Arété m'a fait remarqué que j'avais changé le nom commercial de la métemphétamine, de pervitine en pervertine. Je lui ai dit que c'était pour faire un mot, en pensant à la moraline de notre ami Nietzsche.
Nietzsche
en a aussitôt profité pour me remercier de l'avoir cité avec tant
d'à-propos alors que j'évoquais les convulsions historiques que
j'avais traversées, et qui, loin de m'avoir abattu, m'avaient fait
si affirmatif — il aimait les passions affirmatives : l'orgueil,
la joie, la santé, l'amour sexuel, l'hostilité et la guerre, le
respect, les beaux gestes, les belles manières, la volonté forte,
la haute discipline intellectuelle, la volonté de puissance, la
reconnaissance envers la terre et la vie, tout ce qui est riche et
veut donner, tout ce qui fait des dons à la vie, la dore, l'éternise
et la divinise, toute la puissance des vertus qui transfigurent, tout
ce qui approuve, affirme, dit oui en paroles et en actes. — Et
il l'avait écrit. Et, sur ce point, nous étions d'accord.
Tout
de même, il avait du mal à comprendre que j'eusse pu trouver cette
affirmation suprême de l'Homme par Homme — ce qu'il avait appelé «
le nouveau sentiment de la puissance — l'état mystique » —,
dans ce que je décrivais comme « l'accord des grâces corporelles
et sentimentales dans la jouissance harmonique des puissances
et des délicatesses charnelles partagées », cette manifestation
particulière de la jouissance amoureuse et de l'extase
post-orgastique, propre à ce que je définissais comme la
troisième forme du libertinage en Europe : le libertinage
idyllique, c'est-à-dire devenu contemplatif — galant.
Cela
dépassait quelque peu son entendement, mais il m'accordait que sa
connaissance des dames était très incomplète et se limitait à
l'Européenne du dix-neuvième siècle : les transes et les danses —
qui remontaient à la Préhistoire matriarcale — au travers
desquelles s'affirmait la puissance du Féminin, il ne les avait pas
connues, faute d'avoir traversé la Méditerranée, et moins encore
avaient-elles bercé son enfance. Quant à la puissance érotique et
poétique des sauvagesses des îles Trobriand…
Sur
ce point, le fait d'être fils de pasteur, né en Prusse, ne m'a
pas aidé, disait-il.
Certes,
il avait connu la victoire historique du patriarcat sur le matriarcat,
puisque la Bible en fait état, — mais il l'avait négligée.
L'adoration
du Veau d'or, ces transes païennes, dont l'Ancien Testament parle,
étaient bien sûr les reliquats des cultes de la Déesse, remontant
à l'époque où les hommes et les femmes, ignorant l'élevage, et
donc aussi le rôle du mâle dans la fécondation, adoraient la Femme
: sa vulve — représentée, par exemple dans le sous-continent
indien, sous la forme du yoni — ; son sang menstruel — nécessaire
à la fécondation des jardins, dont l'administration était bien
souvent réservée aux femmes, chez les peuples premiers — ; son
ventre, enfin, porteur miraculeux de la vie, c'est-à-dire, pour le
petit groupe de nomades ou de chasseurs-cueilleurs, porteur de la
manifestation magnifique de l'éternel retour du vivant — et de
leur survie, accessoirement —, ventre qui pouvait danser, en
extase, sa toute-puissance et sa volupté dispensatrice de nouvelles
énergies et de nouvelle Beauté ; toutes choses — vulve, sang
menstruel, ventre féminin dansant en toute-puissance et en toute
liberté — devenues honteuses (ou vicieuses ou diaboliques…)
avec la domination du Patriarcat — malheur aux vaincues… —,
Patriarcat devenu rapidement esclavagiste et, non moins rapidement,
marchand.
Certes,
il avait écrit : « Le christianisme n'a pas tué Éros ; —
mais il l'a rendu vicieux », mais il m'avouait bien sincèrement
n'avoir jamais pensé à une subsumation possible de cette opposition
entre patriarcat et matriarcat.
Pour
penser un tel dépassement, il faut, me disait-il, le vivre et
l'explorer ; rien dans son histoire personnelle n'avait pu l'y mener.
Il
comprenait bien qu'à mes yeux les guerres actuelles n'étaient que
les guerres que se menaient les différentes factions de ce
patriarcat esclavagiste — dans tous les cas —, ultra-religieux ou
ultra-marchand, idolâtre concentré ou idolâtre diffus —
ainsi que j'avais défini ses factions rivales qui se combattaient en
ce moment —, et que ces guerres ne représentaient à mes yeux que
des moments d'une disparition nécessaire — ; et il se rappelait
que j'avais écrit, sobrement, mais de façon définitive, à la page
quatre-vingt-quatorze de mon Manifeste :
« Tout doit
disparaître ».
« Souhaitons
seulement, ajoutait-t-il, que cette fin, à vos yeux, souhaitable bien
qu'ekpyrotique
de l'Histoire — puisque l'Histoire est pour vous l'ère
de l'Injouissance,
l'ère de la séparation d'avec soi-même, l'autre et le monde — ne
soit pas la fin de tout. »
Tout
de même, et pour redevenir un peu plus léger dans ce moment, si
chargé de violence magmatique, de cette fameuse « Histoire » de
l'injouissant — qui ne m'intéressait guère —, il voulait savoir
si je ne regrettais pas la Normandie, qui lui avait parue, à
l'écoute de mon récit, très christianisée.
«
Quand on pense que ce sont les Vikings qui l'ont conquise ! N'est-ce
pas là, ajoutait-il, un exemple parfait de ce que je décrivais : la
transformation de la belle brute blonde en moine tremblant, sous le
poids de ses "péchés", dans sa cellule ! »
«
Mon cher, lui dis-je, rassurez-vous, le clergé, tant séculier que
régulier, en Normandie, enfin à l'époque où je l'ai connu, se
portait bien. C'étaient plus des hommes replets, bien nourris — comme
nous l'étions nous-mêmes — d'un bon beurre onctueux et délicieux,
et de bonne crème bien grasse, tout aussi délicieuse, et qui
faisaient plutôt la chattemite pour nous chanter la gloire
chrétienne, que des ascètes décharnés, dévorés par le vice et
la méchanceté. D'ailleurs, ajoutai-je, la Normandie produit
toujours de ces abbés potelés, et le plus fort, tenez-vous bien,
c'est qu'ils sont maintenant nietzschéens… »
Nietzsche
en resta tétanisé, là, sur sa chaise, au Lineadombra, avec
Billie Holiday, assise, à côté, qui se gondolait à le voir ainsi
estomaqué.
«
Mais quelle est cette étrange secte, dont vous me parlez maintenant ! »,
me demanda-t-il, tout ébahi.
«
Les nietzschéensdegôche. », répondis-je. « Tandis que je
surfais hier, tout à fait au hasard, je suis tombé sur la fin d'un
documentaire consacré au Père fondateur de leur Église : Père
Michel. »
«
Quelle horreur ! » s'exclama Nietzsche. « Quels sont leurs rites !
»
«
Ils pratiquent la messe, où les Abbés et les Abbesses font — à
partir de leurs fiches de lecture — des sermons, où vous êtes
souvent cité.
Le
public est composé indifféremment de retraité(e)s, de bourgeois et
de bourgeoises, et de misèreux… Bref, dis-je, le public habituel
d'une messe normande.
L'assemblée
des fidèles, bien religieusement, admire les prêtres et les
prêtresses qui officient sur une estrade.
Dans la messe que j'ai vue, le Prêtre de la Grande Cuisine, tout
semblable aux bons frères que j'ai connus, rougeaud et sanguin,
préparait, sous les commentaires extasiés des autres officiants,
des écrevisses à la Colette. À un moment, comme dans toute
messe qui se respecte, venait la communion : les fidèles
s'approchaient de la scène, où une charmante Prêtresse de la
Littérature distribuait à chacun, en guise d'hostie, un peu de
la Grande Cuisine du Chef. Les autres officiants chantant
toujours les louanges du divin Maître Queux. Et de
l'Hédonisme et de la Grande Cuisine. Tout ça pouvant
être compris comme un rituel digne d'un « Phalanstère
Hédoniste ». Si j'ai bien suivi… »
Nietzsche
était à la limite de l'attaque d'apoplexie. « Mais qui sont ces
gens ? », s'étrangla-t-il.
«
Ils appartiennent au petit milieu cathodique, dont l'influence a
depuis longtemps dépassé celle du milieu catholique. Appelés aussi
médiatiques, c'est une petite troupe de Pères, manants du
Spectacle, qui se répand sur les ondes, dégouline sur les écrans,
remplit les étals de ses mauvais livres insignifiants, et va de
ville en ville pour y faire de l'animation culturelle, — et y
festoyer par la même occasion.
Tout
le monde y trouve son compte — comme dans toutes les foires :
ceux qui les organisent comme ceux qui y participent. Peu importe ce
qu'ils prêchent : l'hédonisme, le spiritisme surréaliste, le
pessimisme schopenhauérien — comme la Mère Michèle —, ou que
sais-je encore. Parfois l'abbé Michel, sur un plateau, tance
l'évêque Philippe — un évêque plutôt patelin – mais un faux-patelin
de Saint-Germain —, qu'il trouve confusionniste. Et puis ils
recommencent, ailleurs, le même numéro.
Cela
ne va jamais plus loin. On n'organise plus de duels, mais des combats
d'estrade auxquels la salle parfois participe, et, à la fin, tout le
monde se goinfre et s'enivre, mais seulement des meilleurs vins et
des mets les plus fins.
On
remet aussi des prix après avoir fait signer, et vendu, des livres.
Rien de bien méchant. Rien de très enivrant, non plus. Mais on devient alcoolique. Les
oppositions théoriques n'en sont pas — tout le monde fait partie
du même syndicat. Le syndicat du Vivre-Ensemble… »
«
Le premier qui prononce encore ce mot, je le fous à l'eau ! » a
éructé Nietzsche !
Arété
a dit : « Phalanstère hédoniste pour Phalanstère
hédoniste, je préfère celui de Quelques messieurs trop
tranquilles à ceux que forment les dames
patronnesses, les curés et leurs gueux, que vous évoquez ! »
J'ai
failli dire à Arété qu'elle n'était pas politiquement correcte,
mais sa beauté — à la Sophia Loren — m'a désarmé.
Billie,
qui n'avait pas faibli sur le bourbon, a dit : « Moi aussi, je
préfére cette bande de beaux et belles hippies, aux saltimbanques
cramoisis et bouffis d'aujourd'hui ! Et au moins, ils étaient menés
par Jésus — qui était américain —, et pas par un gros curé
normand bien-pensant… »
Aristippe
— qui n'avait rien contre la ripaille, et qui s'était lui aussi
engraissé aux dépens des tyrans – tout en moralisant, hédonistement, des manants — a
surenchéri : « Avec les nouveaux arrivés — il pensait aux
enturbannés qui défouraillent pour un rien… une caricature —, la
donne a changé : les idées sont redevenues dangereuses… Il y aura
toujours des cons pour gâcher les foires mais moins — qu'il soient
moralisants ou démoralisants — pour les animer… Bien sûr, vous
— il s'adressait à moi —, ça ne vous étonne pas, vous êtes né
avec ça, la guerre civile… »
Héloïse
s'était penchée sur Nietzsche qui sanglotait presque de rage :
entre les antisémites allemands que l'on sait et les hédonistes
de foire — qui tous se réclamaient de ce qu'il avait écrit —
il regrettait d'avoir publié.
Pour
ma part, en pensant à la guerre, je me suis resservi un verre…
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