Renaissance
sensualiste
Et
c'est aussi cela la future Renaissance sensualiste que nous
envisageons : le dépassement dialectique de la vieille opposition
entre le patriarcat et le matriarcat qui, chacun à sa façon, auront
préparé ainsi l'avènement de cette ère sensualiste qui vient : le
patriarcat — dans ses versions monothéistes — en imposant la Loi
et le Livre, et en posant ainsi les prémices du déploiement de la
Raison (mais en provoquant, par son organisation rigide et
castratrice, la peste émotionnelle, les malformations et la détresse
caractérielles, émotionnelles, poétiques, sentimentales,
amoureuses, avec les réactions religieuses, guerrières, idolâtres,
“économiques” qu'elles impliquent et que le XXe siècle a
parfaitement analysées) contre le matriarcat, ses transes paganistes
et son univers halluciné — qu'ont ressuscités massivement depuis
les années soixante les gens du courant “new-age”, tous
sectateurs de la transe sous stupéfiants, de Gaïa, des puissances
féminines “occultes”, etc. — matriarcat dont l'apport à cette
nouvelle ère qui pourrait s'ouvrir pour l'humanité, après les
luttes religieuses, culturelles et économiques qui nous occupent,
consistera en l'accent indispensable que ce courant met sur la
reconnaissance et l'acceptation des rythmes biologiques primaires,
impétueux, impérieux, et sur la célébration de la puissance
vibrante, palpitante, ondulante, péristaltique et extatique du
vivant.
La
volupté et la sensualité alliées à la raison, l'humanisation de
l'amour, c'est aujourd'hui pour quelques happy few, le plus souvent,
et pour tous demain — éventuellement. Mais pour les masses
aujourd'hui ce sont le kitsch sirupeux ou le désabusement ou la
violence sexuelle que les derniers aristocrates libertins ont rendue
depuis deux siècles “chic” aux yeux de tous ceux qui,
aujourd’hui, partis de rien et arrivés très vite à la misère
poétique, sensuelle, sentimentale, sexuelle, s'empressent de
l'exercer dès qu'ils atteignent au moindre pouvoir sur autrui — leurs
“partenaires”, ou les enfants pauvres de leur province ou de
quelque région du monde que ce soit —, violence sexuelle que des gens
comme le jeune Montesquieu ou Madame de Scudéry pensaient à juste
titre être le fait des miséreux puisqu'ils pensaient que “l'amour”
était toujours “plus grossier, plus brutal et plus criminel parmi
les gens qui n'ont aucune politesse et qui sont tout à fait
ignorants de la belle galanterie” — et il revient à chacun de
reconnaître sur ce point le miséreux en lui-même —, violence
sexuelle dont on voit bien qu'à un autre niveau, celui de la
phylopsychogénèse, elle est irriguée d'un côté par toute la
mythologie et l'histoire de la violence dominatrice patriarcale avec
sa terreur, au fond, de la jouissance, et sa rage
concomitante de tout soumettre — et surtout les femmes — et, d'un
autre côté, par celles de la violence hystérique et extasiée du
vieux matriarcat préhistorique enfermé dans cette forme
particulière de la non-réalisation de l'humain et de la folie.
En
attendant cette subsomption raffinée et délicate, dont nous
parlons, de ces courants historiques mêlés et opposés, c'est donc
la guerre, et la bêtise des générations d'imbéciles morts pèse
lourd dans le cerveau des crétins vivants ; la préhistoire ne nous
lâche pas ; le troupeau bêle à la mort ses vieilles pleurnicheries
enragées, et nous, tranquillement, nous ensemençons l'avenir.
Pour
qu'y brille un jour de tout son éclat l'or du Temps dont nous
parlait André Breton.
Partir,
agir, aimer, jouir, créer. Nager, jouer, danser, marcher, voyager,
dormir. Ne rien faire, mais ébloui. Lâcher tout, si nécessaire.
Avant
tout organiser la vie dans le sens de la vie, vibrante, vivante :
voilà, nous semble-t-il, quelques-unes des voies qui mènent à
trouver l'or du Temps dont on trouvera peut-être quelques traces
dans cette ébauche de “Programme Hors du commun”, dans lequel
Breton, justement, définit les buts et les moyens de l'Avant-garde
sensualiste, où Duchamp commente la position de Breton vis-à-vis de
l'amour — qui est aussi la nôtre — et où Nietzsche, très en
forme, rappelle le type de regard que nous portons sur les Hommes et
l'Histoire, donne le sens de “l'opéra fabuleux” et le but du
“Coup du monde.”
LE
PROGRAMME HORS DU COMMUN
Nietzsche
:
Qu'un
homme résiste à toute son époque, qu'il l'arrête à sa porte et
lui fasse rendre compte, cela exerce forcément de l'influence !
Qu'il le veuille, peu importe, qu'il le puisse voilà le point.
Breton
:
Le
Dieu qui nous habite n'est pas près d'observer le repos du septième
jour.
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Dans
l'émouvant mouvement
Du
sable mouvant
Aspirant
De
votre corps aimant
De
mon corps aimant
La
dérive heureuse
Océane
L'exploration
tendre
Profonde
Détachée
du Temps
Des
méandres voluptueux
De
la sensitive
Explosive-fixe
Chaque
mouvement, chaque retrait, chaque pénétration, chaque constriction
aspirante
Nous
découvre les terres fermes
Les
grottes sous-marines du Grand Cœur du Temps
La
main dans la main nous découvrons les enchantements de vos Palais
Idéaux
Aquatiques
Je
suis le plongeur qui dérive
Vers
votre cœur
Sans
hâte
Amplement
Vous
êtes l'océan
La
houle tous les deux
Nous
prend.
Breton
:
L'idée
de l'amour allait droit devant elle sans rien voir; elle était vêtue
de petits miroirs isocèles dont l'assemblement étonnait par sa
perfection. C'étaient autant d'images de la queue des poissons,
quand, de par leur nature angélique, ceux-ci répondent à la
promesse qu'on peut se faire de toujours se retrouver
Le
Chœur des Libertins-Idylliques :
Notre
aura bleue
Liserée
d'or
Cette
vapeur bleutée
Entourant
nos corps
Au
paroxysme
-–
Savouré puissamment dans le ravissement étonné -–
Du
plus ardent du plus doux du plus pénétrant
Du
plus éblouissant du plus irradiant
Mouvement
De
leur corps à corps
Si
loin de tout
De
mes yeux si lointains
Je
l'ai vue
Puissance
altière
La
vôtre la mienne
Sensations
en excès délicieux
Extraordinaire
ardeur printanière
En
renouveau d'excès voluptueux
Délices
débordés sentimentaux
Tout
concourait
Il
est vrai
-–
Ton con court et
Ardent
De
feu et d'eau
Mon
sexe turgescent
Long
et lent
Vif
et ardent
Parfaitement
Et
tous leurs emportements -–
Tout
concourait excessivement
À
cette palpitation de bleu et d'or
Irisant
En
brume divine
Nos
corps
Éternité
du Temps
Rien
ne passera
Et
souvent des amants
Dans
la suite du Temps
Relisant
cela
S'embrasseront
S'embraseront.
Pour
l'heure
Tout
à notre gloire
Tout
alanguis de ces rayonnements
Après
avoir traversé la terre
De
notre sommeil si lourd et si bon
Excessivement
Nous
restons sans paroles et sans force
Dans
la langueur attendrie du soir
L'amour
est le feu ardent
La
vie même
Son
éblouissement
Y
demeurer
Décidément.
Breton
:
L'aurore
boréale en chambre, voilà un pas de fait ; ce n'est pas tout.
L'amour sera. Nous réduirons l'art à sa plus simple expression qui
est l'amour…
Marcel
Duchamp (s'adressant au public…) :
Je
n'ai pas connu d'homme qui ait une plus grande capacité d'amour. Un
plus grand pouvoir d'aimer la grandeur de la vie et l'on ne comprend
rien à ses haines si l'on ne sait pas qu'il s'agissait pour lui de
protéger la qualité même de son amour de la vie, du merveilleux de
la vie. Breton aimait comme un cœur bat. Il était l'amant de
l'amour dans un monde qui croit à la prostitution. C'est là son
signe.
...
La
grande source d'inspiration surréaliste, c'est l'amour. L'exaltation
de l'amour électif, et Breton n'a jamais accepté que quiconque du
groupe, par libertinage, démérite de cette idée transcendante. Il
l'a écrit : “J'ai opté en amour pour la forme passionnelle et
exclusive, contre l'accommodement, le caprice et l'égarement...”
...
Qui
plus que lui a médité sur la dérision du bonheur humain, a médité
sur les causes de conflit et d'antagonisme qui pourraient surgir,
même lorsque la société sans classes sera instaurée ; qui mieux
que lui a frôlé la grande explication surréelle de la vie; cette
prise de conscience totale d'une vérité sans frontières, qui a
plus aimé que lui, ce monde en dérive ?
Le
Chœur des Libertins-Idylliques entame alors ce discours à leur
propre gloire :
L'opéra
fabuleux de l'extrême et joyeuse fécondité de l'Homme.
Le
Manifeste sensualiste scelle définitivement la fin du premier
acte de cet opéra fabuleux de l'apparition du Je, de l'individu, sur
la scène du monde et de l'Histoire, premier acte marqué –- après
l'apparition de l'individu sur les ruines de la famille clanique et
de l'ordre féodal et divin -– par l'exploration que l'individu,
l'humain dans son unicité, a faite de lui-même par les moyens de
l'art, de la littérature, de la réflexion philosophique et aussi,
bien sûr, de la pensée et des techniques exploratoires analytiques,
et qui selon nous s'est terminé au tournant des années soixante et
soixante-dix ; il était difficile de se servir, dans ce but, de
l'écriture, de la langue, et même du corps, plus intensément que
ne l'avait fait Artaud après la guerre ou dans un autre domaine de
l'art, et pour ne citer qu'eux, les actionnistes viennois dans les
années soixante.
Bien sûr, certains viendront encore longtemps, et de plus en plus, se faire hara-kiri, sur scène ou dans des livres ou se livreront à d'autres délicatesses du même genre : c'est un filon rentable ; mais dans cette apparition de l'humain dans l'Histoire que traduisent, tout en les rendant possibles, à la fois l'art, la philosophie et la littérature, le moment était arrivé où il fallait sauter le pas, où il n'était plus possible de tourner autour du gouffre du "noyau de nuit sexuel" et du reste, dont parlait Breton -– gouffre qu'il pensait infracassable alors que la suite a montré qu'il ne l'était pas –- où il n'était plus possible donc, de tourner ainsi, dévoré par le feu, même gavé de laudanum, de LSD ou de mescaline (Michaux, Huxley etc.) scandant, avec "la boule à cris" et le marteau d'Artaud, la peur d'entrer dans le véritable labyrinthe infernal de la souffrance infantile et existentielle, le tout esthétisé par des littérateurs et des spectateurs tout à fait pénétrés du sentiment de leur indignité devant un si beau martyr, et qui –- comme Gide l'avait dit, textuellement, au sortir de la conférence au Vieux-Colombier en 1947 où il avait dû relever Artaud effondré –- se sentaient, devant cela, devant une si grande détresse, des jean-foutre ; il fallait –- au moins pour ceux qui tournaient autour de ce pot, pourri de chagrin et de souffrance –- pour retrouver les grâces infinies, la puissance infinie de la poésie vécue, réaliser, et sans art ni spectateurs, ces plongées verbales et non verbales dans les profondeurs de l'histoire individuelle, à la recherche de ce qui avait pu entraîner, provoquer le déclenchement, le refoulement, l'accumulation de cette violence et de cette souffrance. Non plus esthétiser mais revivre, nommer, comprendre ; ramifier, et, finalement, raffiner la conscience. Et il fallait, dans le même temps, redéfinir l'Histoire et son intelligence.
Bien entendu, le "bon ton de la noirceur et de la névrose" ne passera pas de sitôt puisque les conditions mêmes de la vie, et tout le reste que nous connaissons bien maintenant, le produisent et le reproduisent sans cesse. Cependant, le Manifeste sensualiste en marque, pour ceux que l'histoire des idées et des avant-gardes intéresse, le terme théorique, poétique et artistique.
Évidemment, le résultat théorique, poétique et artistique de cette confrontation individuelle –- et non médiatisée par les moyens de l'art –- avec l'enfer personnel marque seulement un saut qualitatif dans l'histoire de ce courant particulier des arts, de la philosophie et de la poésie qui, d'une façon ou d'une autre, avait été concerné par les puissances du nihilisme dans l'Homme (Sade en ayant été, avec les moyens de la littérature, un de ses premiers explorateurs) ; un autre courant, lui, ne s'était jamais laissé séduire ou impressionner par le désespoir et la souffrance et leur pauvre rejeton qu'est le nihilisme, vraisemblablement parce que ceux qui le représentaient étaient de plus belles et de meilleures natures.
Aujourd'hui, et c'est ce que l'on constate avec les Libertins-Idylliques, il y a une convergence entre ces deux courants : celui de ceux qui n'avaient jamais perdu le goût de "l'amour du merveilleux et du merveilleux de l'amour" et celui de ces autres qui, tourmentés dans un premier temps par leur souffrance et leurs misères, mais revenus de cette confrontation directe avec l'enfer de la névrose individuelle –- aux causes sociales, familiales, historiques que nous connaissons -– ont retrouvé, eux aussi, le goût du gai savoir et du bel amour.
Nous constatons partout que tout ce qui souffre a pris un goût masochiste -– que la fureur du monde encourage -– pour sa souffrance, et même s'en est fait une raison de vivre et un fonds de commerce, et que la société de l'Injouissance (note de 2006) dont nous parlons, non seulement produit cette perception-là de la vie et du monde, mais encore qu'elle en favorise largement l'expression ; qu'elle est construite en partie sur et par cette misère. Mais ce goût spectaculaire, marchand et finalement esclavagiste -– et ne tendant nullement à la fin de l'esclave moderne, au contraire –- pour la noirceur et la névrose, si habilement médiatiquement exploitées, a fini par lasser les plus vivants.
La Renaissance sensualiste qu'annonce le Manifeste sensualiste est donc bien, dans ce sens, le deuxième acte de cet opéra fabuleux, même si l'on sait aussi que l'on s'affronte dans la salle et sur la scène, que cette scène et cette salle elles-mêmes sont menacées par ces affrontements, bref que rien n'est encore joué.
Pour exemple de ceux qui ne s'étaient jamais laissés impressionner par la souffrance et la misère citons La Mettrie :
"La
volupté a son échelle, comme la nature ; soit qu'elle la monte ou
la descende, elle n'en saute pas un degré ; mais parvenue au sommet,
elle se change en une vraie et longue extase, espèce de catalepsie
d'amour qui fuit les débauchés et n'enchaîne que les voluptueux."
L'art de jouir.
Ajoutons enfin que l'attachement des autres aux aspects méphitiques de l'âme humaine a finalement amené à leur compréhension, et donc à un déploiement essentiel de la raison dans ces régions désolées du monde.
Nietzsche,
très en forme et tout à fait au fait des choses, pour finir par la
belle utopie, conclut ainsi :
L'arbre
de l'humanité et la raison.
"Ce
surpeuplement de la terre que vous redoutez avec votre myopie sénile
fournit justement leur grande tâche aux plus optimistes : il faut
qu'un jour l'humanité devienne un arbre qui couvre tout le globe de
son ombre, avec des milliards et des milliards de fleurs qui, l'une à
côté de l'autre, donneront toutes des fruits, et il faut préparer
la terre elle-même pour nourrir cet arbre. Faire que l'ébauche
actuelle, encore modeste, grandisse en sève et en force, que la sève
circule à flot dans d'innombrables canaux pour alimenter l'ensemble
et le détail, c'est de ces tâches et d'autres semblables que l'on
déduira le critère selon lequel un homme d'aujourd'hui est utile ou
inutile. Cette tâche est indiciblement grande et hardie ; nous en
prendrons tous notre part, afin que l'arbre ne pourrisse pas avant le
temps. Un esprit historique réussira sans doute à se mettre sous
les yeux la nature et l'activité humaine dans toute la suite des
temps, comme nous avons tous sous les yeux le monde des fourmis, avec
ses fourmilières artistement édifiées. À en juger
superficiellement, l'Humanité aussi donnerait lieu dans son
ensemble, comme les fourmis, à parler "d'instinct". Nous
nous apercevons, à un examen plus serré, que des peuples, des
siècles entiers s'évertuent à découvrir et expérimenter de
nouveaux moyens par lesquels on pourrait faire prospérer un vaste
groupement humain et en définitive le grand arbre fruitier de
l'humanité dans sa totalité ; et quelques dommages que les
individus, les peuples et les époques puissent subir lors de ces
expériences, c'est chaque fois pour certains individus le dommage
qui rend sage, et leur sagesse se répand lentement sur les mesures
prises par des peuples, des siècles tout entiers. Les fourmis aussi
se trompent et se méprennent ; l'humanité peut très bien dépérir
et se dessécher par la stupidité des moyens, avant le temps ; ni
pour celle-là ni pour celles-ci il n'y a d'instinct qui les guide
sûrement. Ce qu'il faut, c'est plutôt regarder en face cette grande
tâche de préparer la terre à recevoir cette plante d'une extrême
et joyeuse fécondité –- tâche de raison pour la raison !"
R.C. Vaudey. Décembre 2002.
In
Avant-garde sensualiste 1. Juillet-Décembre 2003.
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