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Jean-Honoré
Fragonard
Les
progrès de l'amour : l'amant couronné
.
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Cher ami,
Je
relisais le texte mis en ligne la semaine dernière, où je définis
ce que j'appelle l'irruption de la violence sexuelle dans
l'Histoire, avec l'apparition, « l'invention » de l'agriculture et celles, corrélatives, du rapt et du viol des femmes, de
l'esclavage (toutes choses inutiles à des chasseurs-cueilleurs), de la domination patriarcale, et de la gynophobie
corrélative — gynophobie parfaitement intériorisée par les
femmes elles-mêmes, qui sont passées, depuis cette époque, et dans
leur esprit même, du statut de filles de la Déesse, très uniques
porteuses et sources du miracle de la vie, c'est-à-dire très uniques initiatrices de la survie du groupe,
du clan et, donc, du monde (ignorant le plus souvent, comme les hommes eux-mêmes, jusqu'au rôle de ces derniers dans la procréation), à celui de ventres, de trous plus ou
moins infâmes (pour le dire comme ce pauvre Lacan, cette
malheureuse Hypatie, cette stupide Mme Morand ou ce crétin de
Sartre), et propriétés des hommes — qui en récoltent les fruits
désirables : les enfants mâles ; en en supprimant, plus ou
moins complètement, les sous-produits indésirables : les enfants
femelles — et sur ce point l'infanticide des filles dans le monde
est toujours aujourd'hui une réalité indiscutable —, je relisais
ce texte, donc, où je mets en avant le « saut qualitatif »
— pour ainsi dire — que l'invention du rapt, du viol des femmes et de
leur assujettissement a impliqué pour les êtres humains — et
pour leurs structures caractérielles — qui sont apparues à partir de
ce moment-là dans le monde, puisque ces êtres humains ont
commencé à être, et pour la première fois dans la longue histoire
de l'Humanité, massivement et systématiquement traumatisés et
marqués par la haine de leur mère, déjà pendant leur vie
intra-utérine, et tourmentés, volontairement et consciemment, dès
leur naissance (cf. La phrase de la jeune esclave birmane qui avait été violée par son
« négrier » thaïlandais, et qui déclarait : « Je
ne peux pas me venger du père mais je garde son fils pour lui faire
du mal »), et, relisant ce que j'écrivais dans ce texte à
propos de Reich — dans le même temps que je feuilletais par hasard
La fonction de l'orgasme que je n'avais pas ouvert depuis des
dizaines d'années (!) —, il m'est revenu à la mémoire le
souvenir de l'époque où j'avais lu pour la première fois ce livre
et particulièrement ce passage intitulé : « Le réflexe de
l'orgasme. Histoire d'un cas » (page 242 à 256 de l'ouvrage en
question), passage qui m'avait tant impressionné à l'époque parce
qu'il donnait la clé de ce que j'avais ressenti, peu de temps
auparavant, avec beaucoup d'émerveillement, et un peu de sidération,
je dois l'avouer, la première fois que, après une dispute très
violente avec ma petite amie de l'époque, dispute où les pleurs
avaient succédé aux cris et à la violence, j'avais ressenti, dans
l'amour physique, ces sensations de courants et ces mouvements
cloniques involontaires du bassin et de tout le corps qui
m'emportaient, au moment de la jouissance, sans que j'y pusse rien, —
probablement parce que toute cette colère et tout ce chagrin, si
violemment défoulés dans notre querelle, avaient dissout en partie
cette cuirasse caractérielle et musculaire qui me faisait le reste
du temps, lorsque que nous « faisions l'amour », lui pilonner bien
consciencieusement les ovaires, espérant obtenir par ce frottement
plus ou moins violent l'éjaculation qui mettrait fin à nos ébats,
éjaculation associée éventuellement à quelque satisfaction
masturbatoire du même ordre chez elle — quand la malheureuse qui
avait été déflorée et violée dans un hôpital à douze ans par
une infirmière qui était venue nuitamment lui faire un « toucher
vaginal » alors qu'elle devait être opérée le lendemain des
amygdales, quand cette pauvre jeune fille, donc, n'avait pas dépassé
le stade oral, et ne trouvait de plaisir que dans la fellation, où
elle pouvait régresser telle une enfant sur le sein protecteur de sa
mère.
Relisant
ce texte remarquable, récit d'une analyse qui ne l'est pas moins, je
me suis rendu compte que tout ce que nous avons le bonheur d'explorer, d'approfondir, d'illustrer poétiquement,
théoriquement, artistiquement avec Héloïse, depuis près de
vingt-cinq ans maintenant, était déjà exposé là, par ce jeune
patient de vingt-sept ans de Wilhelm Reich : lorsque, retrouvant une
part de sa sensibilité et de sa mobilité végétatives et
voluptueuses, cet homme décrit — je date ce texte de 1936 ou 1937
— « [son] contact particulier avec le monde », la « gravité »
de ce contact particulier avec le monde ; lorsqu'il déclare à
Reich : « c'est comme si j'avais un contact total avec le monde.
C'est comme si toutes les impressions s'inscrivaient en moi plus
lentement, comme les vagues. C'est comme une couverture protectrice
autour d'un enfant. C'est incroyable à quel point je sens maintenant
la profondeur du monde », que fait-il d'autre que décrire ce
sentiment océanique qui suit l'amour et l'extase harmonique —
cette fusion, sentimentale et extasiante, de deux abandons simultanés
— s'amplifiant, s'exaltant l’un l'autre — aux mouvements
splendides, involontaires, élémentaires, primitifs, viscéraux de
la jouissance orgasmique ? Que fait-il d'autre que décrire
ce sentiment océanique qui suit cette forme accomplie de la
rencontre et de la jouissance amoureuses où se réalise le
déploiement parfait et de la féminité et de la
masculinité, et où, tout aussi bien, se déploient, le plus
merveilleusement du monde, cette jouissance amoureuse et cette extase
post-orgasmique dont nous parlons tant pour
l’expérimenter si régulièrement, — qu'Héloïse nomme «
flottance », que j'appelle, avec un peu d'emphase, la jouissance du
Temps — mais qu'importe l'emphase, pourvu que l'on soit en phase,
dirais-je en plaisantant ?
C’est
ce texte, parce qu'il décrivait ce que j'avais vécu une première
fois sous la forme d'un coup de tonnerre dans une vie sentimentale et
sexuelle marquée par une forme d'insensibilité assez courante,
agrémentée par quelques fantaisies plus ou moins pornographiques,
c'est ce texte, donc, qui m'a engagé, à l'époque, alors que je
n'avais que vingt-et-un ans, dans ce travail analytique quotidien, et
qui a duré près de cinq ans ; et quand j'ai dit qu'il s'agissait
d'une analyse « primalo-reichienne », parce qu'il me
semblait que c'était de Arthur Janov et de sa thérapie primale que
je tenais l'idée de la possibilité de régresser au stade des
traumatismes pré-verbaux, eh bien, je me trompais : il y a dans
cette analyse, menée par Wilhelm Reich en 1937, des moments de
régression au stade du nourrisson (le traumatisme de la naissance et
son revécu ne sont rien en eux-mêmes s'ils ne sont pas compris dans
une analyse qui prend en compte le déploiement de la libido — qui
veut rayonner pleinement – et qui veut la splendeur de la
génitalité comme la dent de lait veut la dent de sagesse — et sa
rétractation et sa fixation sur des phases prégénitales de son
développement sous le coup des déceptions et des traumatismes vécus
par l'enfant) qui montrent que sur ce point Janov n'a rien inventé. Tu
m'avais demandé à quoi avait ressemblé l'analyse que j'avais faite
: en voilà la parfaite illustration.
Je tiens ici à rendre hommage à Reich, en reproduisant ce texte, Reich qui m'a donné le chemin qui mène à une vie amoureuse poétique, sentimentale, charnelle, accomplie. Qu'il soit devenu plus ou moins fou ne m'intéresse pas : il avait associé une vie intellectuelle riche à une vie sentimentale et sexuelle heureuse. La Deuxième Guerre mondiale lui a fait perdre cette possibilité de cette vie sentimentale et sexuelle heureuse, ses illusions sur la capacité des masses à sortir de leur léthargie physique et psychique autrement que par le meurtre, le viol et le lynchage : Stefan Zweig, confronté à cette même période historique, avait choisi le suicide : je n'ai jamais pensé que son œuvre en était pour autant disqualifiée.
Reich a
suivi, avec sa théorie de l'orgone, un chemin qui m'intéresse pas :
mais ce qu'il appelle, dans ce texte, sa végétothérapie
caractéro-analytique me paraît une forme très améliorée et très
accomplie de ce qu'avait initié Antiphon, avec sa thérapie par la
parole et le rêve, à Athènes. Et il me paraît juste que « les
poètes, les philosophes, les aventuriers » saluent ceux sans
lesquels ni leur poésie, ni leur philosophie, ni leurs aventures
n'auraient été les mêmes — ou même sans lesquels elles n’eussent jamais existé.
On
comprend à la lecture de ce texte qu'il n’y a chez Reich aucune
condamnation morale d'une sexualité fixée prégénitalement, qui
devrait, à ses yeux, se sentir coupable, comme certains
« libertaires » — qui ne sont que des injouissants
comme les autres — le prétendent : on a seulement affaire à un
analyste qui ne s'en laisse pas conter — si l'on peut dire — et
qui ne prend pas les résistances et les fixations pré-génitales qu'entraînent les
souffrances refoulées pour du pain bénit.
Je
crois qu'il était par-dessus tout, à cette époque-là de sa vie,
un homme soucieux de rendre aux autres la pleine jouissance de la
leur.
Qui, aujourd'hui, aurait le temps de se consacrer à tout cela ? Qui, aujourd'hui, pourrait consacrer sa vie, comme je le fis alors, de vingt-et-un à vingt-sept ans, à tenter de défaire, un par un, les éléments d'une cuirasse physiologique et caractérielle mise en place peu à peu, tout au long de sa jeunesse et de son adolescence, pour se protéger de la peur, de la rage et des tristesses sans nom de l'enfance ? Et pour quoi faire ? Pour rencontrer quels types d'injouissant ou d'injouissante, aujourd'hui si parfaitement confortés dans leurs délires maintenant marchandisés, — et si assurés que tout va pour le mieux dans leur monde hystérisé.
Moi-même,
à l'époque, je n'ai, au sortir de cette analyse, rencontré
qu’une jeune femme que j'avais beaucoup aimée, lorsque nous étions
au lycée : nous sommes devenus tout de suite amants ; je lui ai
offert ces grands abandons et cette grande jouissance retrouvés, qui
nous ont offert, à leur tour, de grands éblouissements poétiques,
mais qui n'ont fait, finalement, que la terroriser : elle était
comme la plupart des névrosées : elle rêvait, au fond, qu'on la
maltraitât, qu’on la déchirât — beat that meat, disent
les Anglo-saxonnes en parlant de leur sexe, qu'elles regardent avec
l'étonnement d'un chien qui se regarde l'arrière-train — quand il
pète.
Elle me rendit malheureux ; ne détruisit pas ce que
m'avaient apporté ces années d'analyse mais me fit, pour un
temps, plus rude, et perdre un peu de l'innocence retrouvée ;
innocence que je n'ai recouvrée pleinement que douze ans plus tard —
en rencontrant Héloïse qui, elle, n'avait pas besoin d'une analyse
pour retrouver le chemin de son cœur, — et pour s'y abandonner.
La
névrose obsessionnelle de masse qui tenait le monde, du temps de la
féodalité et au début de l'ère bourgeoise, a laissé la place
à une exploitation et à une domination de ce même monde par
l’hystérie : elle a ses hérauts, qui nous chantaient
l'hymne même des masses hystériques — hymne qui clame tout haut
le drame intime
de l'hystérique : « I can’t get no satisfaction » ;
et tous
trouvaient
cela très beau et se démenaient
comme de beaux diables en gigotant dans tous les sens et en levant
les bras au ciel : et le dernier
homme, en
hystérique qu'il est,
a voulu croire que ces gigotements de l’injouissance —
injouissance
qui n'est que de la souffrance condensée, refoulée et stratifiée
qui veut éclater,
s’éclater (« Éclater
ou jouir : voilà la question centrale de l'Humanité ») —,
que
cette injouissance était
justement la jouissance ; et il lui a même donné un nom, d'un concept récupéré chez Nietzsche — dont
la notion de grande
santé
méritait qu'on la corrigeât, ce que nous avons fait — :
le dionysiaque.
Le
texte dont je parlais, et que je mets en ligne ci-après, montre,
lui, à l’inverse, ce qui avait depuis toujours intéressé les philosophes et les poètes, et que Nietzsche, toujours lui, décrivait ainsi
:
« Le nouveau sentiment de la puissance : l'état mystique ; et le
rationalisme le plus clair, le plus hardi servant de chemin pour y
parvenir. »
R.C. Vaudey
Le 1er février 2017
LE
RÉFLEXE
DE L'ORGASME. HISTOIRE D'UN CAS
Pour
présenter la libération directe des énergies sexuelles
(végétatives) des attitudes musculaires pathologiques, j'ai
choisi un cas où l'établissement de la puissance orgastique réussit
particulièrement vite et aisément. Je voudrais souligner le fait
que — pour cette raison — ce cas n'illustre pas les difficultés
considérables que l'on rencontre communément lorsqu'on
s'efforce de surmonter les troubles de l'orgasme.
Il
s'agit d'un technicien de vingt-sept ans qui me consulta pour son
éthylisme. Il ne pouvait s'empêcher de s'intoxiquer chaque jour,
non sans craindre de ruiner ainsi complètement sa santé et sa
capacité de travail. Son mariage avait été extrêmement
malheureux. Sa femme était une hystérique plutôt difficile qui lui
compliquait considérablement la vie. Il était facile de voir que la
misère de son mariage avait déterminé dans une large mesure sa
fuite dans l'alcoolisme. En outre, il se plaignait de ne pas « se
sentir vivant. » Encore que son mariage fut très malheureux, il
n'était pas capable d'établir un contact avec une autre femme. Son
travail ne lui donnait aucun plaisir, il l'accomplissait
mécaniquement, sans y prendre le moindre intérêt. « Si cela
continue ainsi, disait-il, je vais m’effondrer complètement. »
Cet état s'était prolongé durant plusieurs années, et il avait
considérablement empiré au cours des derniers mois.
L'un
de ses traits le plus évidemment pathologique était sa complète
incapacité de marquer la moindre agressivité. Il se sentait
contraint à être toujours « gentil et poli », à donner son
accord à tout ce qu'on disait autour de lui, même si sa propre
opinion était diamétralement opposée. Cette manière d'être
superficielle le faisait souffrir. Il était incapable de se livrer
pleinement à une cause, à une idée ou à un travail. Il passait
ses loisirs dans les restaurants, les salles de réunions, en de
vaines conversations, et en s'adonnant à des plaisanteries
stupides. Jusqu'à un certain point, il se rendait compte que c'était
là une attitude anormale, mais il n'avait pas encore pris conscience
du caractère pleinement pathologique de ces traits. Il souffrait
d'un trouble très répandu, d'une sociabilité sans contact,
obsessionnelle.
Le
patient donnait une impression générale caractérisée par des
mouvements incertains ; il marchait à pas contraints, de sorte
que sa démarche paraissait maladroite. Ne se tenant pas droit, il
exprimait ainsi de la soumission, comme s'il était continuellement
sur ses gardes. Son visage semblait vide. Il ne signifiait rien de
particulier. La peau en était plutôt luisante, tendue, et avait
l'apparence d'un masque. Le front paraissait « plat ». Sa bouche
était petite, serrée, et remuait à peine quand il parlait ; ses
lèvres étaient minces, comme pressées ; ses yeux étaient sans
expression.
En
dépit de l'affaiblissement de toute évidence grave qu'avait subi sa
motilité végétative, on sentait derrière tout cela un être
intelligent, très vivant. Sans doute est-ce à ce fait que nous
pouvons attribuer la grande énergie avec laquelle il s'efforçait
d'éliminer ses difficultés.
Le
traitement dura six mois et demi avec des séances quotidiennes.
J'essaierai d'en montrer les stades principaux :
Dès
la première séance, je dus faire face à cette question :
fallait-il commencer avec sa réserve psychique ou avec sa très
frappante expression du visage ? Je préférai la seconde manière et
laissai à plus tard le soin de décider quand et comment je
m'attaquerais au problème de la réserve psychique. Ma description
répétée de l'attitude rigide de sa bouche eut pour résultat de
faire apparaître dans ses lèvres un tremblement clonique, d'abord
léger, et qui s'intensifia peu à peu. Il fut surpris par le
caractère involontaire de ce tremblement et essaya de le combattre.
Je l'encourageai à s'abandonner à toute impulsion qu'il
ressentirait. Après cela, ses lèvres commencèrent à saillir et à
se rétracter, rythmiquement, puis restèrent pendant quelques
secondes en saillie comme dans un spasme tonique. Au cours de ce
phénomène, son visage prit nettement l'expression d'un enfant au
sein. Le patient s'étonna et demanda anxieusement où tout cela
allait le mener. Je le rassurai et l'engageai de nouveau à
s'abandonner méthodiquement à chaque impulsion et à me faire
connaître toute inhibition à une impulsion dont il prendrait
conscience.
Au
cours des séances qui suivirent, les diverses manifestations de son
visage devinrent de plus en plus distinctes et éveillèrent
progressivement l'intérêt du patient. Cela, pensait-il, devait
indiquer quelque chose de très important. Encore que, assez
bizarrement, tout cela ne semblait pas le concerner : après ces
spasmes cloniques ou toniques, il continuait de parler avec moi
calmement, comme si rien ne s'était passé. Lors d'une séance, les
crispations de sa bouche augmentèrent jusqu'à devenir l'ébauche
d'une crise de larmes réprimée. Il émit des sons qui ressemblaient
à l'explosion de sanglots douloureux, longtemps contenus. J'obtins
qu'il se prêtât à chaque impulsion musculaire. Les mouvements de
son visage devinrent plus variés. Sa bouche, il est vrai, se déforma
dans un spasme, comme s'il allait se mettre à pleurer. Mais cène
expression aboutit, à notre surprise, à une expression déformée
de colère et non aux pleurs que nous attendions. Assez curieusement,
bien qu'il sût qu'il exprimait de la colère, le patient n'éprouvait
rien d'un tel sentiment.
Quand
ces phénomènes musculaires devenaient particulièrement intenses,
au point que son visage en devenait bleu, le patient se montrait
inquiet et angoissé. Il continuait à demander où tout cela allait
le mener et ce qui allait lui arriver. Je commençai à lui faire
ressortir que cette peur de quelque événement imprévu
correspondait pleinement à son attitude caractérielle générale et
qu'il était dominé par une vague crainte de quelque chose
d'inattendu, de quelque chose qui lui arriverait brusquement.
Comme
je ne voulais pas abandonner l'investigation méthodique d'une
attitude somatique dès lors que celle-ci était saisie, il fallait
que dans mon esprit tout fût clair, d'abord en ce qui concerne la
relation entre les activités musculaires de son visage et ses
mécanismes généraux de défense caractérielle. Si la rigidité
musculaire avait été moins nette, j'eusse commencé à travailler
sur sa défense caractérielle, laquelle se présentait elle-même
sous forme de réserve. Je fus forcé de conclure que son conflit
psychique dominant était clivé de la façon suivante : la fonction
défensive à l'époque se trouvait dans sa réserve psychique,
tandis que ce contre quoi il se défendait, c'est-à-dire l'impulsion
végétative, se révélait dans les activités musculaires du
visage. Je me rappelai juste à temps que l'attitude musculaire
elle-même contenait non seulement l'affect contre lequel on se
défend, mais aussi la défense. La petitesse et l'étroitesse de sa
bouche pouvaient n'être, en effet, rien d'autre que l'expression de
l'opposé,
c'est-à-dire de la bouche en saillie, crispée, pleurante. J'avais
résolu de mener à bonne fin l'expérience qui consistait à
détruire les défenses logiquement, par leur côté musculaire et
non psychique.
Ainsi
je continuai à travailler toutes ces attitudes musculaires dans le
visage que je tenais pour des contractions spasmodiques, c'est-à-dire
pour des défenses hypertoniques contre des actions musculaires
correspondantes. Au cours de plusieurs semaines, les activités de la
musculature du visage et du cou se développèrent suivant le tableau
que voici : le resserrement de la bouche fut remplacé par une
crispation clonique, puis par la saillie des lèvres. Cette saillie
se transforma en une expression de pleurs qui cependant
n'éclatèrent pas complètement. Les pleurs à leur tour cédèrent
la place à une expression faciale de colère extrêmement
intense. En outre, la bouche se tordit, la musculature des mâchoires
devint dure comme une planche, les dents grincèrent. Il y eut
d'autres mouvements expressifs. Le patient s'assit à moitié, se
secoua de colère, leva le poing comme s'il voulait asséner un coup,
sans
toutefois frapper réellement.
Puis il retomba, épuisé, sur le divan. Le tout s'était dissous
dans une sorte de pleurnichement. Ces actions musculaires
exprimaient la « rage
impuissante
» que les enfants éprouvent si souvent envers les adultes.
Lorsque
cette crise fut terminée, il en parla avec calme, comme si rien
n'était arrivé. Il n'y avait aucun doute : une interruption s'était
produite quelque part entre ses impulsions musculaires végétatives
et la prise de conscience psychique de ces impulsions. Naturellement,
je continuai à discuter avec lui non seulement la séquence et le
contenu de ses actions musculaires, mais aussi le phénomène
particulier de son détachement psychique par rapport à celles-ci.
Ce qui le frappa autant que moi fut le fait qu'en dépit de son
détachement psychique, il avait une saisie immédiate de la
fonction et de la signification de ces crises. Je n'avais pas besoin
de les lui interpréter. Au contraire, il me surprenait toujours par
des explications qui lui étaient immédiatement
évidentes.
C'était très satisfaisant. Je me rappelais les nombreuses années
de travail pénible que m'avait coûtées l'interprétation des
symptômes ; il fallait alors déduire la colère ou l'angoisse de
symptômes ou d'associations, essayer pendant des mois et des années
de mettre le patient en contact avec eux. Rarement, et encore dans
une petite mesure, il était possible alors d'aller au-delà d'une
compréhension purement intellectuelle ! J'avais donc de bonnes
raisons d'être content de mon patient qui, sans la moindre
explication de mon côté, avait eu le sentiment immédiat de la
signification de ses actes. Il savait qu'il exprimait une colère
énorme refoulée depuis des années. Le détachement psychique
disparut lorsqu'une des crises reproduisit le souvenir de son frère
plus âgé qui l'intimidait et le maltraitait horriblement quand il
était enfant.
Spontanément,
il comprit qu'à cette époque il avait refoulé sa haine contre son
frère qui était le favori de sa mère. Pour surcompenser cette
haine, il avait manifesté une attitude particulièrement gentille et
aimante envers son frère, attitude en contradiction violente avec
ses vrais sentiments. Il avait agi de la sorte pour rester en
bons termes avec sa mère. Cette haine, qui n'avait pas été
exprimée à l'époque, ressortait maintenant dans ses activités
musculaires, comme si les lustres l'avaient laissé inchangée.
A
cet endroit de notre exposé, il peut être bon de s'arrêter un
moment, pour considérer la situation psychique que nous avons devant
nous. Avec la vieille technique de l'association libre et de
l'interprétation de symptômes, ce serait une affaire de chance
si, premièrement, les souvenirs décisifs des expériences
infantiles apparaissaient ; et, deuxièmement, si les souvenirs qui
apparaissent sont réellement ceux auxquels étaient attachées les
émotions les plus intenses et surtout ces émotions qui avaient
eu un effet essentiel sur la vie future du patient. En
végétothérapie, d'autre part, le comportement végétatif
ramène nécessairement à la surface ce souvenir qui fut décisif
pour le développement du trait caractériel névrotique. Comme nous
le savons, l'approche des souvenirs psychiques ne suffit à remplir
cette tâche que dans une mesure très incomplète. Lorsqu'on évalue
les changements apportés chez un patient après des années de
traitement, on doit admettre qu'ils ne valent pas le temps et
les efforts dépensés. D'un autre côté, les patients chez qui l'on
parvient à atteindre directement la fixation musculaire de l'affect,
produisent cet affect avant
de
savoir lequel est refoulé. Ajoutons à cela que le souvenir de
l'expérience qui est à l'origine de l'affect apparaît ensuite,
sans aucun effort, comme dans notre cas, par exemple, le souvenir de
la situation avec le frère plus âgé que sa mère lui préférait.
On ne soulignera jamais assez ce fait — qui est aussi important que
typique : dans ce cas, ce n'est pas le souvenir qui — dans des
circonstances favorables — produit un affect, mais c'est l'inverse
qui a lieu : la
concentration d'une excitation végétative et sa percée à la
surface reproduisent le souvenir.
Freud
a souligné à plusieurs reprises le fait qu'en analyse on n'a jamais
affaire qu'à des « dérivés de l'inconscient », qu'on ne peut pas
atteindre à l'inconscient lui-même. Cette affirmation est vraie,
mais conditionnellement, c'est-à-dire pour autant que la
méthode pratiquée à l'époque
est concernée. Aujourd'hui, par une approche directe de
l'immobilisation de l'énergie végétative, nous sommes capables de
saisir l'inconscient non plus dans ses dérivés, mais dans sa
réalité. Notre patient, par exemple, n'a pas déduit sa haine
envers son frère de vagues association chargées de peu d’affects.
Il s'est comporté exactement comme il se serait comporté dans
la situation infantile si sa haine n'avait pas été réprimée par
la peur de perdre l'amour de sa mère. Mieux que cela : nous savons
qu'il y a des expériences infantiles qui ne sont jamais devenues
conscientes. L'analyse ultérieure de notre patient montra que,
bien qu'il eût une connaissance intellectuelle de sa jalousie
envers son frère, il n'avait jamais été conscient de l'étendue et
de l'intensité de sa fureur. Maintenant, comme nous le savons, les
effets d'une expérience psychique ne sont pas déterminés par son
contenu, mais par la quantité d'énergie végétative qui fut
mobilisée par l'expérience et ensuite immobilisée par le
refoulement. Dans une névrose obsessionnelle, par exemple, même les
désirs incestueux peuvent être conscients, et pourtant nous sommes
en droit de les dire « inconscients », parce qu'ils n'ont pas perdu
leur charge émotionnelle ; nous savons tous par expérience que la
méthode usuelle ne permet pas de rendre conscient un désir
incestueux, sauf dans une forme intellectuelle. Ce qui signifie, en
fait, que la levée du refoulement n'a
pas
réussi. L'illustration nous en sera fournie par la suite du
traitement de notre cas, auquel nous allons revenir.
Plus
les activités musculaires devenaient intenses dans le visage, plus
l'excitation somatique s'étendait à la poitrine et à l'abdomen. En
même temps persistait le détachement psychique complet. Quelques
semaines plus tard, le patient signala de nouvelles sensations : au
cours de crispations dans la poitrine, mais particulièrement
lorsqu'elles cessaient, apparaissaient des « courants » dans
le bas de l'abdomen. A cette époque, il s'éloignait de son
épouse, avec l'intention de nouer des rapports avec une autre femme.
Cependant, au cours des semaines suivantes, il apparut qu'il n'avait
pas réalisé son intention. Le patient ne semblait même pas
conscient de ce manque de logique. Ce n'est que lorsque j'attirai son
attention sur ce point qu'il commença — après avoir donné
d'abord un certain nombre de rationalisations — à manifester
quelque intérêt pour ce problème. Il était clair qu'une certaine
inhibition intérieure l'empêchait d'approcher la question
d'une manière vraiment affective. Comme il est de règle en analyse
caractérielle de ne soulever aucun sujet que le patient n'est pas
capable de manier avec une pleine participation affective, même s'il
paraît important pour l'immédiat, je remis à plus tard la
discussion de ce sujet et continuai le cours indiqué par le
développement de ses activités musculaires.
Le
spasme tonique commença à s'étendre à la poitrine et au sommet de
l'abdomen ; la musculature devenait comme une planche. Durant ces
crises, il semblait qu'une force intérieure soulevait la partie
supérieure de son corps, contre sa propre volonté, par-dessus
le divan, et la maintenait dans cette position. Une tension intense
régnait dans la musculature de la poitrine et de l'abdomen. Il
me fallut beaucoup de temps pour comprendre pourquoi l'excitation ne
gagnait pas davantage vers le bas. Je m'étais attendu à ce que
désormais l'excitation végétative s'étendît de
l'abdomen au pelvis, mais il n'en fut tien. Au contraire, des
crispations cloniques violentes se produisaient dans la musculature
des jambes, avec une intensification extrême du réflexe rotulien. A
ma grande surprise, le patient me dit qu'il ressentait les
crispations dans ses jambes comme extrêmement agréables. Cela
parut confirmer mon hypothèse antérieure selon laquelle les crises
épileptiques et épileptiformes représentent la libération de
l'angoisse. En tant que telles, elles ne peuvent être éprouvées
que comme agréables. Il y avait des périodes dans le traitement de
ce patient où je n'étais plus tout à fait sûr de ne pas avoir
affaire à un cas d'épilepsie authentique. Au moins quant à
l'apparence extérieure, ces crises, qui commençaient sous forme de
tonus, et qui se résolvaient souvent en forme clonique, pouvaient à
peine se distinguer des crises épileptiques.
A
cette phase du traitement, après trois mois environ, la musculature
de la tête, de la poitrine et de l'abdomen supérieur était devenue
mobile, de même que celle des jambes, particulièrement aux genoux
et aux cuisses. En même temps, le bas de l'abdomen et le pelvis
demeuraient immobiles. Le détachement psychique du travail
musculaire restait constant. Le patient connaissait ses crises. Il
comprenait leur signification. Il sentait l’affect qu'elles
contenaient. Et cependant, il semblait toujours ne pas être
réellement concerné par elles. La question principale restait :
quel obstacle causait cette dissociation ? Il devenait de plus en
plus clair que le patient se défendait contre la compréhension du
tout dans toutes ses parties. Nous le savions l'un et l'autre : il
était très circonspect.
Cette circonspection s'exprimait non seulement dans son attitude
psychique, non seulement dans le fait que son amabilité et sa
collaboration dans le travail thérapeutique n'allaient jamais
au-delà d'un certain point, et qu'il devenait quelque peu froid ou
distant lorsque le travail dépassait certaines limites. Cette «
circonspection » s'inscrivait aussi dans son comportement
musculaire, il était pour ainsi dire maintenu doublement. Lui-même
saisissait et décrivait la situation dans les termes d'un garçon
qu'un homme poursuit et tente de battre. En agissant ainsi, il
faisait quelques pas de côté, comme s'il voulait esquiver quelque
chose, il regardait anxieusement derrière lui et portait ses fesses
en avant, comme pour mettre cette partie du corps hors d'atteinte.
Dans le langage psychanalytique usuel, on aurait dit que, derrière
cette peur d'être battu, se tenait la peur d'une agression
homosexuelle. En fait, ce patient avait été analysé pendant un an,
et son homosexualité passive avait été constamment interprétée.
« En soi », c'était exact. Mais du point de vue de notre
connaissance actuelle, nous devons dire qu'une telle interprétation
était vaine. Car nous voyons ce qui empêchait le patient de saisir
d'une façon réellement affective son attitude homosexuelle :
sa circonspection caractérologique, autant que la fixation
musculaire de son énergie. Ni l'une ni l'autre n'était dissoute.
J'entrepris
d'attaquer la circonspection non pas du côté psychique, comme il
est d'usage en analyse caractérielle, mais du côté somatique. Par
exemple, je m'employai à lui montrer que bien qu'il exprimât de la
colère dans ses activités musculaires, il ne prolongeait jamais
celles-ci ; que, bien qu'il levât le poing, il ne laissait jamais le
coup tomber.
Je
lui montrai plusieurs fois qu'au moment même où son poing voulait
frapper le divan, sa colère disparaissait. Dès lors, je concentrai
mon travail sur l'inhibition qui l'empêchait d'achever l'action
musculaire. Je me guidais toujours sur la supposition que c'était sa
circonspection même qui s'exprimait dans cette inhibition. Après
plusieurs heures de travail continu sur la défense contre l'action
musculaire, il se rappela soudain l'épisode suivant de sa cinquième
année. Quand il était un petit garçon, sa famille habitait au bord
de la mer, au sommet d'une falaise abrupte. Un jour, étant occupé à
faire un feu tout au bord de la falaise, son jeu l'absorbait
tellement qu'il se trouvait en grand danger de tomber à l'eau. Sa
mère apparut à la porte de la maison, située quelques mètres plus
loin. Elle prit peur et tenta de l'éloigner. Elle savait qu'il était
très vif et cela augmentait sa frayeur. Elle l'attira vers elle avec
des paroles gentilles, en lui promettant un bonbon. Et comme il
venait à elle, elle lui donna une terrible correction. Cette
expérience avait fait sur lui une impression profonde. Mais
maintenant il comprenait qu'elle était en relation avec son
attitude de défense envers les femmes, et aussi avec la
circonspection dont il faisait preuve dans le traitement.
Néanmoins,
cela ne changea rien à l'affaire. La circonspection demeurait comme
avant. Un jour, entre deux crises, il raconta avec humour ce qui
suit. C'était un pêcheur de truites passionné. D'une manière très
impressionnante, il me décrivit le plaisir d'attraper des truites ;
il exécuta tous les mouvements du pêcheur, expliqua comment on
apercevait brusquement la truite, comment on jetait la ligne ; en
donnant cette démonstration, son visage avait pris une expression
d'extrême avidité, presque sadique. Ce qui me frappa, ce fut que,
bien qu'il eût décrit toute sa technique avec force détails, il en
omit un, et précisément le moment où la truite mord à l'appât.
Je compris la relation, mais aussi qu'il ne se rendait pas compte de
cette omission. Dans la technique analytique habituelle, on aurait
insisté sur cette relation, ou on l'aurait encouragé à la trouver
lui-même. Mais il me semble plus important de lui faire prendre
d'abord conscience de l'omission, et des motifs de celle-ci. Il
s'écoula quatre semaines avant qu'eussent lieu les faits suivants :
les crispations du corps perdirent de plus en plus leur caractère
tonique spasmodique. Le clonus aussi diminuait, et des crispations
particulières apparurent dans l'abdomen.
Celles-ci n'étaient pas nouvelles pour moi. Je les avais
relevées chez d'autres patients. Mais je ne les avais jamais
relevées dans la relation où le patient les présentait maintenant.
La
partie supérieure du corps (épaules et poitrine) partait en
saccades vers l'avant, le milieu de l'abdomen restait calme, et la
partie inférieure du corps (pelvis et hanches) partait en saccades
vers le haut.
Dans ces crises, brusquement, le patient se levait à demi, tandis
que la partie inférieure du corps se soulevait. Le tout constituait
un mouvement organique
unitaire.
A certaines heures, ces mouvements avaient lieu en permanence.
Alternant avec les saccades, des sensations de courant se
manifestaient dans tout le corps, particulièrement dans les jambes
et l'abdomen, sensations que le patient ressentait comme agréables.
L'attitude du visage et de la bouche changeait quelque peu ; au cours
d'une de ces crises, le visage avait pris sans erreur possible
l'expression d'un poisson. Avant même que je n'attirasse l'attention
du patient sur ce fait, il déclara spontanément : « Je me sens
comme un animal primitif », puis : « Je me sens un poisson ». De
quoi s'agissait-il ici ? Sans le savoir, sans avoir élaboré aucune
relation sur la voie des associations, le patient, par les mouvements
de son corps, s'était identifié à un poisson, apparemment à
un poisson capturé et qui se débattait au bout de la ligne. Dans le
langage de l'interprétation analytique, on eût dit qu'il «
abréagissait » la truite prise à l'hameçon. Cela s'exprimait
de diverses manières : la bouche était en saillie, raide et tordue.
Le corps frétillait de la tête aux pieds. Le dos était raide comme
une planche. Ce qui n'était pas tout à fait incompréhensible à ce
stade, c'était le fait qu'au cours de la crise, à un certain
moment, il étendait les bras comme pour embrasser quelqu'un. Je ne
me rappelle plus si j'attirai son attention sur la relation avec
l'histoire de la truite, ou s'il la saisit spontanément, cela
n'ayant d'ailleurs qu'une très mince importance ; de toute
façon, il eut le sentiment immédiat
de la relation et ne douta pas le moins du monde du fait qu'il
représentait à la fois la truite et le pêcheur de truites.
Naturellement,
l'épisode tout entier était en relation immédiate avec ses
déceptions filiales. En un certain sens, pendant son enfance, sa
mère l'avait négligé, maltraité et fréquemment battu. Souvent il
avait attendu d'elle quelque chose de beau et de bon, mais c'était
exactement le contraire qui se produisait. Maintenant, on pouvait
comprendre sa circonspection. Il n'avait confiance en personne ; il
ne voulait pas être pris. Cela était l'ultime fondement de son côté
superficiel, de sa peur de s'abandonner, de sa peur des
responsabilités, etc. Lorsque cette relation l'eut bien
pénétré, il connut un changement très net. Son côté superficiel
disparut, il devint sérieux. Ce côté sérieux se révéla tout à
fait subitement au cours d'une séance, où le patient me dit mot
pour mot : « Je ne comprends pas. Tout à coup tout est devenu
tellement sérieux ! » C'est dire qu'il ne s'était plus souvenu de
l'attitude affective sérieuse qu'il avait eue à une certaine
période de sa vie d'enfant ; ou plutôt, il avait réellement changé
du superficiel au sérieux. Il devenait clair que son attitude
pathologique envers les femmes, autrement dit sa peur d'entrer en
rapport avec une femme, de se donner à une femme, résultait de
cette
peur qui était devenue structurée.
Il avait un grand pouvoir de séduction sur les femmes, mais n'avait
fait encore que très peu usage de ce pouvoir de séduction.
A
partir de ce moment, il y eut une multiplication marquée et rapide
des sensations de « courant », d'abord dans l'abdomen, puis dans
les jambes et la partie supérieure du corps. Il décrivit ces
sensations non seulement comme des courants, mais comme voluptueuses,
« fondantes », surtout après que les saccades abdominales,
devenues fortes et vivaces, se furent succédé à un rythme
rapide.
Peut-être
serait-il bon de s'arrêter ici un moment en vue de dresser le
bilan de la situation où se trouvait le patient.
Les
saccades abdominales n'exprimaient rien que le fait que la tension
tonique de la paroi abdominale se relâchait. Le tout opérait comme
un réflexe. Un coup léger sur la paroi abdominale avait une saccade
pour effet immédiat. Après plusieurs saccades, la paroi abdominale
devenait douce et pouvait être facilement pressée avec les doigts ;
auparavant, elle était tendue et accusait un état de défense
abdominale,
ainsi que je le désignerai pour l'instant. On rencontre ce phénomène
chez tous les névrosés sans exception. Lorsqu'on fait expirer
profondément un patient et qu'on exerce ensuite une légère
pression sur sa paroi abdominale, à deux centimètres et demi
environ au-dessous du sternum, on sent une résistance violente à
l'intérieur de l'abdomen, ou bien le patient éprouve une douleur
analogue à celle qu'il éprouverait si l'on pinçait un de ses
testicules. Un coup d'œil sur la position des organes abdominaux et
du plexus solaire du système neuro-végétatif — ajoutée à
d'autres phénomènes dont nous discuterons plus tard — montre que
la tension
abdominale a pour fonction d'exercer une pression sur le plexus
solaire.
La même fonction est remplie par un diaphragme tendu dans sa
position de pression de haut en bas. Ce symptôme aussi est typique.
Chez
tous les névrosés, sans exception, on peut trouver une contracture
tonique du diaphragme,
qui se révèle dans le fait que les patients ne
peuvent expirer que d'une manière peu profonde et saccadée.
Dans l'expiration, le diaphragme est soulevé, et l'importance de la
pression sur les organes situés au-dessous de lui — y compris le
plexus solaire — diminue. Lorsqu'au cours du traitement nous
obtenons une diminution dans la tension du diaphragme et des muscles
abdominaux, le plexus solaire est libéré de la pression anormale à
laquelle il était soumis. Cela se vérifie par l'apparition d'une
sensation semblable à celle qu'on éprouve dans une dégringolade,
dans un ascenseur qui commence soudain à descendre, ou en tombant.
L'expérience clinique montre l'extrême importance du phénomène.
Presque tous les patients en arrivent à se souvenir que, pendant
leur enfance, ils s'exerçaient à supprimer ces sensations
abdominales qui devenaient particulièrement intenses quand ils
éprouvaient colère ou angoisse. Ils
avaient appris spontanément à réaliser cette suppression en
retenant leur souffle et en rentrant leur abdomen.
La
compréhension de ce mécanisme de pression sur le plexus solaire est
indispensable pour saisir le cours ultérieur du traitement chez
notre patient. Les événements gui suivirent s'accordèrent à cette
hypothèse et la confirmèrent, Plus le patient, sur mes injonctions,
observait et décrivait intensivement le comportement de sa
musculature dans le haut de l'abdomen et plus intenses devenaient les
saccades et la sensation de « courants » après celles-ci, et plus
s'étendaient les mouvements ondulatoires, serpentins, du corps.
Néanmoins, le pelvis demeurait raide, jusqu'à ce que je décidai de
porter à la conscience du patient la rigidité de sa musculature
pelvienne. Pendant les saccades, toute la partie inférieure du corps
se portait en avant. Cependant, le pelvis ne bougeait pas par
lui-même, c'est-à-dire qu'il participait au mouvement des hanches
et des cuisses, mais pas du tout comme une unité corporelle séparée
des hanches et des cuisses. Je demandai au patient de faire attention
à tout ce qui inhibait le mouvement du pelvis. Il lui fallut deux
semaines avant de saisir complètement l'inhibition musculaire dans
le pelvis et de la surmonter. Peu à peu, il apprit à inclure le
pelvis dans la contraction, et
une sensation de « courants » qu'il n'avait jamais connue
jusqu'alors apparut dans les organes génitaux.
Il eut des érections pendant la séance et une impulsion puissante
d'éjaculer. Les
contractions du pelvis, de la partie supérieure du corps et de
l'abdomen sont identiques à celles que l'on éprouve dans le clonus
orgastique.
A partir de ce moment, je me concentrai sur la description détaillée
que le patient donna de son comportement dans l'acte sexuel.
Cela
révéla un fait qui se manifeste non seulement chez tous les
névrosés, mais dans la vaste majorité des personnes des deux sexes
: les
mouvements dans l'acte sexuel sont forcés artificiellement, sans que
l'individu en soit conscient.
Ce qui se meut, en règle générale, ce n'est pas le pelvis
lui-même, mais l'abdomen, le pelvis et les cuisses comme une seule
unité. Cela ne correspond pas au mouvement végétatif naturel du
pelvis dans l'acte sexuel. Au contraire, il y a là une inhibition du
réflexe de l'orgasme. C'est un mouvement volontaire, en contraste
avec le mouvement involontaire qui se dessine lorsque le réflexe de
l'orgasme n'est pas troublé. Ce mouvement volontaire a pour fonction
de diminuer ou de faire disparaître complètement la sensation
orgastique de courant dans les organes génitaux.
En
outre, je trouvai que le patient tenait toujours les muscles de la
base pelvienne remontés et tendus. C'est à partir de ce cas que je
me représentai nettement la nature de la lacune que comportait ma
technique, lacune dont je n'avais été jusque-là que vaguement
conscient. En essayant d'éliminer les inhibitions de l'orgasme, il
est vrai, j'avais toujours porté attention à la contraction de la
base pelvienne. Mais, à de nombreuses reprises, j'avais senti que
par quelque côté le résultat restait partiel. J'avais négligé le
rôle joué par la tension de la base pelvienne. Maintenant, je
me rendais compte que, tandis que le diaphragme
comprimait le plexus solaire d'en haut et que la
paroi abdominale
le comprimait en avant, la
contraction de la base pelvienne servait à diminuer l'espace
abdominal en exerçant une pression d'en bas.
La signification de ces découvertes dans le développement et le
maintien des états névrotiques sera discutée plus loin.
Après
quelques semaines, la dissolution complète de la cuirasse
musculaire était chose faite. Les contractions abdominales
isolées diminuaient dans la proportion où augmentait la sensation
de courant dans les organes génitaux. Là-dessus le caractère
sérieux de la vie affective s'accrut lui aussi. Mon patient se
souvint alors d'une expérience datant de sa deuxième année.
Il
est seul avec sa mère en villégiature d'été. La nuit est claire
et étoilée. Sa mère dort et respire profondément. Il entend le
bruit rythmé du ressac sur la plage. Ce qu'il éprouve alors, c'est
le même sérieux profond, la même humeur quelque peu mélancolique
qu'il éprouve aujourd'hui. Nous pouvons dire que maintenant il se
rappelait une des situations de sa toute première enfance où il se
permettait encore de ressentir ses tendances végétatives
(orgastiques). Après la déception que lui avait causé sa mère à
l'âge de cinq ans, il avait lutté contre la pleine expérience de
ses énergies végétatives et était devenu froid et superficiel. En
un mot, il s'était construit ce caractère qu'il présentait au
début du traitement.
A
partir de cette phase du traitement, il éprouva à un degré
toujours croissant le sentiment d'un « contact particulier avec le
monde ». Il m'assura que la gravité actuelle de son sentiment était
identique à la gravité de celui qu'il avait éprouvé autrefois
envers sa mère, lors de cette nuit-là particulièrement. Il le
décrivit ainsi : « C'est comme si j'avais un contact total avec le
monde. C'est comme si toutes les impressions s'inscrivaient en
moi plus lentement, comme des vagues. C'est comme une couverture
protectrice autour d'un enfant. C'est incroyable à quel point je
sens maintenant la profondeur du monde ». Je n'avais rien à lui
expliquer, il comprenait spontanément
: le
rapprochement de la mère est identique au rapprochement de la
nature.
L'identification de la mère et de la terre, ou de l'univers, a un
sens plus profond si on la comprend du point de vue de l'harmonie
végétative entre l'individu et le monde.
Au
cours d'une des séances suivantes, le patient eut une grave crise
d'angoisse. Il se redressa avec brusquerie. Sa bouche était
douloureusement tordue, son front couvert de sueur, toute sa
musculature tendue. Il incarnait l'hallucination d'être un animal,
un singe. Sa main avait pris exactement la pose du poing crispé d'un
singe. Il émettait des sons qui paraissaient venir du plus profond
de sa poitrine, « comme hors de ses cordes vocales », expliqua-t-il
plus tard. Il avait l'impression que quelqu'un s'approchait
dangereusement de lui et le menaçait. Alors, comme dans une extase,
il s'écria : « Ne vous fâchez pas ! Je veux seulement téter. »
Puis il se calma, et dans les heures qui suivirent il repensa à la
scène. Il se rappela qu'à deux ans — âge qu'il put déterminer
grâce à une certaine disposition de l'appartement — il avait
feuilleté Tierleben,
le livre de Brehm (Note : Livre classique sur la vie des animaux),
pour la première fois. Il ne se souvenait pas d'avoir éprouvé la
même angoisse à l'époque. Néanmoins, il n'était pas douteux que
l'angoisse présente se rattachait à cette expérience ; la vue
d'un gorille lui avait causé une grande surprise et un grand
sentiment d'admiration.
Bien
que cette angoisse n'ait pas eu à ce moment-là de caractère
manifeste, elle avait cependant dominé toute sa vie. Elle n'avait
percé à la surface qu'aujourd'hui seulement. Le gorille
représentait le père, la figure menaçante qui essayait de
l'empêcher de téter. La relation à la mère s'était fixée à ce
niveau. Elle avait percé au début même du traitement sous la forme
de mouvements de succion des lèvres, mais elle n'était devenue
spontanément évidente qu'après la complète dissolution de la
cuirasse musculaire. Il n'était pas nécessaire de rechercher
pendant des années son expérience de nourrisson qui tétait. Il
était devenu réellement pendant la séance thérapeutique un bébé
tétant. Il éprouvait réellement les angoisses infantiles, et
l'expression de son visage était bien celle d'un nourrisson.
Le
reste de l'histoire peut être conté brièvement. Après qu'il eut
liquidé la déception causée par sa mère et la peur de se donner
qui en résulta, l'excitabilité génitale s'accrut rapidement.
Quelques jours plus tard, il fit la connaissance d'une jolie jeune
femme dont il devint l'ami facilement et sans conflits. Après le
deuxième ou le troisième rapport sexuel qu'ils entretinrent, il
revint, rayonnant, pour me raconter comment, à sa grande surprise,
son pelvis se mouvait « de
lui-même,
si particulièrement ». Une investigation plus serrée décela que
le patient avait encore une légère inhibition au moment de
l'éjaculation. Mais puisque le pelvis était devenu mobile, ce
reliquat pouvait être facilement éliminé. Ce que le patient avait
encore à surmonter, c'était sa tendance à se retenir au moment de
l'éjaculation, plutôt que de s'abandonner complètement aux
mouvements végétatifs. Il ne doutait pas une minute que les
contractions qu'il avait produites pendant le traitement ne fussent
rien d'autre que des
mouvements végétatifs de coït réprimés.
Néanmoins, comme il apparut, le réflexe de l'orgasme ne s'était
pas développé sans trouble. Les contractions musculaires dans
l'orgasme étaient encore saccadées. Le patient bronchait encore
fortement lorsqu'il lui fallait relaxer la nuque, prendre une
attitude d'abandon. Peu de temps après, le patient abandonna toute
résistance pour adopter une allure douce et harmonieuse des
mouvements. A partir de là, le reste de son trouble — qui,
auparavant, avait plus ou moins échappé à l'attention —
disparut. L'allure dure et saccadée des contractions musculaires
correspondait à une attitude psychique : « Un homme est dur et ne
s'abandonne pas, toute espèce de reddition est féminine. »
Après
cette réalisation, un ancien conflit infantile avec le père fut
liquidé. D'une part, le patient se sentait abrité et protégé par
son père. Il pouvait être sûr que si les choses devenaient
difficiles, une « retraite » lui était assurée à la maison
paternelle. Mais, en même temps, il entendait voler de ses
propres ailes, être indépendant de son père ; il sentait que son
besoin de protection était féminin, et il voulait s'en libérer. Un
conflit subsistait donc entre son désir d'indépendance et son
besoin passif-féminin de protection. Chacune de ces tendances était
représentée sous
la
forme
de son réflexe orgastique. La solution de ce conflit psychique
accompagna l'élimination de la forme dure et saccadée de son
réflexe orgastique, après qu'il eût été démasqué comme une
attitude de défense contre le doux mouvement d'abandon. Lorsqu'il
éprouva pour la première fois l'abandon dans le réflexe lui-même,
il eut une réaction de profonde stupeur : « Je n'aurais jamais
pensé, dit-il, qu'un homme aussi pût s'abandonner. Je croyais que
c'était là une caractéristique de la sexualité féminine. »
Ainsi sa propre féminité, dont il se défendait, s'était trouvée
liée à la forme naturelle d'abandon orgastique et troublait par
conséquent celui-ci.
Il
est intéressant de noter combien la double norme sociale de moralité
s'était reflétée et ancrée dans la structure du patient.
L'identification de l'abandon à la féminité et de la dureté
inflexible à la masculinité est partie intégrante de l'idéologie
sociale officielle. Selon cette idéologie, il est inconcevable
qu'une personne indépendante soit capable de se donner, ou qu'une
personne qui se donne soit capable d'indépendance. De même que les
femmes (à cause de cette équation) protestent contre leur féminité
et essaient d'être masculines, de même les hommes luttent contre
leur rythme sexuel naturel de peur d'apparaître féminins. La
différence entre les concepts de sexualité chez l'homme et chez la
femme tire de là sa justification apparente.
Au
cours des quelques mois qui suivirent, à chaque changement qui se
produisit chez le patient, celui-ci devenait plus solide. Il cessa de
boire à l'excès, mais il ne refusa pas de boire, de temps en temps,
quand l'occasion s'en présentait dans une réunion. Il fut capable
de situer ses relations avec son épouse sur une base rationnelle,
d'avoir aussi des relations heureuses avec une autre femme. Mais,
surtout, il choisit une nouvelle carrière et s'y engagea avec
enthousiasme.
Son
côté superficiel avait complètement disparu. Il n'était plus
disposé à entrer dans des conversations futiles au restaurant ou à
entreprendre quelque chose qui n'aurait eu quelque importance
objective. J'aimerais mettre l'accent sur le fait que je n'avais pas
rêvé un instant de l'influencer ou de le guider moralement d'aucune
manière. Ce fut pour moi une surprise de constater le
changement qui s'était opéré en lui, dans le sens de l'objectivité
et du sérieux. Il avait saisi les principes fondamentaux de
l'économie sexuelle, non pas tant à cause du traitement qu'il avait
suivi — et qui, de toute façon, avait été de courte durée —
mais à
cause de la transformation de sa structure, du sentiment qu'il
éprouvait de son propre corps, et de sa motilité végétative
récupérée.
Dans des cas aussi difficiles, il n'est pas banal de connaître le
succès aussi rapidement. Pendant les quatre années qui suivirent —
c'est-à-dire aussi longtemps que je continuai à avoir de ses
nouvelles — le patient continua de consolider ses gains, par
l'acquisition d'une égalité de caractère, d'une capacité pour le
bonheur et d'une conduite rationnelle dans les situations délicates.
Je
pratique maintenant la végétothérapie sur des étudiants et des
patients depuis environ six ans. Elle représente un grand pas dans
le traitement des névroses caractérielles. Les résultats sont
meilleurs qu'ils ne l'étaient d'ordinaire, et le temps nécessaire
pour le traitement est plus court. Un grand nombre de médecins
et d'enseignants ont déjà appris la technique de la végétothérapie
caractéro-analytique.
Wilhelm Reich
La fonction de l'orgasme (pages 242 à 256)
L'Arche éditeur
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