(Sur
l’air de l'extravagante chacone de (Michel de La Barre (clic))
Chère amie,
Mon
goût pour la musique baroque ne date pas d'hier ni même de sa mode
qui est née dans les années 80. Il date du jour même de la
sortie du film La société du spectacle, car, bien entendu,
mes amis et moi étions là, à cette toute première séance ;
— sortie du film qui nous avait excessivement étonnés tant il
nous paraissait alors impossible que les situs eussent pu trouver un
producteur ; première séance qui avait été précédée par
une descente de quelques pro-situs enragés — dont je ne faisais
pas partie — sur le boulevard Saint-Michel, vandalisant les tout
premiers magasins de fringues qui commençaient à y remplacer les
librairies.
La
musique de ce film de Debord est celle de Corrette. Debord, dans La
société du spectacle, analyse parfaitement le rôle de la
pop-culture et la ridiculise par ses détournements (à 23 mn 07 du
début : « À l’acceptation béate de ce qui existe peut
aussi se joindre comme une même chose la révolte purement
spectaculaire : ceci traduit ce simple fait que l'insatisfaction
elle-même est devenue une marchandise dès que l'abondance
économique s'est trouvée capable d'étendre sa production jusqu'au
traitement d'une telle matière première etc »). Du coup, ainsi
éclairée, la culture populaire, faussement rebelle et vraiment
mercantile, ne m’a jamais intéressé, et j’ai échappé à
tout : punk, heavy metal, new-wave, grunge, techno, transe, j’en
passe et j’en oublie ; — je n’ai jamais prêté attention
à ce secteur de la propagande et de l’industrie, ni à ses
camelots ni à sa camelote même si certains de ses produits, qui
étaient dans l’air, ont accompagné tel ou tel moment de ma vie.
Quant
au cinéma, de la sortie de La société du spectacle à celle
de In girum imus nocte et consumimur igni je vivais — si
loin de tout — et revivais si intensément ma propre vie que je ne
risquais pas d’y perdre mon temps.
De retour à Paris, j’ai assisté à la toute première projection publique de In girum — dont je ne rappellerai pas ce qu’y dit Debord du cinéma —, et, ce film une fois vu — quoique n’ayant, après l’analyse reichienne, plus beaucoup affaire avec l’analyse situationniste —, je suis parti poursuivre mes études sur la réification de la façon que les situs disaient qu’il fallait le faire : en allant continuer mes aventures aux Indes, aux Indes galantes… où Michel de La Barre (clic) m’accompagnait.
De
sorte que je n’ai jamais prêté attention, non plus, à cet autre
secteur de la propagande et de l’industrie.
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Le
retour de la colonne Durutti (1966)
Dialogues :
Michèle
Bernstein
Tous les chevaux du roi
|
Quelques
années plus tard, de retour à nouveau à Paris, j’ai partagé mon
temps entre la participation à la vraie bohème artistique de cette
ville — bohème que j’éclairais de mes œuvres plastiques et de
mes écrits — et ma campagne, dans le sud de la France.
À
l’âge de 38 ans — et pour le dire comme un autre —, à
l'anniversaire de ma naissance, fatigué de l' « esclavage
du monde », en pleine vigueur, je décidai de me retirer sur
mes terres et de me reposer dans le calme et la sécurité sur le
sein d'une vierge amoureuse, Héloïse, devenue à ce même
moment ma complice en amour et en volupté : décidé à franchir là
les jours de ma vie. Espérant que le destin nous permettrait de
pouvoir conserver cette douce retraite où nous pourrions nous
consacrer au loisir, à la liberté, à l'insouciance et à la
jouissance contemplatives — galantes ; — et à ses
illuminescences – que nous venions de découvrir, d’ « inventer
», éblouis.
Lorsque
je vis et je ressens ce qui m’a poussé à écrire le poème
Infiniment sentimental et sensoriel, je sais que ma vie devait
être ce qu'elle a été et que, par exemple, je devais rompre avec
tous ceux et toutes celles qui m’occupaient en 1992 ; sans
cette rupture, j'eusse passé mon existence dans des agitations,
théoriques ou sexualisées, ravageuses ou ravagées, et toujours
privées de la vraie intelligence du monde et de la vraie jouissance.
Je me serais perdu dans des palabres pseudo-théoriques sans fin et,
surtout, je n'eusse plus jamais connu cette « longue catalepsie de
l'amour qui fuit les débauchés et n'enchaîne que les voluptueux »
dont parlait Julien Offray de La Mettrie.
Sur
le plan théorique, je sais que cette rupture n'a rien apporté à
ceux que je fréquentais. Sur le plan amoureux, j'espère qu'elle
aura permis à celles avec lesquelles j’avais parfois connu cette
jouissance amoureuse, en étant libérées par cette rupture de leurs
fixations caractérielles sur moi, de pouvoir la retrouver — avec
d’autres.
Ce que dit et ce que tente de traduire Infiniment sentimental et sensoriel c'est cette expérience si intense qui vous fait savoir de façon absolue que l'amour n'est pas un micmac caractériel doublé d’un micmac sexuel dans lequel chacun est possédé par des fantasmes (sadiques, masochistes, voyeuristes etc.) auxquels il demande à sa « partenaire » de se plier tandis qu’il rend ce même service à cette « partenaire », elle-même tout aussi possédée par des fantasmes dont elle ignore tout aussi bien l'origine : l’amour est un abandon, de concert et harmonique, infiniment sentimental et sensoriel — physiologique, aussi — à un mouvement, extraordinairement puissant, incontrôlé, primal, archaïque et extatique, de tout l’être.
De
concert et harmonique sont essentiels : l'injouissant
contemporain est si bête et si malheureux qu’il est capable, par
exemple, de vous opposer — comme preuve de sa grande expérience de
la jouissance et de l'amour — les manifestations encore insolites
de la transe orgastique solitaire (les exploits de la branleuse ou du
branleur contemporains) — comme par exemple ceux qui étaient à la
mode, il y a quelques années, dans l'industrie pornographique
toujours à la recherche de sensationnel : les éjaculations
spectaculaires des femmes fontaine secouées au préalable
comme des pruniers.
Le
même injouissant contemporain, dans sa bêtise et dans son malheur,
vous expliquerait sans doute, de la même manière, qu'il connaît
les joies et les effusions de l'amitié en saisissant un pauvre type
par les cheveux (son « ami »), et en lui enfonçant
violemment la main dans le gosier pour le faire vomir convulsivement
et involontairement comme une bête : pouvoir produire, tout seul ou
chez sa « partenaire », un réflexe archaïque, violent et
spectaculaire, lui paraît sans doute le comble de la
béatitude.
Bien
entendu, dans le cas de l'amour charnel comme dans le cas de
l'amitié, ce sont le sentiment et l'accord des sentiments qui
importent. Dans le cas de l'amour, la béatitude découle du fait
qu'ils s'expriment, en comme-un, dans ce si puissant, si
ravageant et si archaïque réflexe extatique, qu'est le réflexe
orgastique.
Deux
amis qui se retrouvent après de longues années, après avoir cru
s'être perdus à jamais, et qui s'étreignent, ce n’est pas
exactement la même chose que deux « supporters » qui ne se
connaissent pas, qui se sautent dans les bras et qui s’étreignent
lorsque leur équipe gagne. Le sentiment n'est pas le même.
Nous sommes dans une époque qui ne connaît plus l'amitié, et qui
n'a jamais connu, ou presque, l'amour, — mais qui connaît le
tsunami des supporters.
Une
fois perdu cet accord des puissances et des délicatesses, masculines
et féminines, harmoniques, réciproques et partagées, restent les
fantasmes et les jeux sexuels — qui en comparaison sont une misère.
Les deux mouvements, quoique se jouant avec les mêmes acteurs dans
des conditions parfois similaires où le corps est mis en jeu, sont
radicalement différents.
Dans
les agitations, souvent extrêmes, de l'impuissance orgastique,
dans le rapport injouissant — qui est un rapport
spectaculaire, qui passe par le regard et la représentation, qui est
donc un spectacle, « un rapport social entre des personnes,
médiatisé par des images » (La société du spectacle ;
thèse 4), « images qui prennent leur force dans la propre détresse
infantile des individus, qui trouvent dans les rôles sociaux ou
les panoplies sociales, les formes du déjouement des manifestations
individuelles de cette détresse : panoplies sociales hier imposées
et aujourd'hui de plus en plus créées par les spectateurs eux-mêmes
sur la base de l'expérimentation débridée de cette détresse
stupide et rageuse. » (Manifeste sensualiste, page 37), dans
le rapport injouissant, donc, l'individu est enfermé dans une sorte
de cage que je définirai ainsi : au fond, et primordiales, sont les
souffrances archaïques, primales : ce sont elles qui irriguent et
enveniment les autres parois de cette cage : d'un côté,
les souffrances, traumatismes, humiliations et identifications
produites par la situation sociale de l'adulte dans le monde ; de
l'autre côté de la cage, les traumatismes, les humiliations, les
identifications etc. de la vie familiale et sociale dans l'enfance et
dans l'adolescence ; le dessus de la cage représentant, lui,
le surmoi castrateur imposé et inspiré par la figure du père,
figure du père dont on sait maintenant qu'elle ne prend sa
puissance de terreur et de contrainte que des traumatismes liés à
la période précédente, celle de la mère préœdipienne, de la
Mère archaïque, et que ce sont les terreurs vécues durant cette
période qui sont réactivées dans la crainte du père, crainte du père qui permettait aussi de transformer, grâce au surmoi, le plomb de la violence et du
désespoir, bref, les pulsions destructrices et autodestructrices, en
une forme d'or culturel, par la sublimation, — surmoi
de plus en plus affaibli et qui laisse de plus en plus la place à
l'exploitation ou à l'explosion brutales du refoulé.
C'est
à l'intérieur de cette cage que se débat le peu de moi de
l'injouissant contemporain : hors de la cage, sous les
traumatismes archaïques — qui correspondent à l'inconscient
de Freud —, restent, toujours vivantes, les pulsions d'amour et de
jouissance primales — mais il n'y a plus accès.
Les
côtés de la cage ressortissent à l'analyse : la psychanalyse n'a
affaire qu'à eux ; ce que j'ai appelé le fond de la cage, la vie
préœdipienne, les traumatismes pré-verbaux archaïques, restent
pratiquement inaccessibles à la psychanalyse et ressortissent,
eux, à ce que j'ai appelé une forme primale de l'analyse
reichienne, c'est-à-dire à une forme d'analyse autorisant les
revécus émotionnels autonomes, les revécus, physiologiques
donc, des traumatismes de cette période préœdipienne — dont le
corps garde la mémoire.
Le
côté de la cage représentant les contraintes et les traumatismes
de la vie sociale dépend peu de l'une ou l'autre forme d'analyse, et
peu de gens peuvent s'en affranchir : j'ai suivi sur ce point
l'exemple familial (et aussi celui de Debord), en ne travaillant
jamais et en vivant depuis toujours — ainsi que j'avais commencé à
le faire, enfant — sur mes terres : le besoin de retrouver
cette situation de l'enfance était tellement ancré dans mon
inconscient qu'à vingt-deux ans, ayant rompu avec ma famille deux
ans plus tôt, et découvert le mode d’emploi de Reich, je
possédais déjà, dans un endroit vraiment tout à fait coupé du
monde, une vieille ferme de six ou sept cents mètres carrés, perdue
au milieu de nulle part, au cœur d'une clairière de trois hectares
qui nous appartenaient, et que j'avais acquise pour pouvoir me livrer
en toute tranquillité à « l'étude » de cet excellent
auteur. Mon père, qui quatre ans plus tard vint me rendre visite,
crut tout d'abord que j'avais commis quelque(s) forfait(s) pour
pouvoir m'offrir cette propriété. Il n'en était rien, j'avais
seulement été très décidé — et malin pour mon âge.
Et c'est donc là que, débarrassé des contraintes sociales, et si loin de tout, j'ai pu explorer, pendant cinq ans et sans un jour de répit, avec deux jeunes étourdies dans mon genre et quelques autres, les trois autres côtés de la cage, et surtout les traumatismes de la période préœdipienne, qui infestent tout le reste.
J'ai
bien sûr, quelque part dans mes archives, mes « cahiers d'analyse »
tenus au jour le jour durant toutes ces années, et qui sont tout
sauf le « Journal d’un Libertin-Idyllique ».
Comme
traumatisme très archaïque, j'ai noté quelque part une séance
particulièrement intense dans laquelle j'ai revécu mon arrivée
dans ce monde : le revécu émotionnel et physiologique d'une main
saisissant ma nuque était le plus brutal parce que cette saisie
brisait un mouvement qui jusque-là coulait de source.
Cependant, la naissance, plus qu'un traumatisme, m'a toujours parue,
depuis cette séance d'analyse, et une jouissance et une délivrance
: il semble d'ailleurs que ce soit sur un signal du fœtus que se
produisent les contractions qui entraînent la poursuite de ses
aventures hors du monde clos qui l’a vu se développer. Je crois
que normalement nous voulons croître et nous développer, et que
donc nous voulons connaître le bonheur de naître —
pour pouvoir explorer l'ample amour le vaste monde.
Plus
tard, j'ai questionné ma mère, qui bien sûr n'avait pas été
préparée à ce genre de questions par l'éducation très catholique
que lui avait donnée notre famille — qui si elle n’avait produit
avant moi ni pape ni roi avait malgré tout éduqué et morigéné
des rois très proches du pape puisque le chanoine Jarre, un arrière
grand-oncle de ma mère, avait été le précepteur de Victor-Emmanuel II,
premier roi d'Italie —, ma mère, donc, dans l'excellente éducation
de laquelle on ne pouvait rien trouver qui la pût préparer à des
confessions sur les aventures qui avaient entouré ma naissance —
et donc sur son accouchement —, ma mère, qui cependant avait
grandi au contact des fières petites filles et jeunes filles
berbères dont elle avait appris, en même temps que le français, et
la langue et les jeux et la vigueur sexuelle — qu'elles exprimaient
si parfaitement dans les transes de leurs danses —, ma mère, riche
héritière et divorcée à trente ans de Jacques Sébastiani (qui
était, selon ce que m’en disait mon oncle, un Corse juste mais
sévère, procureur général des armées à Tunis, dont la famille originaire de La Porta avait donné un maréchal à la France), ma mère,
divorcée et donc libre d'elle-même, jeune femme du monde très
émancipée qui m’avait conçu dans une passion qu'elle avait à ce
moment-là pour un jeune ex-légionnaire, mon père, — qui m'avait
conçu hors des liens du mariage, donc, et qui n'envisageait pas du
tout de se remarier, et qui n'avait accepté de le faire que sept
jours avant ma naissance parce que, bien entendu, elle eût préféré
rester indépendante, ne cédant sur ce point que devant l’insistance
de son futur mari, qu'elle aimait, et de sa famille —, ma mère,
qui avait quand même trouvé le moyen, quatre ans plus tard, en
1958, de partir seule avec moi à Paris — après avoir salué la
famille de mon père en Normandie — pour rejoindre, à
Saint-Germain-des-Prés, où nous logions dans un petit hôtel de la
bohème de ce temps-là, les existentialistes et Simone de Beauvoir,
qu'elle devait admirer tout particulièrement, « existentialistes »
(et « situationnistes » aussi, certainement), authentiques ou
contrefaits, je ne saurais le dire et j'avoue que mon sens critique à
l'époque n'était pas ce qu'il est aujourd'hui, « existentialistes
» et « situationnistes », donc, avec lesquels je me souviens que
nous passions des nuits entières bien joyeuses et bruyantes dans les
bars du quartier bien qu'elle ne bût pas, ma mère, enfin, que
j'interrogeais un jour, me fit comprendre — quoiqu'il lui déplût
de parler de cela avec son fils — que le soir de ma naissance elle
s'était sentie un peu « bizarre », et que le temps de rejoindre la
Clinique des Glycines — pourtant juste à côté —, mon
arrivée dans le monde était déjà bien avancée.
Bien
entendu, le médecin-accoucheur — un sale type – bien qu'il m’eût
trouvé « comme taillé par le ciseau de Praxitèle », ce
que ma mère me répétait à l'occasion avec une forme de fierté –
qui avait opiniâtrement voulu ma mort en lui conseillant maintes
fois durant sa grossesse un avortement thérapeutique auquel son cœur
– qu'on lui disait fragile – lui donnait droit, lui disant que
dans le meilleur des cas il n'y aurait qu'un seul survivant, elle ou
moi, et en aucun cas les deux, ce à quoi elle avait, avec courage,
toujours opposé un refus poli, minaudier mais définitif — bien
entendu, disais-je, le médecin accoucheur voulut faire son travail —
quand ni mère ni la nature ne lui demandaient plus rien. Et c'est sa
grosse patte — évidemment incontournable — que je ressentis sur
ma nuque vingt-cinq ans plus tard.
Il manque aux nouveau-nés et aux nourrissons — et surtout à leur cerveau — une ou deux carapaces neurologiques et caractérielles qui s'élaborent un peu plus tard dans le temps pour les protéger de cette intensité émotionnelle dont Arthur Janov disait que seules des circonstances extrêmes dans la vie de l'adulte, plus tard, — comme la torture, par exemple — « permettent » de la revivre : les nouveau-nés et les nourrissons sont quant à eux toujours dans cette sensibilité extrême : on les voit qui deviennent bleus de rage, ou qui hurlent, comme des possédés, de terreur — quand les adultes s'en amusent ou s'en agacent parce que plusieurs zones de cuirassement dans leur organisation physiologique et caractérielle sont venues leur rendre ces rages et ces terreurs extrêmes pour ainsi dire étrangères et comme exotiques ; — mais ce sont ces rages et ces terreurs archaïques extrêmes, bien heureusement refoulées et oubliées, qui resurgissent et frappent à la porte de leur conscience au travers de leurs prétendues activités sexuelles où il faut les battre, les défoncer, les enchaîner, les violer, les soumettre, les pousser dans des transes où ils espèrent perdre pied, et qui ne sont que le rappel que leur fait la détresse de cette période de leur vie où ils étaient comme des objets, à la merci, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qui devaient prendre soin d’eux.
Il manque aux nouveau-nés et aux nourrissons — et surtout à leur cerveau — une ou deux carapaces neurologiques et caractérielles qui s'élaborent un peu plus tard dans le temps pour les protéger de cette intensité émotionnelle dont Arthur Janov disait que seules des circonstances extrêmes dans la vie de l'adulte, plus tard, — comme la torture, par exemple — « permettent » de la revivre : les nouveau-nés et les nourrissons sont quant à eux toujours dans cette sensibilité extrême : on les voit qui deviennent bleus de rage, ou qui hurlent, comme des possédés, de terreur — quand les adultes s'en amusent ou s'en agacent parce que plusieurs zones de cuirassement dans leur organisation physiologique et caractérielle sont venues leur rendre ces rages et ces terreurs extrêmes pour ainsi dire étrangères et comme exotiques ; — mais ce sont ces rages et ces terreurs archaïques extrêmes, bien heureusement refoulées et oubliées, qui resurgissent et frappent à la porte de leur conscience au travers de leurs prétendues activités sexuelles où il faut les battre, les défoncer, les enchaîner, les violer, les soumettre, les pousser dans des transes où ils espèrent perdre pied, et qui ne sont que le rappel que leur fait la détresse de cette période de leur vie où ils étaient comme des objets, à la merci, pour le meilleur et pour le pire, de ceux qui devaient prendre soin d’eux.
C'est
de cette zone de leur histoire et de leur mémoire, lorsqu'ils
étaient encore en quelque sorte entièrement ouverts au monde et en
subissaient tout aussi totalement et les agressions et les caresses,
c'est de cette zone que sourd toute la violence du monde, — bien
entendu enrichie et envenimée par tout le reste de la vie, car à
eux seuls ces traumatismes archaïques ne suffiraient pas à faire
une névrose, et se « cicatrisent » d'eux-mêmes lorsque
la suite de l'existence le permet, ce qui est malheureusement assez
peu souvent le cas —, mais c’est de cette zone que sourdent aussi
toute les extases et toutes les poésies, de sorte que des jeunes
gens gagneraient à compléter les enseignements de l'analyse telle
que Reich la comprenait lorsqu'il était encore psychanalyste,
c'est-à-dire durant les années vingt du siècle dernier, et à
explorer ces couches profondes de la mémoire parce que s'y trouvent
aussi enfouie la mine de l'or du Temps — pour le dire comme Breton.
Comme
exemple de résurgence — dans la misère sexualisée et
spectaculaire contemporaine — de séquences de violence
prototypiques et archaïques, j’ai déjà parlé de cette pratique
de l'éjaculation faciale où le pénis devient symboliquement, dans
l'esprit de l'homme, le sein de la mère archaïque, et où l'homme,
possédé par cette transe transférentielle, devient lui-même cette
mère archaïque toute-puissante, et peut à son tour forcer, gaver,
violer oralement, — comme il le fut lui-même, nourrisson, par une
mère ou une nourrice simplement énervée et impatiente – ou
franchement animée de pulsions destructrices.
Pour
s'en convaincre, on pourra constater que dans la pornographie
américaine les filles — qui sont censées avaler — se font
souvent tapoter la tête et gratifier d'un « Good girl ! »
lorsque la séquence de transe transférentielle est terminée — ce
qui ne trompe pas un vieux singe.
En
suivant cet exemple, et avec un peu d'intelligence, on pourra
facilement trouver soi-même des correspondances évidentes entre
cette période de la vie, où les nourrissons sont comme des ballots
de chair à la merci de ceux qui ont soin d’eux, et les différentes
pratiques sexualisées spectaculaires (B.D.S.M. et autres).
Les
filles elles-mêmes, qui devaient attendre d'être mère pour pouvoir
à leur tour se défouler, sur leurs enfants, des violences subies —
contrairement aux hommes qui jusque-là avaient le privilège de
pouvoir, dès l'adolescence, se servir de leurs « petites amies »
comme exutoire de leurs séquences traumatiques prototypiques
sexualisées —, les filles, donc, aujourd'hui, n’ont plus besoin
d'attendre de disposer d'un nourrisson et de leurs seins, et peuvent
s'équiper de seins symboliques de Mère archaïque toute-puissante,
sous la forme de godemichés longs comme le bras qu'elles enfoncent
dans tous les orifices, des filles ou des garçons, qui passent à
leur portée.
Du
coup, les rôles de cette grande moquerie pseudo-sexuelle (la mère
archaïque, le père fouettard — et leurs avatars —, d'un côté,
et, de l'autre, l'objet à la merci) sont interchangeables. La
soi-disant révolution sexuelle des années 60/70, continuée
aujourd'hui, c'est cela.
Nietzsche
dirait qu'il n'y a pas de raison de s'inquiéter de ce que fait dans
ce domaine ce qu'il appelait la plèbe d'en haut et la plèbe d'en
bas. Je ne peux pas dire que j'ai été élevé et que j'ai grandi
dans un milieu égalitaire — même si mon oncle, un gaulliste à
l'origine, s'était évadé deux fois, après qu'il avait eu été
fait et refait prisonnier par les Allemands, en 1940, et
avait rejoint Alger pour y continuer la guerre, sous les ordres de Jean de
Lattre de Tassigny, en Italie et jusqu'en Allemagne : je dois
reconnaître — et je m'en rends d'autant plus compte qu'il m'arrive
aujourd'hui de lire des femmes et des hommes qui se consacrent à la
littérature et qui sont souvent issus d'un milieu modeste, chez
lesquels je perçois une tension presque maniaque dans l'écriture qui
tranche d’avec la (trop grande) désinvolture d'enfant gâté que je me connais
—, je dois reconnaître, donc, que j'ai été élevé comme un
Sudiste — dans le plus mauvais sens du terme.
Dans
le cours de ma vie, j'ai rencontré des gens qui auraient dû se
sentir très étrangers à ce que j'étais, et qui, au contraire, me
reconnaissaient comme un des leurs et recherchaient ma compagnie,
tandis que moi-même — qui aurais dû les repousser — je prenais
plaisir à la leur. Certaines de mes amies en Inde étaient des
petites-filles de maharadjahs mariées à de très riches hommes
d'affaires. En tant qu'hindous, ces gens avaient un sens très strict
des castes.
Un
couple de ces amis, auxquels je pense, nous recevait, Héloïse et
moi, à Bombay, au 19e étage de leur immeuble, qui portait leur nom,
situé dans une rue nommée de même. Ils avaient transformé
l'immense terrasse que faisait le toit de cet immeuble en une jungle
luxuriante où se nichaient des salons, aux meubles anciens et
précieux, ouverts, dans la touffeur des nuits indiennes, sur la Voie
lactée : un privilège rare pour ceux qui connaissent Bombay.
Lui
avait quarante-cinq ans. Il me disait sur un ton entendu en désignant
son majordome qui devait être de dix ans son aîné : « Cet homme
est mon serviteur depuis que j'ai seize ans ; il lui arrive de se
croire mon égal ; je lui laisse boire les fonds de bouteilles après
les réceptions que je donne ». Qu'aurait-il pensé s'il avait su
que je me préoccupais du sort, et de la qualité
des relations sentimentales, des hommes de cette caste des
serviteurs ? Sans doute m’aurait-il pris pour un fou.
Que
l'on se préoccupât de sensibiliser des aristocrates, de riches
oisifs, des poètes, des artistes etc. à l'art d'aimer lui
paraissait compréhensible : que l'on étendît ces
préoccupations à ceux dont le karma (le destin et aussi la
punition) était de souffrir dans des rôles subalternes de
l'organisation sociale avant de revenir, dans une nouvelle vie,
éventuellement dans une caste supérieure, méritée par un
comportement adéquat dans la précédente —, que l'on se préoccupât des souffrances de ceux qui devaient, dans le
cycle karmique, souffrir, eût déconsidéré à ses yeux celui qui
aurait commis une telle folie.
Il
y a des hommes. Sont-ils vraiment ?
Il
y a des femmes et des hommes qui refusent de se fondre dans le monde
de l’injouissance pour se déployer dans la jouissance du monde et
du Temps, qui ne se mêlent pas à l’extase des foules pour pouvoir
mieux se mêler dans la houle de l’extase, qui pensent que, dans la
société de l’injouissance, l’injouissant n’existe
probablement pas — pas individuellement —, mais qu’il est
seulement un atome dans une masse mouvante ; qu’il n’est
pas, mais qu’il change, incessamment, sous l’effet du groupe,
comme l’étourneau dans sa nuée, ou la morue ou le maquereau dans
leur banc ; qui pensent que les réseaux sociaux sont
l’extension attendue de ce besoin de faire masse ; et que la
pornographie — comme l’allusion constante aux bonobos —
vient, aussi, de ce même besoin et de cette joie de singer.
La
réflexion — philosophique, analytique —, dans ces conditions,
suffit-elle à faire d’un atome un aventurier et un héros philosophique — poétique ? La question reste ouverte.
Une
chose reste certaine : « Toute splendeur, toutes
jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un
benêt […] », ainsi que l'a justement noté Schopenhauer
Le 22 août 2016
R.C. Vaudey
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