Très chère amie,
S'il
n'y a pas d'être il y a un devenir, et, pour le dire comme
Nietzsche : le devenir traîne à sa suite l'avoir été.
...
L'avant-garde
sensualiste apparaît au moment où se pose la question de
l'obsolescence de « l'homme machinal », une question qu'avait déjà
soulevée Marx dans ses Grundrisse, en 1857.
Alors
que depuis près de 10 000 ans la plupart des hommes ne se sont
définis et n'ont trouvé un sens à leur vie que par leur place dans
la division du travail, que par la fonction, finalement machinale,
qu'ils y occupaient, le productivisme économiste, basé sur
l'extraction de la plus-value du travail humain, met depuis plus de
deux siècles tout en œuvre pour réduire celui-ci à sa plus simple
expression, développant les outils, la robotisation, l'intelligence
artificielle etc. qui annoncent déjà la fin de « l'homme machinal
».
C'est
de cela dont traite le Manifeste sensualiste — entre autres choses.
Que faire de ce dépassement de l’« homme-machinal » ?
Après
avoir perdu contre des machines aux échecs, au jeu de go, les
chirurgiens, même les plus pointus, surtout les plus pointus, se
voient battus à plate couture par d'autres robots ; des
applications, disponibles sur de simples téléphones portables,
mettent à mal, par leur mémoire phénoménale et leur vitesse de
traitement de tout l'historique de la jurisprudence, les meilleurs
avocats, en permettant, par exemple, de ne pas payer des
contraventions ; les traders sont remplacés par des robots
boursicoteurs... Et le reste à l'avenant.
De
sorte que la réalisation du programme qu'énonçait Marx dans les
manuscrits de 1844 « La
philosophie ne peut être dépassée
sans l'élimination du prolétariat ; le prolétariat ne peut être
éliminé sans le dépassement de la philosophie » se trouve posée à
l'orée du siècle prochain.
Évidemment
l'homme machinal a encore de beaux restes — si l'on peut dire.
Massivement, il nous promène sa carcasse souffreteuse et ses
maladies émotionnelles.
Ou
bien c'est un enfant en détresse auquel la complétude amoureuse et
génitale — pour laquelle sa vie n'est vraiment pas faite — est
toujours refusée, et dont la vie amoureuse et sentimentale est
simplement tourmentée par ces pulsions secondaires, prégénitales,
que provoque cette inhibition de la génitalité, pulsions
prégénitales surinvesties d'énergie par cette inhibition, qui
provoque, ainsi que l'écrivait Reich, dans certaines conditions bien
déterminées, leur réapparition comme perversions (et cet enfant
mauvais se croit très libre et très avant-gardiste parce que, au
moins en Occident, il a les loisirs qui lui permettent de s'user et
de s'abîmer toujours davantage à s'y abandonner en les exposant) ;
ou bien c'est une de ces figures de la névrose obsessionnelle
compulsive travaillée, comme la précédente, par l'analité, les
pulsions sadiques mais, également, par l'obsession de la pureté (et
c'est là que le bât blesse), figures de la névrose obsessionnelle
compulsive qui peuplent encore en grand nombre le monde, et
particulièrement le tiers-monde.
D’une
façon ou d’une autre, l’homme-machinal est malade.
Ces
figures malheureuses de l'humain, l'une et l'autre tout à fait
impuissantes de la jouissance et de la complétude, ne disparaîtront
qu’avec l'existence qui les porte puisque, on le sait :
l'existence détermine la conscience — et l'inconscience aussi. Qui
lui rendent bien.
La
pensée critique, qui se qualifiait de gauche, lorsqu'elle était
intelligente a toujours su que ce qui pouvait arriver de mieux à
ceux la portaient c'était de disparaître. C'est ce que disait Marx
dans la phrase que j'ai citée. Et Reich, encore lui, du temps où il
était encore psychanalyste et révolutionnaire, ne prétendait pas
faire la révolution avec des femmes hystériques et des hommes
alcooliques : il se contentait d'essayer de les libérer (dans ses
dispensaires de psychanalyse à l'usage du prolétariat) des
traumatismes de leur passé — traumatismes qui les avaient enfermés
dans leur misère caractérielle —,
tout en travaillant à bouleverser politiquement les situations
(sociales, culturelles, familiales etc.) qui les avait provoqués. (Cf. ses Premiers écrits)
Aujourd'hui,
c'est-à-dire depuis près de 60 ans, ceux qui se qualifient de
gauche et de révolutionnaires (en politique, en art etc. )
prétendent faire l'inverse : changer le monde avec la bande de
pervers et de cagneux émotionnels que ce monde a produite. Mais
l’art « révolutionnaire et d'avant-garde » a fini par
fatiguer même Fabienne Pascaud de Télérama qui trouve, elle aussi,
que l'enfermement des femmes dans l'hystérie a assez duré.
L'art
« révolutionnaire et d'avant-garde », fait par des
pervers (au sens analytique) et des cagneux émotionnels qui se
lâchent, a fini par fatiguer tout le monde. Pour ma part, la
cantatrice ne m'intéresse que dans l'expression du sommet de son
art. Ivre, débauchée, traînant dans la fange sa misère infantile
sous la forme de fantasmes dont elle ignore ce qui a bien pu les lui
donner, elle ne m'intéresse pas du tout. Ce que font les
concertistes après le concert, dans le divertissement ou dans
l'amour, est malheureusement, le plus souvent — sauf amour et
jouisseurs et jouisseuses sublimes —, très en dessous de ce que
leur a fait faire Bach, Mozart, Monteverdi, Chopin etc. pendant le
concert.
C'est
ce qu'avaient compris Nietzsche et aussi l'art religieux chrétien,
et particulièrement catholique, expression de la joie et non de la
soumission (on attend encore, pour comparer, la musique sacrée
mahométaniste…), art chrétien qui pendant des siècles a su
prendre des ivrognes illettrés, des brutes, bas du front pour la
plupart, pour en faire des musiciens, des luthiers, des tailleurs de
pierre, des choristes, et leur permettre de toucher, de créer le
sublime. Un
sublime affirmatif.
Dans
ce sens, la pensée sensualiste s’inscrit dans cette histoire :
c’est une pensée, une poésie, un art de la Joie.
Évidemment,
lié à des structures caractérielles infantiles, le christianisme,
ce platonisme à l’usage du peuple, ne pouvait admettre ni la
pleine jouissance ni la pleine extase qui la suit. C’est cet aspect
puéril mais adapté à des femmes réduites à des rôles de ventres
possédés par les hommes — et honteuses de leur sous-humanité, de
leur sexe etc. —, et à des hommes souffrant d’impuissance
orgastique et poétique, castrés, possédés et tyrannisés par
leurs fonctions et aussi par toutes les femmes de leur vie (mères,
sœurs, épouses, maîtresses etc.), c’est cet aspect puéril de
l’injouissance de l’homme religieux — qui est fondamentalement
non-mystique, jamais uni au monde, toujours pleurnichant,
tremblotant, gémissant, quémandant — que balaie l’amour
contemplatif — galant, le libertinage idyllique, cette troisième
forme du libertinage en Europe.
...
L' « homme machinal », fondamentalement, sa détresse
infantile fait de lui un homme grégaire et religieux.
L'homme
machinal a 10 000 ans : il n’en aura jamais 15 000.
L'homme
à venir sera mystique et sensualiste (contemplatif — galant) — ou ne sera pas.
L'homme
mystique est très supérieur à l'homme religieux. C'est un
jouisseur. Il jouit du Temps. Sans intermédiaire. Dans le silence et
la solitude. Et loin des foules On peut lire Bashō pour s'en
convaincre.
Dépasser
la guerre des sexes, c'est-à-dire le coït masturbatoire à visée
strictement reproductice, ou manipulatrice de gros connards — pour
ces dames —, ou revanchard, défouloir, vide-couilles et
vide-ordures etc. — pour ces messieurs —, pour arriver à la
jouissance du Temps de l'Homme mystique au travers du tsunami de
l'extase harmonique génitale, comprise comme manifestation à
proprement parler ravissante de l'accord des puissances et des
délicatesses masculines et féminines, réciproques et partagées,
est ce qui nous convenait et revenait d'accomplir ; en quelque sorte
: peindre, en autoportrait, le visage de l'Homme à venir : contemplatif — galant.
Que
veulent les autres du monde ?
Les
derniers hippies que je connaissais se sont transformés en
entrepreneurs de « rave parties » géantes, dont le
festival Burning Man est en quelque sorte le prototype : mais
l'individu gavé de psychotropes en tous genres, et en transe plus ou
moins tribale, n'est pas l'individu à venir, c’est l’individu
déjà là : c'est seulement le malheureux salarié ou aspirant
salarié, ou étudiant-pour-être-salarié qui se lâche le temps
d'un été, ou d'un séjour à Ibiza ou ailleurs. (Et certainement s'il aime
cela et qu'il en a la possibilité, il aurait tort de s'en
priver). On utilise ses frustrations pour le gaver de psychotropes —
qu'il recherche fébrilement — ; et l'argent, qualifié de sale,
que ce trafic produit, est réinvesti dans la création de nouvelles stations balnéaires
et de nouveaux clubs de transe qui permettront d'écouler toujours davantage
de kétamine, de pervitine, d'héroïne, de cocaïne etc.
On
peut penser que ces masses-là, et leur clergé mafieux, ne valent pas mieux que les masses de
bigots (lorsqu'elles sont pacifiques) qui, de l’Inde au Groenland,
se rassemblent en troupeau plus ou moins bêlant leur soumission —
elles aussi en transe. Et encore : stupéfiant pour stupéfiant,
je préfère Monteverdi ou Mozart à je ne sais quel D.J. à
platines.
La vérité c’est que c’est libre de tout psychotrope que l’homme jouit vraiment : de l’amour, de la sensation, de la beauté…
La vérité c’est que c’est libre de tout psychotrope que l’homme jouit vraiment : de l’amour, de la sensation, de la beauté…
L’ouverture psychédélique de la conscience par les drogues est une pure foutaise — je suis bien placé pour en parler… —, qui ne prend que sur des êtres profondément privés de sensations esthétiques intenses, qui vivent dans un environnement sensuellement aseptisé, et qui se croient riches parce qu’ils peuvent entendre et voir (mais pas ressentir physiquement et être immergés dans…) tout ce qu’ils veulent. Il y avait à Avignon un chœur de quarante choristes suédois ; il faut les avoir entendus pour comprendre pourquoi le dernier des Vénitiens dans n’importe quelle église de sa ville, il y a deux siècles, vivait, ressentait des émotions esthétiques dont la plupart des possesseurs de lecteurs mp3 et d’écran plat d’aujourd’hui n’ont aucune idée. Et pour comprendre, vraiment, la plaisanterie qui dit : Bach a beaucoup fait pour Dieu.
Un
casque de réalité virtuelle, et le mp3, voilà, après la transe
sous stupéfiants, l’autre rêve de l’injouissant contemporain.
Pour notre part, Héloïse et moi, nous
avons montré dans le Manifeste, et ailleurs aussi, ce que l’on
pouvait souhaiter pour l’Homme. Et personne ne l’avait formulé
ainsi avant nous. Ce pourquoi on pourrait se battre — aussi.
Car ce que d'autres encore veulent, c'est la guerre.
Un
grand quotidien s'est souvenu de cette notion de guerre civile que
j'évoquais, en passant, récemment dans un poème. Moi-même, je ne
l’ai évoquée dans mon Journal que parce que j'y rends compte,
sans aucune censure, de mes sensations : certains recherchent cette
forme de la guerre, pour des raisons diamétralement opposées mais
qui se recoupent. Pour l’avoir connue dans un ancien département
français, du temps de l'Empire, je ne crois pas que la connaître à
nouveau m'apporterait grand-chose sur le plan théorique ou
émotionnel. Mais je n'ignore pas les remous qui attendent le monde.
J'ai parlé de cela en 2002 dans un livre qui n'a pas été publié.
Joseph
Raguin, de la critique duquel j'avais pris prétexte pour écrire un
chapitre où il en est question, nous a quittés depuis longtemps
déjà. Avec une pensée pour ceux auxquels il est cher, je mets ce
texte en ligne qui t’éclairera peut-être un peu notre philosophie
à la longue vue...